Rincerla rhubarbe et détaillez-la en morceaux de 2 à 3 cm (1 po). Mettez-la dans un faitout inoxydable à fond épais avec la menthe et l'eau. Faîtes cuire à feu modéré pendant 35 à 45 minutes pour que la rhubarbe se défasse. Elle paraîtra très liquide. Laissez refroidir avant de la mettre dans le sac à gelée mouillé. 2.
Bonjour,J'ai goûté, à l'occasion d'un salon gastronomique, de la confiture de le prix... 6 euros le pot..., je n'en ai pas acheté, me disant que je trouverais bien la recette sur le forum ! Et puis surtout, avec quoi je peux la servir cette confiture ?Merci de votre aideHortense Votre navigateur ne peut pas afficher ce tag vidéo. En réponse à Anonyme Bonjour,J'ai goûté, à l'occasion d'un salon gastronomique, de la confiture de le prix... 6 euros le pot..., je n'en ai pas acheté, me disant que je trouverais bien la recette sur le forum ! Et puis surtout, avec quoi je peux la servir cette confiture ?Merci de votre aideHortensebonjour,avec de la charcuterie ,des viandes froides, foie gras.. et aussi le fromage et des fruits en dessert....je n'en ai jamais fait mais j'aime bien en acheter pour des repas..julie J'aime En réponse à Anonyme Bonjour,J'ai goûté, à l'occasion d'un salon gastronomique, de la confiture de le prix... 6 euros le pot..., je n'en ai pas acheté, me disant que je trouverais bien la recette sur le forum ! Et puis surtout, avec quoi je peux la servir cette confiture ?Merci de votre aideHortense J'aime En réponse à Anonyme Bonjour,J'ai goûté, à l'occasion d'un salon gastronomique, de la confiture de le prix... 6 euros le pot..., je n'en ai pas acheté, me disant que je trouverais bien la recette sur le forum ! Et puis surtout, avec quoi je peux la servir cette confiture ?Merci de votre aideHortenseBonjour Hortensej'en fais vu le prix auquelk c'est vendu , c'est plus économique avec cette recette, et j'ajoute en plus une étaoile de badiane anis étoiléeJ'en ai apporté chez Micheline et je crois qu'elle et Claude ont apprécié il faut aimé le sucré salé....Gelée de vin blanc aux épices nous, nous la dégustons avec des fromages de type munster HUM, Langres, Livarot....Tu peux également décliner cette recette avec du vin rouge J'aime En réponse à Anonyme Bonjour,J'ai goûté, à l'occasion d'un salon gastronomique, de la confiture de le prix... 6 euros le pot..., je n'en ai pas acheté, me disant que je trouverais bien la recette sur le forum ! Et puis surtout, avec quoi je peux la servir cette confiture ?Merci de votre aideHortenseBonjour,Je crois que l'on peut également mettre une ou deux cuillerée de cette confiture lors de la cuisson d'une viande pour le gibier ou la dinde par exemple Mais je me trompe peut-être ? Qui pourrait confirmer ?Matou J'aime En réponse à Anonyme Bonjour,J'ai goûté, à l'occasion d'un salon gastronomique, de la confiture de le prix... 6 euros le pot..., je n'en ai pas acheté, me disant que je trouverais bien la recette sur le forum ! Et puis surtout, avec quoi je peux la servir cette confiture ?Merci de votre aideHortenseMerci pour toutes ces idées et ces vais tester cela dès que possible !Hortense J'aime En réponse à Anonyme Merci pour toutes ces idées et ces vais tester cela dès que possible !Hortensemerci à vous toutes,voilà une petite chose de plus qui va garnir mes paniers de noel J'aime En réponse à Anonyme Bonjour Hortensej'en fais vu le prix auquelk c'est vendu , c'est plus économique avec cette recette, et j'ajoute en plus une étaoile de badiane anis étoiléeJ'en ai apporté chez Micheline et je crois qu'elle et Claude ont apprécié il faut aimé le sucré salé....Gelée de vin blanc aux épices nous, nous la dégustons avec des fromages de type munster HUM, Langres, Livarot....Tu peux également décliner cette recette avec du vin rougebonjour, c'est ma recette!je l'utilise avec le foie gras ou pour déglacer des sauces. Cout de revient bien moins élevé que les petits pots du commerce! J'aime En réponse à Anonyme Merci pour toutes ces idées et ces vais tester cela dès que possible !HortenseCelle de Corinne, qui a en effet eu la grande gentillesse de m'n offrir un pot le 2 juillet, est faite avec du gerwüstraminer et je peux vous dire qu'avec un bon munster fermier c'est super bon Je l'ai faite découvrir à tous ceux qui sont passés par la maison cet été et tous ont été conquis même ceux qui, comme Claude, ne mangent pas de fromages, ils l'ont goûtée à la petite cuillère hihihihiEt maintenant ... je vais devoir en faire J'aime 475€. 12.84€ par kg. La gelée extra de MYRTILLES des moines trappistes de Sept-Fons a été préparée avec 70g de fruits (origine UE/non-UE) pour 100g de confiture. Pot de 370 g. Ingrédients : sucre de canne ; jus de myrtilles concentré ; gélifiant : pectine ; acidifiant : jus de citron concentré. Quantité.Les feuilles de pissenlit sont disposées en rosette, c'est-à-dire que les feuilles sont étalées en cercle à partir du centre de la avez dû aussi remarquer que les feuilles sont de tailles variables et que leurs découpes sont elles aussi variables contrairement à beaucoup de plantes, on appelle ça le polymorphisme, c'est un genre de super-héros de la . Déposer 3 litres de fleurs de pissenlit sans la tige dans un grand récipient. Évidemment pas pour la cueillette, qui est la partie agréable et rapide, mais pour la séparation des . Amener à ébullition. Faites infuser 1 heure à petits bouillons. On peut citer par exemple, la gelée royale, de pomme, de coings ou encore de mures. Et que peut-on encore faire avec des pissenlits ? Laissez-les sécher au soleil pendant 1h ou dans un endroit sec. jusqu'à ce que la gelée soit prise en remuant de temps en temps . C'est le dosage que je préconise pour la recette de gelée de thym. Fermez le bocal. Autant dire que de 8h30 du matin à 20h00 du soir, nous ne sommes pas restés longtemps dont la maison, juste pour manger et cuisiner des fondants au chocolat recette à venir et le sirop de pissenlits que je vous présente de suite et qui nous a rafraîchis ! Réponse 1 / 2 Meilleure réponse Dominique 4 sept. 2008 à 0624 Je n'ai pas testé personnellement, mais je connais un assez bon restaurant qui met régulièrement le pissenlit à sa carte avec du foie. Il en . Laisser macérer 24 heures puis filtrer et garder le jus. 2 cc d'agar agar 4g* facultatif si vous mettez plus de sucre que moi Préparation. 2 avis 1. Ajouter au jus. Je n'ai jamais osé goûté ses tisanes ☺! Publié le 15 mai 2012 6 octobre 2013 par Digitale. Disposer 2-3 graines en poquet tous les 10-15 cm puis . En tous cas, cette année chez nous, ils sont géants j'ai une petite main, mais tout de même comme mon petit doigt, la cueillette va être . 1. oui j'ai . Coupez les citrons et les oranges en petits morceaux, mettez-les dans la bassine d'eau et ajoutez-y ensuite les fleurs. Mettez la purée de pommes et les fleurs de pissenlit dans une bassine à confiture avec le jus de citron et les pépins de pommes. Merci Dog, je te promets d'essayer si je trouve assez de fleurs, ☺. 100 fleurs de pissenlits, soit environ 50 g de pétales; 400 ml d'eau; ½ orange; 300 g de sucre environ; ½ pomme; Profitez d'une balade d'après-midi ensoleillé, lorsque les fleurs sont ouvertes, pour en cueillir de jolies bien épanouies. Gelée de fleurs de pissenlit au citron . Ils sont naturellement très faibles en sucre. Et avec le centre des roses, les pétales plus concentrées, je les rajoute dans un thé qui deviendra Thé à la rose. Publié dans Gourmandises Étiquette confiture, cramaillotte, gelée de fleurs, miel de pissenlits, pissenlit, pissenlits, recette Navigation de l'article Insectes auxilaires Des fourmis sur les pivoines . Avec du levain de gingembre ou avec une fermentation sauvage. Publié le 15 mai 2012 6 octobre 2013 par Digitale. Facilite la digestion en augmentant la sécrétion de bile. Couper en rondelles. • Ajoutez les pétales de pissenlit, que vous aurez bien rincées au préalable, l'agar agar et le citron tranché. Les hacher grossièrement et les faire revenir dans une casserole à fond épais avec un peu d'huile d'olive. • Laissez macérer environ 30mn. ⬇ Télécharger des photos de Gelée de pissenlits de la banque d'images libres de droits Grand choix des photographies de haute qualité Prix abordables La gelée de pissenlit très facile à faire d'ailleurs Je vous donne la recette d'un ami auvergnat que je suis en train de tester en ce moment, Il suffit de faire macérer 1/2 journée les . Bien les laver. Mettez en pot et fermez. Une sélection par L'Italie dans ma cuisine. huile d'olive. Laisser refroidir jusqu'au lendemain. Le semis de pissenlit démarre dès le printemps, idéalement après tout risque de gelée. D'autres encore les ajoutent aux salades pour une touche de saveur et de couleur. Filtrer l'eau dans un torchon pour ne garder que le . qui conservera plus longtemps les bienfaits de cette plante médicinale au bon gout de nature et pas de médicament. 5/5 4 avis Confiture de pissenlits ou Cramaillotte. Faites mijoter à petits bouillon un quart d'heure avec un couvercle sur la casserole. • Remettez le jus obtenu dans une casserole. 7. Les possibilités de la monter en plusieurs étages et avec plusieurs goûts . Les . Ôtez soigneusement la partie verte et ne gardez que les pistils jaunes puis lavez-les délicatement. 3 - Remplissez le bocal en verre jusqu'en haut avec l'huile de votre choix huile de pépins de raisin, huile d'avocat, huile d'olive, huile d'amande, etc.. La recette. 1/ Détacher les pétales de pissenlits de leur partie verte. On prendra de préférence un vin blanc doux. 1. Blanchis, les pissenlits se cuisinent en soupe, en salade, en gelée et même en vin à consommer avec modération . rien d'étonnant, ce sont presque les premières fleurs du printemps et elles fleurissent jusqu'en automne Alors n'hésite surtout pas à en faire de la gelée.. ou du miel ! Absolument! Laver rapidement à l'eau froide et faire sécher 1 h ou deux au soleil, sur un vieux grand drap de lit…. [9] 5. Amener à ébullition en remuant . Veillez à ce que toutes les fleurs soient immergées dans l'huile. Attendre 24 heures avant de déguster. Les feuilles de pissenlit fraîches ne fournissent que 5 grammes de glucides par tasse, avec environ 2 grammes de fibres. La recette était sur ma to-do list depuis si longtemps que, dans mon enthousiasme à la réaliser enfin, j'en ai préparé dix pots.. Pour se lancer dans la préparation de la gelée de fleurs de lilas, tout comme dans celle de la gelée de fleurs de pissenlit, il faut s'armer de patience. La couleur de la confiture est d'un rose fushia magnifique sans colorant. Hi hi ! La plante est appliquée sur la peau sous la forme de décoction en cas de problèmes cutanés dermatose, acné, cors, poireaux, verrues. Ensuite, faites bouillir cette eau. Message. • Versez l'eau dans une casserole. Sommes-nous sérieux? Les laver et retirer la grosse partie verte qui reste de la tige, pour ne récupérer que les pistils. Elles peuvent servir à aromatiser des vins ou autres alcools. fois que vous avez cueilli les pissenlits, laissez-les reposer un peu histoire de laisser s'en aller les petits insectes. Il n'y a pas de pectine à ajouter, il y avait les pépins des agrumes. Au Lieu de combattre les pissenlits avec des désherbants chimiques ou des tondeuses à gazon, vous pouvez simplement les manger! Nous avons décidé de procéder autrement et de laisser un peu de vert voir photo de la façon de couper les fleurs. Les personnes allergiques à un produit de la ruche, ainsi qu'aux fleurs de la famille des marguerites et des pissenlits doivent également s'abstenir d'en consommer. 5/5 1 avis Velouté de légumes aux pissenlits. Je devais également rédiger un article sur le Pissenlit et ses vertus donc je me suis lancée, d'autant que le pré à côté de la maison était fleurs de pissenlits. • Bien mélanger et portez ensuite à ébullition. Si avec la recette que vous avez suivie, votre gelée reste liquide, cuire à nouveau avec un peu d'agar-agar. Possède une action diurétique et laxative. il ne vous reste plus qu'a . Dans une casserole, versez 1,5 l d'eau et le jus de 2 oranges et de 2 citrons bios de préférence. Transplantez dans un petit pot comme les plantes aromatiques et laissez-les grandir. attention, ça laisse pas mal de tâches qui ne partent . Verser dans des pots propres et secs, fermer et retourner jusqu'au refroidissement. Étape 9 Laisser bouillir un instant. Côté santé, le pissenlit est un excellent dépuratif. Il stimule l'élimination urinaire, en raison de sa . Cuire 50 min à petits bouillons. Les feuilles de pissenlit ne sont pas une source importante de graisse en elles-mêmes, mais de la graisse peut être ajoutée pendant la préparation. Dans la suite de l'article, je vous explique comment faire facilement la recette de limonade de pissenlit, suivant 2 techniques différentes. Pour augmenter cette durée de conservation . De plus, les extraits de pissenlit ont des propriétés anti-inflammatoires, ce qui peut aider à lutter contre l'acné. 130 g de fleurs de pissenlit environ 500ml c'est ce que j'ai ramassé 425 g de sucre pour mon poids de jus de 530 g 1 citron; 1 pomme un peu de peau et le trognon de la gaze. Les laver une fois et bien les égoutter. Idéalement, rassemblez les feuilles de pissenlit avant que la plante ne fleurisse, car elles deviendront de plus en plus amères et dures., Les jeunes feuilles de pissenlit font un excellent ajout aux salades, apportent un goût vif au mélange. Faire bouillir jusqu'à ce que les feuilles de gelée sur le dos d'une cuillère. Répondre . Elaborée à base de pétales des fleurs de pissenlit, la cramaillote a l'apparence d'une gelée de fruit avec une couleur plus ou moins dorée qui s'apparente à celle du miel, dont elle a d'ailleurs un goût assez proche, mais avec une saveur très subtile, assez douce tout en restituant une petite pointe d'amertume de la plante, qui rappelle un peu certains miels puissants. Pendant une journée, laissez ces feuilles macérer avant de les passer à l'étamine. 3 cuillerées à soupe de tamari sauce soja 2 fleurs de pissenlit si disponible pour décorer. J'aurais beaucoup conversé avec lui s'il eût pu s'empêcher de manger de l'ail en aussi grosse quantité que je mangeais du pain. Plus loin, le long d'un chemin bordés d'arbustes, l'alliaire nous faisait de l'œil, le gaillet grateron s'étalait à nos pieds, des églantiers ployaient sous les fleurs roses magnifiques, les sureaux . Crues, elles se mangent en salade gourmande avec des œufs, des lardons, des croûtons, des pommes de terre, mais elles s'accordent aussi aux betteraves et au maïs, qui atténuent sa vivacité. se prépare avec de l'alcool 40% minimum pour extraire les principes actifs et du vin pour diluer. Fixez le couvercle et l'anneau pour sceller le pot. Quel bonheur, au sortir de deux mois de confinement, de pouvoir aller enfin se promener au delà des 1 km prescrits ! 5/5 1 avis Salade de pissenlits. Hacher l'échalote. Ajouter 1 litre et 1/2 d'eau et laisser macérer toute une nuit au frais. Les feuilles. Idéalement, on recommande de le conserver dans le bac à légumes du réfrigérateur après l'avoir nettoyé soigneusement. Je me souviens que ma grand mère cueillait les fleurs de pissenlit au gré de ses balades, qu'elle les faisait sécher, pour s'en faire des infusions. cette recette m'a été inspirée par la gelée de fleurs de pissenlit du Journal des Femmes, l'Internaute. Bien-sûr, les feuilles, j'en parlais dès l'introduction. On pourra donc semer le pissenlit de mars à juillet. 21 avr. Verser dans des pots de gelée chaude, laissant 1/4-inch de l'espace de tête. Re Congeler des fleurs pissenlits. 2/ Placer les pétales de pissenlit dans une casserole avec le jus de citron, le jus de clémentine, la peau et les pépins de pomme et l'eau. La cramaillotte est certainement la recette aux pissenlits la plus connue mais il serait dommage de vous arrêter à cette gelée. Les feuilles de pissenlit peuvent remplacer toutes les verdures dans les salades mélangées. Retirer et ne garder que la partie jaune et blanche des fleurs armez-vous de patience Couvrir les pissenlits d'eau et rajouter le jus de deux citrons et deux oranges. Gustativement, la gelée aux pétales jaunes est bien entendu plus pure que la gelée avec un peu de vert qui se révèle un peu plus amère, mais franchement, il faut goûter les 2 en parallèle pour trouver une grosse différence. Faire revenir les rondelles de racines de pissenlit à la poêle avec de l'huile d'olive en les remuant régulièrement. Pour l'eau de cuisson, compter 1 litre pour 150 g de fleurs . Plante vivace de la famille des astéracées, le pissenlit qui pousse dans nos jardins, prairies et jachères est comestible, et plutôt deux fois qu'une. Commentaires 17; Pings 0; patriarch dit 18 . oui j'ai . Ingrédients pour 2 à 3 pots de confiture - 400 grammes de fleurs de pissenlits - 1 kg de sucre spécial confitures - 2 oranges et 2 citrons bio - 1 cuillère à café de beurre Je voulais trouver des champs avec les litres de pluie tombés ces derniers jours je me disais que les chemins en forêt allaient être . 2 cc d'agar agar 4g* facultatif si vous mettez plus de sucre que moi Préparation. En premier lieu, vous devez avoir à votre disposition 02 citrons mûrs, 1 cuiller à café d'agar-agar, 200 g de sucre et 100 g de pissenlits. Coupez-les en deux, réservez les pépins, puis débitez-les en petits morceaux avant de les mixer. 18 commentaires sur " La cramaillotte, une confiture aux fleurs de pissenlits " Vielvoye Françoise a dit 20 avril 2020 à 10 10 54 04544 Mmmmmhhh! Certaines personnes les mangent crues, tandis que d'autres les écrasent pour faire du vin, de la gelée ou du sirop. 1 grande échalote. Des études sur les remèdes à base de plantes pour perdre du poids montrent que le pissenlit peut être utile. Certains font sécher les fleurs et d'autres non. Le pouvoir gélifiant de l'agar-agar ne se développera qu'au complet refroidissement. Ne les passez pas sous l'eau à cette étape au risque de vous retrouver avec des capitules tout refermés ! Le lendemain, verser dans un faitout et faire cuire pendant une heure et demi à petite ébullition en veillant à ce que toutes les fleurs . Coupez à ras la tige de 400 g environ de fleurs de pissenlit. Les fleurs de pissenlit, par exemple, sont connues pour avoir une saveur douce-amère. 5/5 1 avis Pissenlits en salade aux lards et aux noix. Si vous savez comment les trouver et les cueillir, vous pouvez directement passer à la recette un peu plus bas. En gelée, c'est une recette traditionnelle de France Comté appelée Cramaillotte » ou miel de pissenlit. Gelée de pissenlits. De ses racines et de sa tige à ses feuilles et ses fleurs, les pissenlits peuvent être utilisés pour la nourriture, les médicaments et même pour faire de la teinture pour colorer les . La gelée de pissenlits. Verser dessus 4 litres d'eau bouillante. Je conseille donc de la déguster sur des petites tartines avec un thé à la rose ou earl grey. Le vin de pissenlit. Il nettoie le foie et stimule la vésicule biliaire. Il aide également à hydrater votre peau. et voila ! mettez en pot bien lavés et sèchés évidement mettez le couvercle rapidement et retournez vos pots pour assurer une bonne conservation ! Ajoutez 1 l d'eau, portez à ébullition et faites cuire à petits bouillons sur . se prépare avec de l'alcool 40% minimum pour extraire les principes actifs et du vin pour diluer. Coupez en tranches 2 mandarines, 1 citron jaune, 1 citron vert. Ajoutez 1 kilo de sucre. attention, ça laisse pas mal de tâches qui ne partent . ou miel de pissenlit ! 4/5 2 avis Pissenlits aux oeufs pochés. Filtrez soigneusement. 4 conseils pour faire de la grande gelée de pissenlit . Le vin de pissenlit. Avant de les cuisiner, choisissez les plus gros et les plus beaux pieds. Gelée de fleurs de pissenlits Cramaillotte ou Miel de Pissenlits Préparation Une bonne après-midi en comptant la cueillette des fleurs de pissenlits. Pour cela, mixez la gelée puis ajoutez l'agar-agar dilué et cuisson . Pour réaliser environ 4 à 6 pots, il faut ramasser environ 400 à 500 fleurs dans un environnement protégé de toute pollution, les laver, enlever la tige et la partie verte au dos de la fleur, vous devez avoir environ 300 grammes de fleurs triées fraîches. La gelée est un dessert généralement fait de gélatine mais il en existe aussi à base de confiture. Le pissenlit soulage l'inflammation. À la maison, rincez bien les pissenlits et séparez les pétales du reste de la fleur. Recouvrez d'1,5 l d'eau. Une recette de mamytartine Récolter au moins 500 fleurs de pissenlit mais c'est tout à fait approximatif, ce sont les enfants qui cueillent…. Une recette de mamytartine Récolter au moins 500 fleurs de pissenlit mais c'est tout à fait approximatif, ce sont les enfants qui cueillent…. La gelée de pissenlits. Graisses . Faites cuire 30 à 40 minutes , le temps que la gelée prenne. Puis mettez vos fleurs de pissenlit. 17 réponses. Pour cette préparation, vous utiliserez des fleurs de pissenlit fraîches mélangées à des feuilles.. Pour ce faire Rassemblez les fleurs et les feuilles de pissenlit fraîches, rincez-les bien et remplissez un pot un peu au dessus des 3/4, sans trop serré les pissenlits. Organigramme Dsi Université, Keygen Sims 4 Chien Et Chat, Anthurium Toxique Lapin, Gabarit Percage Maximera, English To Amazigh Translator, L'enfer C'est Les Autres Dissertation, Jeux De Doigts Retour Au Calme, Question Pour Demander Des Nouvelles,
Ingrédientspour la gelée de fruits rouge au vin. Mettre à ramollir les feuilles de gélatine dans un bol d’eau froide. Rincer rapidement les fruits à l’eau puis les mettre dans une casserole avec le sucre, la cannelle, la badiane, la vanille et le vin rouge. Mettre sur feu doux pendant 8 minutes à partir de l’ébullition en Table des matières NOTE DU TRADUCTEUR NOTE DE L’AUTEUR PRÉFACE FAMILIÈRE I II III IV V VI VII Ce livre numérique À VALERY LARBAUD en souvenir de l’auteur qui l’aimait, en témoignage de l’affection du traducteur. NOTE DU TRADUCTEUR Ce livre, écrit au cours des années 1908 et 1909 à Someries, Aldington Kent parut d’abord sous le titre de Some Reminiscences, dans l’ English Review » du numéro de décembre 1908 au numéro de juin 1909 inclusivement. Lors de cette publication, l’ouvrage était divisé en deux parties la première se terminant avec le chapitre IV. Cette division fut abandonnée par la suite. En 1911, l’auteur écrivit l’introduction intitulée A Familiar Preface. En 1912, ces Souvenirs parurent en un volume, à Londres, chez l’éditeur Eveleigh Nash, sous le litre de Some Reminiscences, et, la même année, à New York, chez Harpers & Bros, sous celui de A Personal Record, titre qui fut adopté par l’auteur pour toutes les éditions suivantes aussi bien en Angleterre qu’aux États-Unis. Une réédition de cet ouvrage par Dent & Sons, à Londres, en 1919, fut l’occasion de la Note de l’Auteur que l’on trouvera également ici. * * * La plus grande partie de cette traduction avait déjà passé sous les yeux de Joseph Conrad qui prenait particulièrement à cœur la version française de ses œuvres nous lui en portions les derniers feuillets le jour même où survint soudainement sa mort, le 3 août dernier. Son amitié s’était plu à en relire avec nous toutes les pages il avait lui-même choisi le titre sous lequel paraît ce volume. C’est à ses côtés que nous avons, mot à mot, revécu ces Souvenirs » qui révèlent l’esprit et le cœur de cet homme admirable on pourra donc comprendre avec quel sentiment nous les livrons aujourd’hui au public français. Septembre 1924. G. NOTE DE L’AUTEUR La réimpression de ce livre sous une nouvelle forme ne réclame pas à proprement parler une autre Préface. Mais puisque des remarques personnelles sont ici parfaitement à leur place, je saisis l’occasion, dans cette Note », de relever deux assertions qui ont récemment paru dans la Presse, à mon sujet. L’une d’elles a trait à la langue dont je me sers. J’ai toujours eu l’impression que l’on me considérait comme une sorte de phénomène c’est là une situation qui ne me paraît souhaitable que dans un cirque. Il faut être doué d’un tempérament spécial, pour se complaire à commettre des actes singuliers, et cela, par pure vanité. Le fait que je n’écris pas dans ma langue maternelle a été naturellement l’occasion de fréquents commentaires dans les comptes-rendus que l’on a publiés de mes différents ouvrages ou dans les articles plus étendus qui m’ont été consacrés. Je suppose que c’était inévitable et ces commentaires étaient, d’ailleurs, des plus flatteurs pour la vanité. Il n’y a toutefois, en cette affaire, place pour aucune vanité. Je n’en saurais avoir. Et le premier objet de cette Note est de décliner le mérite d’avoir accompli là un acte de volonté délibéré. L’impression s’est répandue que j’avais choisi entre deux langues, – le français et l’anglais –, qui m’étaient toutes deux étrangères. Cette impression est inexacte. Elle a pris naissance, me semble-t-il, dans un article écrit par Sir Hugh Clifford et publié, je crois, au cours de l’année 1898. Quelque temps auparavant, Sir Hugh Clifford était venu me voir. Il est, sinon le premier, du moins l’un des deux premiers amis que mon œuvre m’a faits, l’autre est M. Cunninghame Graham qu’avait séduit l’un de mes premiers contes L’avant-poste du progrès ». Ces amitiés qui ne se sont jamais démenties depuis lors comptent parmi mes biens les plus précieux. M. Hugh Clifford il n’avait pas encore de titre à cette époque venait de publier son premier volume d’Esquisses malaises. Je fus naturellement ravi de le voir et très touché des choses aimables qu’il trouva à me dire sur mes premiers romans et sur quelques-uns de mes contes dont la scène se passe dans l’Archipel malais. Je me rappelle qu’après m’avoir dit nombre de choses capables de faire rougir jusqu’à la racine des cheveux ma modestie outragée, il finit par me déclarer, avec l’assurance ferme et pourtant aimable d’un homme habitué à dire d’amères vérités même à des potentats orientaux dans leur intérêt, cela va sans dire – que, somme toute, je ne connaissais rien aux Malais. Je ne l’ignorais certes pas. Je n’avais jamais prétendu le moins du monde posséder pareille connaissance et je lui répliquai je m’étonne encore aujourd’hui de mon impertinence Bien sûr que je ne connais rien aux Malais. Si je savais seulement la centième partie de ce que vous et Frank Swettenham savez des Malais, je ferais tomber tout le monde à la renverse. » Il jeta vers moi un regard aimable mais ferme et nous éclatâmes de rire tous les deux. Au cours de cette très agréable visite qui eut lieu il y a vingt ans, mais est restée très présente à mon esprit, nous abordâmes de nombreux sujets entre autres, les caractères particuliers à diverses langues et c’est ce jour-là que mon ami partit avec l’impression que j’avais exercé un choix délibéré entre le français et l’anglais. Par la suite, lorsque l’amitié qui n’est pas pour lui un mot vide de sens le poussa à écrire sur Joseph Conrad une étude dans la North American Review », il communiqua cette impression au public. Je suis probablement responsable de ce malentendu, car ce n’est rien d’autre. J’ai dû mal m’exprimer au cours d’un de ces entretiens amicaux et intimes, où l’on ne surveille pas ses phrases avec soin. Ce que je voulais dire, je m’en souviens bien, c’était que si j’avais été dans la nécessité de faire un choix entre les deux langues, et quoique je connusse assez bien le français et que cette langue me fût familière depuis l’enfance, j’aurais appréhendé d’avoir à m’exprimer dans une langue aussi parfaitement cristallisée ». Ce fut, je crois, le mot que j’employai. Puis nous passâmes à autre chose. Il me fallut lui parler un peu de moi, et ce qu’il me raconta de son œuvre en Extrême-Orient, son Extrême-Orient dont je n’avais eu, moi, qu’un aperçu rapide et nuageux, était du plus vif intérêt. Le gouverneur actuel de la Nigérie ne se rappelle peut-être pas aussi bien que moi notre conversation, mais je suis sûr qu’il ne se formalisera pas de me voir apporter ce que dans le langage diplomatique on appelle une rectification », à une opinion qui lui fut exprimée par un écrivain obscur dont sa généreuse sympathie l’avait poussé à se faire un ami. La vérité est que la faculté d’écrire en anglais m’est aussi naturelle que toute autre aptitude que je peux posséder de naissance. J’ai le sentiment étrange et pénétrant qu’elle a toujours fait partie inhérente de moi-même. L’anglais n’a jamais été pour moi une question de choix ni d’adoption. La simple idée d’un choix ne m’est jamais venue à l’esprit. Et quant à une adoption, eh bien, certes, il y a eu adoption mais c’est moi qui ai été adopté par le génie de la langue celui-ci, dès que j’eus franchi la période des bégaiements, s’empara de moi à tel point que ses idiomes mêmes, je le crois fermement, ont exercé une action directe sur mon tempérament et façonné mon caractère, encore plastique à cette époque. Ce fut une action très intime et, par là-même, très mystérieuse. Il serait aussi difficile de l’expliquer que de tenter d’expliquer un amour à première vue. Cette rencontre eut le caractère d’une re-connaissance exaltée, presque physique, où une sorte d’abandon ému se mêlait à l’orgueil de la possession, tout cela réuni dans l’émerveillement d’une grande découverte mais il ne s’y trouvait pas cette ombre du terrible doute qui s’étend jusque sur la flamme de nos périssables passions. Tout y donnait l’assurance que c’était pour toujours. Objet d’une découverte et non d’un héritage, l’infériorité même du titre ne rend la faculté que plus précieuse, impose à celui qui la possède l’obligation perpétuelle de demeurer digne de sa magnifique fortune. Mais on dirait que je tente ici une explication, – tâche que j’ai précisément déclarée impossible. Si l’on peut encore admettre que, dans le domaine de l’action, l’Impossible recule devant l’esprit indomptable des hommes ; l’Impossible, dans le domaine de l’analyse, tiendra toujours bon sur un point ou un autre. Tout ce que je puis demander, après avoir pendant tant d’années fait usage de cette langue avec dévotion, et non sans que des doutes, des imperfections, des hésitations vinssent accumuler l’angoisse dans mon cœur, c’est le droit qu’on me croie quand je dis que si je n’avais pas écrit en anglais, je n’aurais pas écrit du tout. L’autre remarque que je désire faire ici est également une rectification, mais d’un genre moins direct. Elle n’a rien à voir avec le mode d’expression. Elle a trait d’une autre façon à ma qualité d’auteur. Il ne m’appartient pas de critiquer mes juges, d’autant plus que j’ai toujours eu l’impression d’en obtenir plus que justice. Mais il me semble que leur constante sympathie a attribué à des raisons de race et à des influences historiques, une bonne part de ce qui, je crois, n’appartient simplement qu’à l’individu. Rien n’est plus étranger que ce qu’on appelle dans le monde littéraire l’esprit slave », au tempérament polonais avec sa tradition de self-government », son sentiment chevaleresque des contraintes morales et son respect exagéré des droits individuels sans parler du fait important que toute la mentalité polonaise, occidentale par nature, a été éduquée par l’Italie et la France, et, historiquement, n’a jamais cessé, même en matière religieuse, de demeurer en sympathie avec les courants les plus libéraux de la pensée européenne. Une vue impartiale de l’humanité à ses divers degrés de splendeur ou de misère, jointe à des égards spéciaux pour les droits de ceux qui ne sont pas les privilégiés de ce monde, – et cela non pas pour des raisons mystiques, mais par simple solidarité et en vue d’une entraide honorable –, tel fut le caractère dominant de l’atmosphère mentale et morale des maisons qui abritèrent ma hasardeuse enfance objets d’une conviction calme et profonde, à la fois durable et conséquente, et aussi éloignée qu’il se peut de cet humanitarisme qui ne semble être qu’une affaire de nerfs exaspérés ou de conscience morbide. L’un des plus bienveillants d’entre mes critiques a cru devoir attribuer certains caractères de mon œuvre au fait que je suis, à ce qu’il dit, le fils d’un révolutionnaire ». Aucune épithète ne pourrait moins s’appliquer à un homme doué d’un sentiment aussi profond de la responsabilité dans le domaine des idées, et aussi indiffèrent aux suggestions de l’ambition personnelle que l’était mon père. Pourquoi a-t-on, dans toute l’Europe, appliqué l’épithète révolutionnaire » aux soulèvements polonais de 1831 et de 1863, je ne peux vraiment pas le comprendre. Ces soulèvements ont été purement et simplement des révoltes contre une domination étrangère. Les Russes eux-mêmes, les ont appelés des rébellions », ce qui, à leur point de vue, était l’exacte vérité. Parmi les hommes qui prirent part aux préliminaires de l’insurrection de 1863, mon père n’était pas plus révolutionnaire » que les autres, si par être révolutionnaire » on entend travailler à détruire un système politique et social. C’était simplement un patriote, au sens où un homme, pénétré de l’esprit d’une existence nationale, ne peut supporter de voir cet esprit asservi. Évoquée ici publiquement pour tenter de justifier l’œuvre de son fils, que cette figure de mon passé ne se dissipe pas avant que j’ajoute encore quelques mots. Durant mon enfance j’ai assurément fort peu connu les travaux de mon père, car je n’avais pas tout à fait douze ans quand il est mort. Ce que j’ai vu de mes propres yeux, ce furent les funérailles publiques, les rues dégagées, la foule silencieuse mais je comprenais parfaitement bien que c’était là une manifestation de l’esprit national qui saisissait une occasion favorable. Cette foule de gens du peuple, tête nue, ces jeunes gens de l’Université, ces femmes aux fenêtres, ces écoliers sur les trottoirs, ne savaient peut-être rien de positif à son sujet, si ce n’est la renommée de sa fidélité à cette émotion même qui guidait tous leurs cœurs. Moi-même alors je ne savais que cela et cette grande démonstration silencieuse me semblait le tribut le plus naturel du monde, rendu non pas à l’homme, mais à l’Idée. Ce qui m’avait beaucoup plus intimement impressionné, ç’avait été d’avoir vu brûler ses manuscrits quinze jours à peu près avant sa mort. Cela avait été fait sous sa surveillance. J’entrai par hasard dans sa chambre un peu plus tôt que de coutume ce soir-là, et, à son insu, je restai à regarder la religieuse qui alimentait le feu dans la cheminée. Mon père était assis dans un grand fauteuil et soutenu par des oreillers. Ce fut la dernière fois que je le vis hors de son lit. Il me donna l’impression non pas tant d’un homme désespérément malade que d’un homme mortellement las, – d’un vaincu. Cet acte de destruction m’affecta profondément par son air de reddition. Non pas à la mort pourtant. Pour un homme d’une aussi forte conviction, la mort ne pouvait pas être une ennemie. Pendant bien des années j’avais cru que tous ses écrits avaient été brûlés, mais en juillet 1914, le Bibliothécaire de l’Université de Cracovie qui me rendait visite durant notre court séjour en Pologne, mentionna l’existence de quelques manuscrits de mon père et spécialement d’une série de lettres adressées, avant et durant l’exil, à son plus intime ami qui en avait fait don à l’Université pour qu’on les y conservât. Je me rendis aussitôt à la Bibliothèque, mais je n’eus le temps que d’y jeter un coup d’œil. Je me proposais de revenir le lendemain et de faire copier toute cette correspondance. Mais le jour suivant fut celui de la déclaration de la Guerre. Ainsi peut-être ne saurai-je jamais ce qu’il écrivait à son plus intime ami à l’époque de son bonheur domestique, de sa récente paternité, de ses vives espérances, – et plus tard, aux heures de désillusion, d’affliction, de chagrin. Je croyais aussi qu’il était complètement oublié, quarante-cinq ans après sa mort. Mais il n’en était rien. Quelques jeunes écrivains l’avaient découvert, surtout comme un remarquable traducteur de Shakespeare, de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny en tête de sa traduction de Chatterton » il avait écrit une éloquente préface pour défendre l’humanité profonde du poète et son idéal de noble stoïcisme. On rappelait aussi le côté politique de sa vie car des hommes de son époque, qui avaient avec lui collaboré à maintenir fermement la foi nationale dans l’espoir d’une indépendance future, avaient sur leurs vieux jours publié leurs mémoires, où se révélait publiquement pour la première fois le rôle qu’il avait joué. J’appris alors sur sa vie des choses que j’avais ignorées jusque-là, des choses que tout le monde ignorait hormis un petit groupe d’initiés, si ce n’est peut-être ma mère. Ce fut ainsi que par un volume posthume de Mémoires qui traitaient de ces années amères, j’appris que la première conception du Comité National, secrètement formé pour organiser la résistance morale contre l’oppression accrue du Russianisme, était due à l’initiative de mon père, et que ses premières réunions s’étaient tenues dans notre maison de Varsovie, dont je ne me rappelle rien qu’une seule pièce, blanc et cramoisi, probablement le salon. L’un de ses murs ouvrait sur un corridor extrêmement élevé. Où il conduisait, cela reste pour moi un mystère mais aujourd’hui encore je ne puis échapper à l’impression que les proportions de tout cela étaient énormes, et que ceux qui apparaissaient et disparaissaient dans cet immense espace étaient d’une stature supérieure à celle de l’humanité que je devais connaître par la suite. Parmi eux je revois ma mère, figure plus familière à mes yeux que les autres, tout habillée de noir en signe de deuil national et en dépit de féroces règlements de la police. J’ai aussi conservé de cette époque particulière le sentiment craintif de sa mystérieuse gravité qui, pourtant, savait parfois sourire. Car je me rappelle ses sourires oui, aussi. Peut-être que pour moi elle pouvait toujours trouver un sourire. Elle était jeune alors, elle n’avait certainement pas encore trente ans. Elle mourut quatre ans plus tard en exil. Dans les pages qui suivent j’ai rappelé la visite qu’elle fit à son frère un an environ avant sa mort. Je parle aussi un peu de mon père tel que je me le rappelle durant les années qui suivirent la perte qui fut pour lui le coup mortel. Et maintenant, après avoir été ainsi évoquées pour répondre aux paroles d’un critique amical, qu’il soit permis à ces Ombres de retourner, à leur lieu de repos où les formes qu’elles eurent durant la vie persistent encore, atténuées mais poignantes, et où elles attendent le moment où leur obsédante réalité, dernière trace de leur passage sur la terre, s’effacera à jamais avec moi de ce monde. 1919. J. C. PRÉFACE FAMILIÈRE L’on n’a pas, d’ordinaire, besoin de beaucoup d’encouragement pour parler de soi. Pourtant ce petit livre est né de la suggestion d’un ami, et même d’une amicale insistance. Je me défendis avec une certaine vivacité, mais, avec une ténacité caractéristique, la voix amicale insista Vous savez, il faut vraiment ». Ce n’était pas là un argument, mais je me soumis aussitôt. Du moment qu’il faut… Vous voyez là la puissance d’un mot. Celui qui veut convaincre doit se fier non pas à l’argument juste, mais au mot juste. Le son a toujours eu plus de pouvoir que le sens. Je ne dis pas cela par manière de dénigrement. Mieux vaut pour l’espèce humaine être impressionnable que réfléchie. Rien d’humainement grand par grand, j’entends qui puisse affecter un ensemble d’existences humaines n’est né de la réflexion. On ne peut, d’ailleurs, manquer de constater le pouvoir de simples mots, de mots comme gloire, par exemple, ou pitié. Je n’en veux pas citer d’autres. Point n’est besoin de les chercher bien loin. Prononcés avec persévérance, avec ardeur, avec conviction, ces deux mots-là, rien que par leur son, ont mis en mouvement des nations entières et soulevé l’aride et dur terrain sur lequel repose tout notre édifice social. Il y a aussi le mot vertu si vous voulez… Naturellement, il faut y mettre l’accent. L’accent juste. C’est très important. La force des poumons, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne me parlez pas du levier de votre Archimède. C’était un distrait doué d’imagination mathématique. Les mathématiques ont droit à tout mon respect, mais je n’ai aucunement besoin de machines. Qu’on me donne le mot juste et l’accent juste et je remuerai le monde. Quel rêve, – pour un écrivain ! Car les mots écrits ont eux aussi leur accent. Oui ! laissez-moi seulement trouver le mot juste. Il doit sûrement se trouver quelque part parmi les épaves de toutes les plaintes et de tous les enthousiasmes jaillis des cœurs humains depuis ce premier jour où l’immortelle espérance est descendue sur la terre. Peut-être est-il là, tout près de moi, dédaigné, invisible, à portée de la main. Mais à quoi bon ! Il y a, paraît-il, des gens capables de trouver du premier coup une aiguille dans une botte de foin. Quant à moi, je n’ai jamais eu pareille bonne fortune. Et puis il y a cet accent. Autre difficulté. Car qui peut dire si l’accent est juste ou non avant que le mot ne soit lancé sans réussir à se faire entendre peut-être, et ne soit emporté par le vent avant d’émouvoir le monde. Il y avait une fois un empereur qui était en même temps un sage et quelque peu un homme de lettres. Il notait, sur des tablettes d’ivoire, des pensées, des maximes, des réflexions que le hasard a conservées pour l’édification de la postérité. Entre autres pensées, – je cite de mémoire, – je me rappelle ce conseil solennel Que toutes tes paroles aient l’accent de la vérité héroïque. » L’accent de la vérité héroïque ! C’est très beau, mais je pense que c’est chose facile pour un empereur austère que de noter un conseil grandiose. En ce bas monde la plupart des vérités efficaces sont humbles et non pas héroïques et il y a eu des moments dans l’histoire de l’humanité où les accents de la vérité héroïque n’ont rien suscité d’autre que de la dérision. Personne ne doit s’attendre à trouver sous la couverture de ce petit ouvrage des mots d’une puissance extraordinaire ou des accents d’un irrésistible héroïsme. Si humiliant que ce puisse être pour mon amour-propre, il me faut bien avouer que les conseils de Marc-Aurèle ne sont pas faits pour moi. Ils conviennent mieux à un moraliste qu’à un artiste. Je puis vous promettre de la vérité d’un genre modeste et aussi de la sincérité ; cette complète et louable sincérité qui, tout en vous exposant aux assauts des esprits hostiles, est également capable de vous brouiller avec vos meilleurs amis. Brouiller » est peut-être une expression trop forte. Je ne puis imaginer, parmi mes amis ou mes ennemis, quelqu’un d’assez inoccupé pour en être réduit à me chercher querelle. Décevoir vos amis » serait plus près de la vérité. Presque toutes les amitiés de ma vie d’écrivain me sont venues de mes livres et je sais bien qu’un romancier n’existe que dans son œuvre. Il est là, unique réalité d’un monde inventé, parmi des choses, des faits, des gens imaginaires. En les décrivant, il ne fait que se décrire lui-même. Mais il ne se découvre jamais complètement. Il demeure, jusqu’à un certain point, un personnage voilé une présence que l’on soupçonne plutôt qu’on ne la voit, – un mouvement et une voix derrière l’écran tendu de son roman. Dans les notes personnelles qui suivent, semblable écran n’existe pas. Et je ne puis m’empêcher de songer à un passage de l’imitation de Jésus-Christ où l’ascétique écrivain, qui possédait une si profonde connaissance de la vie, a dit Il arrive assez souvent qu’un inconnu est estimé sur sa bonne réputation, duquel on se dégoûte dès qu’on le voit. » C’est le danger auquel s’expose un romancier qui prend le parti de parler de soi sans rien déguiser. Alors qu’une revue publiait ces souvenirs, un ami me reprocha ma mauvaise économie, comme si ce n’était là qu’une sorte de satisfaction purement personnelle qui gaspillait la matière de futurs volumes. Il faut croire que je ne suis pas suffisamment littérateur. À la vérité, un homme qui, avant sa trente-sixième année, n’écrivit jamais une ligne destinée à l’impression ne peut parvenir à ne voir dans son existence et son expérience, dans la somme de ses pensées, de ses sensations et ses émotions, dans ses souvenirs et ses regrets, que des matériaux pour le travail de ses mains. Une fois déjà, lorsque je publiai le Miroir de la Mer, un recueil d’impressions et de souvenirs, on me fit semblable remarque. Remarque d’ordre pratique. Mais, à dire vrai, je n’ai jamais compris à quelle sorte de profit faisaient allusion des remarques de ce genre. Je voulais payer mon tribut à la mer, à ses navires et aux équipages qui les montaient, auxquels je dois une si grande part de ce qui a contribué à faire de moi l’être que je suis. C’était là, me semblait-il, la seule forme sous laquelle je pouvais sacrifier à leurs ombres. Il ne pouvait, dans mon esprit, être question de quoi que ce fût d’autre. Il se peut que je sois un mauvais économiste mais il est certain que je suis incorrigible. Pour avoir grandi dans le cadre et les conditions particulières de la vie d’un marin, je ressens une piété spéciale pour cette forme de mon passé car ses impressions ont été vivaces, sa séduction directe, ses exigences en accord avec le naturel élan d’une jeunesse qui était de taille à y suffire. Rien dans cette vie qui pût troubler une jeune conscience. Après avoir rompu avec mes origines sous une tempête de reproches lancés par tous ceux qui avaient le moindre droit à émettre une opinion, séparé par de grandes distances des affections naturelles qui me restaient encore, et éloigné d’elles, en outre, par le caractère complètement inintelligible de la vie dont la séduction avait si mystérieusement triomphé de leur résistance, je puis bien dire que, par la force aveugle des circonstances, la mer devait être tout mon univers, et la marine marchande mon unique foyer pendant une longue suite d’années. Que l’on ne s’étonne donc pas si, dans mes deux livres exclusivement consacrés à la mer Le Nègre du Narcisse » et le Miroir de la mer et dans quelques récits comme Jeunesse et Typhon, j’ai essayé, avec une piété presque filiale, de rendre la vibration intime du grand monde des eaux, des cœurs simples des hommes qui, depuis des siècles, traversèrent ses solitudes, et aussi ce je ne sais quoi de vivant qui semble exister dans le corps des navires, – créatures nées de leurs mains et objet de leur dévouement. Une existence littéraire doit fréquemment chercher sa substance dans des souvenirs et s’entretenir avec des ombres, à moins que l’écrivain ne se donne pour seul objet de reprocher à l’humanité d’être ce qu’elle est, ou de la louer de ce qu’elle n’est pas, – ou, généralement, de lui apprendre à se conduire. Comme je ne suis pas d’un naturel querelleur et que je ne suis ni un flatteur ni un sage, je n’ai rien fait de semblable et je suis prêt à m’accommoder avec sérénité de l’insignifiance qui s’attache aux gens qui ne se mêlent en aucune manière des affaires de leurs semblables. Mais résignation ne veut pas dire indifférence. Il ne me plairait pas de demeurer simple spectateur sur la rive du grand fleuve qui emporte dans son courant de si nombreuses existences. J’aime à croire que je possède la faculté de comprendre, autant qu’elle peut s’exprimer par la voix de la sympathie et de la compassion. J’ai cru démêler que, dans l’un, tout au moins, des cercles critiques qui font autorité, on me soupçonne d’une certaine indifférence devant la force émouvante des faits de ce qu’on appellerait en français sécheresse de cœur ». Quinze années de silence ininterrompu devant la louange ou le blâme attestent suffisamment mon respect pour la critique, cette fine fleur de l’expression personnelle dans le jardin des Lettres. Mais un tel soupçon est une chose plutôt personnelle qui atteint l’homme à travers son œuvre, et c’est pourquoi il est permis d’y faire allusion dans un ouvrage qui est une sorte de note personnelle mise en marge de la page publique. Non pas que je m’en sente offensé le moins du monde. L’accusation, d’ailleurs, si tant est que ce fût une accusation, m’en fut faite dans les termes les plus modérés, sur un ton de regret. Je répondrai que, s’il est vrai que tout roman contient des éléments autobiographiques il serait difficile de le nier, puisqu’un créateur ne peut que s’exprimer soi-même dans sa création, il en est parmi nous qui éprouvent une invincible répugnance à étaler leurs sentiments intimes. Je ne voudrais pas louer indûment les vertus de la discrétion. Ce n’est souvent qu’une question de tempérament. Mais ce n’est pas toujours un signe de froideur. Cela peut être de l’amour-propre. Il n’y a rien de plus humiliant que de voir le trait lancé par une émotion vraie manquer son but, que ce soit celui du rire ou des larmes. Rien de plus humiliant. Et cela pour la bonne raison que, si le but est manqué, si l’émotion ne réussit pas à émouvoir, elle est condamnée à sombrer sans retour dans le dégoût ou le mépris. On ne saurait reprocher à aucun artiste de reculer devant un danger auquel la sottise seule peut s’exposer de gaieté de cœur et que le génie seul peut impunément affronter. Dans une tâche qui consiste plus ou moins à dévoiler son être intime devant le monde, ce souci de la décence, fût-ce au prix du succès, n’est que le souci de la dignité personnelle qui est inséparablement liée à la dignité même de l’art que l’on sert. D’ailleurs, il est bien difficile d’être entièrement gai ou entièrement triste en ce bas monde. Le comique, quand il est humain, prend facilement les traits de la souffrance ; et quelques-unes de nos peines quelques-unes seulement, pas toutes, car c’est la capacité de souffrir qui rend l’homme auguste aux yeux des hommes ont leur source dans des faiblesses qu’il faut considérer avec une souriante compassion comme notre commun héritage à tous. La joie et la douleur, en ce monde, se pénètrent l’une l’autre, mêlent leurs formes et leurs murmures dans ce crépuscule de la vie, mystérieux comme un océan assombri, tandis que l’éclat scintillant des suprêmes espérances apparaît, fascinant et immobile, sur la ligne lointaine de l’horizon. Certes, moi aussi j’aimerais posséder la baguette magique qui donne ce pouvoir de susciter le rire et les larmes qu’on dit être le plus digne accomplissement de la littérature d’imagination. Seulement, pour être un grand magicien, il faut se livrer à des puissances occultes et irresponsables, qui nous entourent ou nous pénètrent. Nous avons tous entendu parler de gens crédules qui, pour prix de l’amour ou du pouvoir, vendent leur âme à quelque diable grotesque. L’intelligence la plus ordinaire peut comprendre, sans beaucoup de réflexion, que ce ne peut être là qu’un marché de dupe. Je ne me flatte pas d’une sagesse particulière du fait de mon antipathie et de ma défiance pour des transactions de ce genre. Peut-être mon éducation de marin ajoutée à une disposition native me porte-t-elle tout naturellement à embrasser étroitement la seule chose qui soit réellement bien à moi, mais le fait est que j’ai positivement horreur de perdre, ne fut-ce qu’un instant, cette pleine possession de soi qui est la condition essentielle de ceux qui veulent bien servir. Et j’ai transporté cette notion de bon service » de ma première existence dans la seconde. Moi qui n’ai jamais cherché dans le mot écrit autre chose qu’une forme du beau, j’ai transporté cet article de foi du pont des navires à l’espace plus restreint de ma table de travail et, ce faisant, je suppose que je suis devenu à jamais imparfait au regard de l’ineffable compagnie des purs esthètes. Dans la vie politique comme dans l’activité littéraire, un homme se fait des amitiés la plupart du temps par l’ardeur de ses préjugés et l’étroitesse innée de ses vues. Mais je n’ai jamais pu aimer ce qui n’était pas digne d’être aimé ni haïr ce qui n’était pas haïssable au nom de quelque grand principe général. Je ne sais s’il y a quelque courage à faire cet aveu. Quand on est parvenu à la moitié du chemin de la vie, on est porté à contempler les dangers et les joies avec une égale sérénité. Aussi déclarerai-je tranquillement que l’effort fait pour mettre en jeu des émotions extrêmes m’a toujours fait soupçonner la bassesse inhérente à un manque de sincérité. Pour émouvoir les autres profondément, il faut se laisser délibérément entraîner au-delà des limites de sa sensibilité normale, – assez innocemment peut-être et par nécessité, comme un acteur qui, sur la scène, élève la voix au-dessus du ton de la conversation habituelle, mais encore faut-il le faire. Assurément ce n’est pas là un grand péché. Mais le danger consiste pour l’écrivain à devenir la victime de sa propre exagération, à perdre le juste sentiment de la sincérité, et à en venir enfin à mépriser la vérité même comme quelque chose de trop froid, de trop émoussé pour le but qu’il se propose, d’insuffisant en somme pour son exigeante émotion. Du rire et des pleurs, il est aisé de tomber aux pleurnicheries et au ricanement. Tout ceci peut ne paraître qu’égoïsme pur mais, en bonne morale, on ne peut vraiment pas reprocher à un homme d’avoir le souci de son intégrité personnelle. C’est assurément son devoir. Et, moins que tout autre, on peut condamner un artiste qui, si humblement et imparfaitement que ce soit, veut rester fidèle à son esprit créateur. Dans le monde intérieur où sa pensée et son émotion vont chercher l’expérience d’aventures imaginaires, il n’est ni gendarme ni loi, ni pression de circonstances, ni crainte de l’opinion pour le maintenir dans le droit chemin. Qui donc alors pourra dire Non ! » à ses tentations, si ce n’est sa conscience ? En outre c’est ici, souvenez-vous en, le lieu et le moment d’une entière franchise, je pense que toutes les ambitions sont légitimes, excepté celles qui sont fondées sur la misère et la crédulité du genre humain. Toutes les ambitions intellectuelles sont permises, jusqu’à la limite d’un jugement prudent et même au-delà. Elles ne peuvent blesser personne. Si elles sont absurdes, tant pis pour l’artiste. En vérité, il en est de semblables ambitions comme de la vertu, elles portent en elles-mêmes leur récompense. Est-ce une folle présomption que de mettre sa foi dans le souverain pouvoir de son art, d’essayer par d’autres moyens, par d’autres voies d’affirmer cette croyance dans la très profonde portée de son œuvre ? Tenter d’aller plus au fond des choses, cela ne signifie pas qu’on est insensible. Un historien des cœurs n’est pas un historien des émotions, cependant il pénètre plus avant, si réservé qu’il soit, puisque son but est d’atteindre à la source même du rire et des larmes. Le spectacle des affaires humaines mérite l’admiration et la pitié. Il mérite aussi le respect. Et ce n’est pas être insensible que de leur accorder, avec retenue, le tribut d’un soupir qui n’est pas un sanglot, d’un sourire qui n’est pas une grimace. Une résignation, non pas mystique ni détachée, mais une résignation en éveil, consciente et guidée par l’amour, est le seul de nos sentiments qui ne puisse jamais devenir un faux-semblant. Non pas que je considère la résignation comme le dernier mot de la sagesse. Je suis trop l’homme de mon temps pour cela. Mais je crois que la véritable sagesse est de vouloir ce que veulent les Dieux, sans être certain peut-être de ce qu’est leur volonté. Et dans cette question de vie et d’art, ce n’est pas autant le pourquoi qui importe à notre bonheur que le comment. Comme disent les Français Il y a toujours la manière. » C’est très juste. Oui, il y a la manière, la manière dans le rire, les pleurs, l’ironie, l’indignation, l’enthousiasme, les jugements, – et même dans l’amour. La manière dont la vérité intérieure s’exprime, comme dans les traits et le caractère d’un visage humain, pour ceux qui savent observer leur prochain. Ceux qui me lisent savent ma conviction que le monde, le monde temporel, repose sur quelques idées très simples si simples qu’elles doivent être vieilles comme le monde. Il repose notamment sur l’idée de Fidélité. À une époque où rien de ce qui n’est pas révolutionnaire de façon ou d’autre n’a chance d’attirer l’attention, je n’ai été aucunement révolutionnaire dans mes ouvrages. L’esprit révolutionnaire a cet immense avantage qu’il vous libère de toute espèce de scrupule à l’égard des idées. Son optimisme âpre et absolu répugne à mon esprit par ce qu’il contient d’intolérance et de fanatisme latents. Sans doute, on devrait sourire de ces choses mais, esthète imparfait, je ne vaux pas mieux comme philosophe. Toute prétention à la possession de vertus exceptionnelles éveille en moi ce mépris et cette colère dont un esprit vraiment philosophique doit être libéré… Je crains qu’à vouloir conserver ici le ton de la conversation, je n’aie réussi qu’à être extrêmement décousu. L’art de la conversation n’a jamais été mon fort cet art qui, à ce qu’on dit, est à présent disparu. Mes jeunes années, les années où se forment les habitudes et le caractère, ont été bien plutôt accoutumées à de longs silences. Les voix qui venaient les rompre n’avaient rien du ton de la conversation. Non. Je n’en ai pas pris l’habitude. Cependant semblable décousu n’est pas tellement déplacé en tête des pages qui suivent. On leur a, à elles aussi, reproché d’être décousues, de ne pas tenir compte de l’ordre chronologique ce qui est un crime en soi, de ne pas respecter la forme conventionnelle ce qui est une inconvenance. On m’a fait observer avec sévérité que le public n’aimerait pas le caractère irrégulier de mes souvenirs. Hélas ! protestai-je doucement, pouvais-je commencer par les mots sacramentels Je suis né en telle année, en tel endroit. L’éloignement de la localité aurait enlevé à la chose tout intérêt. Je n’ai pas connu d’aventures merveilleuses qui se puissent relater l’une après l’autre. Je n’ai pas connu de personnages distingués sur lesquels j’eus pu passer de fastidieux jugements. Je n’ai pas été mêlé à de grandes ou de scandaleuses affaires. Ceci n’est qu’un petit document psychologique ; et même ainsi, je ne l’ai pas écrit pour en tirer une conclusion personnelle. » Mais mon interlocuteur ne s’en montra pas apaisé. Il me répondit que c’étaient là d’excellentes raisons pour ne pas écrire du tout, mais pas pour justifier ce qui était écrit. J’admets que n’importe quoi, n’importe quoi en ce monde, peut être une bonne raison pour ne pas écrire du tout. Mais puisque j’ai écrit ces pages, tout ce que je puis dire à leur défense, c’est que ces souvenirs, transcrits sans égard aux conventions, n’ont pas été jetés sur le papier sans rime ni raison. Ils contiennent un espoir et ils ont un but. L’espoir que la lecture de ces pages puisse évoquer la vision d’une personnalité, de l’homme qui se trouve derrière des livres aussi fondamentalement différents, par exemple, que la Folie Almayer » et L’Agent secret », personnalité pourtant cohérente dont la justification se trouve dans ses origines comme dans ses actions. Tel est l’espoir. Quant au but immédiat, étroitement lié à cet espoir, c’est de relater ici des souvenirs personnels en exposant fidèlement les sentiments et les sensations qui demeurent associés à la composition de mon premier livre et à mon premier contact avec la mer. En mêlant ainsi les résonnances de ces deux motifs, j’ai l’espoir qu’il se trouvera, ici ou là, quelque ami qui pourra, peut-être, y saisir un subtil accord. J. C. K[1]. I On peut écrire des livres en toutes sortes d’endroits. L’inspiration verbale peut pénétrer dans la cabine d’un marin, à bord d’un navire pris par les glaces sur une rivière, au milieu d’une ville ; et puisque les saints veillent, dit-on, avec bienveillance sur les humbles croyants, une aimable fantaisie me pousse à penser que l’ombre du vieux Flaubert, – qui s’imaginait être entre autres choses un descendant des Vikings, – planait avec un intérêt amusé au-dessus du pont d’un steamer de tonnes, du nom d’Adowa, saisi par l’hiver inclément, le long d’un quai de Rouen, et à bord duquel je commençai le dixième chapitre de la Folie Almayer[2] ». Avec intérêt, dis-je, car le bon géant normand, aux énormes moustaches et à la voix de tonnerre, ne fut-il pas le dernier des romantiques ? Ne fut-il pas, par son éloignement du monde et par sa presque ascétique dévotion à son art, une sorte d’ermite et de saint littéraire ? Il est enfin couché, dit Nina à sa mère, en montrant les collines derrière lesquelles le soleil avait disparu… » Ces mots de la fille romantique d’Almayer, je me revois les traçant sur le papier gris d’un bloc posé sur la couverture de ma couchette. Ils se rapportaient à un coucher de soleil dans les îles de la Malaisie et se formaient dans mon esprit en une vision hallucinée de forêts, de rivières et de mers, bien éloignée de cette ville commerciale et cependant romantique de l’hémisphère septentrional. Mais à ce moment ma faculté visuelle et verbale fut brusquement suspendue par le troisième officier, un jeune homme fort enjoué, qui survint en faisant battre la porte et s’écria Il fait joliment bon chez vous. » Il y faisait bon. J’avais tourné le robinet de chauffage, après avoir placé dessous une boîte de conserve, – car peut-être ne savez-vous pas que l’eau peut fuir à un joint où la vapeur ne passerait pas. Je ne sais ce que mon jeune ami avait bien pu faire sur le pont toute la matinée, mais ses mains, qu’il se frottait vigoureusement l’une contre l’autre, étaient très rouges et me faisaient grelotter rien qu’à les voir. Il est resté le seul joueur de banjo de ma connaissance, et comme il était également le fils cadet d’un colonel en retraite, il me semblait toujours que le poème de M. Kipling, par une étrange association d’idées, avait été écrit à son intention exclusive. Quand il ne jouait pas de son banjo, il se plaisait à le contempler. Il procéda à cette inspection sentimentale et, après avoir médité un moment au-dessus des cordes de son instrument, sous mon regard scrutateur, il me demanda d’un air dégagé — Que diable griffonnez-vous toujours ainsi, si ce n’est pas indiscret de vous le demander. C’était une question des plus naturelles, mais je ne lui répondis pas et d’un mouvement instinctif retournai simplement le bloc de papier ; je n’aurais vraiment pas pu lui dire qu’il avait mis en fuite la psychologie de Nina Almayer, les mots qu’elle prononce au dixième chapitre et les paroles de sagesse de Mme Almayer qui y font suite, dans l’ombre inquiétante d’une nuit tropicale. Je ne pouvais lui révéler que Nina avait dit Il est enfin couché. » Il en aurait été fort surpris et peut-être en aurait-il laissé tomber son précieux banjo. Je ne pouvais pas lui dire non plus que le soleil de mon existence de marin était lui aussi sur le point de se coucher, au moment même où j’écrivais ces mots qui exprimaient l’impatience de la jeunesse passionnée absorbée dans son désir. Je n’en savais rien moi-même, et je puis dire avec assurance qu’il n’y aurait pas prêté beaucoup d’attention, quoique ce fût un charmant jeune homme et qu’il me traitât avec plus de déférence que notre position respective ne m’y donnait droit. Il abaissa un tendre regard sur son banjo, et je me mis à regarder à travers le hublot. L’ouverture ronde encadrait dans sa bordure de cuivre un morceau de quai, avec une file de tonneaux alignés sur la terre glacée, et l’arrière d’une charrette. Un charretier au nez rouge, en blouse et avec un bonnet de laine, était appuyé contre la roue. Un douanier faisait les cent pas, le ceinturon bouclé par-dessus la capote bleue, et avait l’air fort déprimé par cette température et la monotonie de son existence officielle. Un arrière-plan de maisons tristes trouvait place également dans le cadre que formait mon hublot, au-delà d’une assez grande étendue d’un quai pavé, noirci par la boue gelée. Le coloris était sombre et le détail le plus notable était un petit café avec des rideaux aux fenêtres et une misérable devanture de bois, peinte en blanc, tout à fait en rapport avec la misère de ce quartier pauvre qui bordait le fleuve. On nous avait amenés là, d’un autre poste d’amarrage, aux abords de l’Opéra, où ce même hublot m’offrait la vue d’une tout autre sorte de café, le meilleur de la ville, je crois, et celui-là même, où le digne Bovary et sa femme, la romantique fille du père Rouault, avaient pris des rafraîchissements après la mémorable représentation d’un opéra qui n’était autre que la tragique histoire de Lucie de Lammermoor, mise en musique d’opéra-comique. Impossible de retrouver l’hallucination de cet archipel d’Extrême-Orient que certainement je comptais bien revoir. L’histoire de la Folie Almayer » fut mise ce jour-là sous l’oreiller. Ce n’est pas que j’eusse une occupation qui m’en tînt éloigné, car, à vrai dire, nous menions à bord de ce navire une vie contemplative. Je ne dirai rien de ma position privilégiée. J’étais là juste pour obliger », comme il arrive qu’un acteur de marque prend un petit rôle dans une représentation au bénéfice d’un ami. Pour ce qui était de mes sentiments, je n’avais aucun désir d’être à bord de ce navire, à ce moment-là et dans ces circonstances. Et peut-être même n’y avait-on pas besoin de moi, au sens habituel où un navire a besoin » d’un officier. C’était la première et dernière fois de ma vie de marin que je servais des armateurs que je n’avais vus ni de loin ni de près. Je ne dis pas cela pour les armateurs bien connus de Londres qui avaient affrété le navire à la, – je ne dirai pas passagère, – mais éphémère Compagnie Franco-Canadienne de Transports. Une mort laisse quelque chose derrière elle, mais jamais rien de tangible ne subsista de la Elle ne vécut pas plus longtemps que les roses et, contrairement aux roses, on la vit fleurir au beau milieu de l’hiver ; elle répandit un léger parfum d’aventure et mourut avant la venue du printemps. Mais c’était indubitablement une Compagnie elle avait même un pavillon tout blanc, avec les lettres artistement entrelacées en un monogramme compliqué. Nous le hissions à la tête de notre grand mât, et je suis maintenant persuadé que ce pavillon était le seul de son espèce. Toutefois, des jours durant, nous eûmes à bord l’impression d’être une unité d’une grande flotte, avec des départs deux fois par mois pour Montréal et Québec, comme l’annonçaient les brochures et les prospectus qui nous arrivèrent à bord en un grand colis au Dock Victoria de Londres, juste avant notre départ pour Rouen France. Et dans la vie fantomale de la gît le secret de ce qui vint, – dernier emploi de ma vocation, – interrompre en un certain sens le développement rythmique de l’histoire de Nina Almayer. À cette époque, le secrétaire de l’Association des capitaines au long cours de Londres, dont le modeste logement se trouvait dans Fenchurch Street, était un homme d’une infatigable activité et du plus grand dévouement à sa tâche. Il est responsable de ce qui devait être ma dernière association avec un navire. Je l’appelle ainsi parce qu’on ne peut guère appeler cela un service de mer. Ce cher capitaine Froud comment, après tant d’années, ne pas lui rendre l’hommage d’une affectueuse familiarité ? avait des vues très sensées sur l’amélioration des connaissances et de la position de tout le corps des officiers de la marine marchande. Il avait organisé pour nous des cours professionnels, les classes de l’ambulance Saint-Jean ; il correspondait activement avec les corps constitués et les membres du Parlement, sur les questions qui intéressaient notre service ; et s’il survenait quelque enquête ou commission relative aux questions maritimes ou aux marins, c’était là une véritable aubaine pour son constant besoin de se dévouer à notre corporation. Outre le sentiment élevé de ses devoirs officiels, il y avait en lui une bonté personnelle, une disposition des plus fortes à faire tout le bien qu’il pouvait aux divers membres de cette profession à laquelle il avait en son temps appartenu et où il s’était montré excellent capitaine. Et quelle plus grande bonté témoigner à un marin que de le mettre sur la voie d’un emploi ? Le capitaine Froud ne voyait pas pourquoi l’Association des capitaines au long cours, à côté de la surveillance générale de ses intérêts, ne serait pas officieusement une agence de placement de premier ordre. J’essaie de persuader toutes nos grandes compagnies de navigation de s’adresser à nous pour leurs officiers. Notre association n’a aucunement l’esprit d’une trade-union ». Je ne vois vraiment pas pourquoi elles ne le feraient pas », me dit-il une fois. Je dis toujours aux capitaines que, toutes choses égales, ils doivent donner la préférence aux membres de la société. Dans ma position, je peux généralement trouver ce qu’il leur faut parmi nos membres ou nos membres associés. » Dans mes promenades d’un bout à l’autre de Londres j’étais alors fort désœuvré, les deux petites pièces de Fenchurch Street étaient une sorte de lieu de repos où mon esprit, soupirant après la mer, se sentait plus près des navires, des équipages et de la vie de son choix, plus près là qu’en aucun autre endroit de la terre ferme. Ce lieu de repos était, d’ordinaire, vers les cinq heures de l’après-midi, rempli d’hommes et de fumée de tabac, mais le capitaine Froud se réservait la plus petite pièce et il y accordait des entretiens privés dont le motif principal était de rendre service. C’est ainsi qu’un sombre après-midi de novembre il me fit signe d’un doigt crochu et d’un regard particulier par-dessus ses lunettes qui est peut-être le souvenir physique le plus vif que j’aie conservé de cet homme. Un capitaine est venu ce matin », me dit-il en me montrant une chaise, qui a besoin d’un officier. C’est pour un navire à vapeur. Vous le savez, ça me fait plaisir qu’on me demande, mais malheureusement je ne vois pas tout à fait ce que je pourrais faire… » Comme l’autre pièce était bondée de monde, je lançai un regard d’étonnement vers la porte fermée mais il secoua la tête. Bien sûr, je ne serais que trop heureux de pouvoir obtenir cette place pour l’un d’eux, mais la question, c’est que le capitaine de ce navire a besoin d’un officier qui puisse parler français couramment, et ce n’est pas si facile à trouver. Je ne connais personne en dehors de vous. C’est un poste de second officier et naturellement cela ne vous irait pas… Voudriez-vous ? Je sais que ce n’est pas ce que vous cherchez. » En effet, j’étais en proie à l’oisiveté d’un homme hanté qui passe son temps à chercher des mots pour y capturer ses visions, mais j’admets qu’extérieurement j’avais assez l’air d’un homme capable de faire un second officier à bord d’un navire affrété par une compagnie française. Aucun signe ne révélait que je fusse hanté par le destin de Nina et les murmures des forêts tropicales, et même mes relations avec Almayer personnage très faible de caractère ne laissaient pas de trace visible sur mes traits. Depuis des années, lui et le monde de son histoire avaient été les compagnons de mon imagination sans affecter, je l’espère, les capacités nécessaires aux réalités de la vie maritime. L’homme et son entourage m’étaient présents depuis mon retour d’Extrême-Orient, quatre années environ avant le jour dont je parle. C’est dans le salon d’un appartement où j’habitais et qui donnait sur un square de Pimlico qu’ils s’étaient mis à revivre avec une vivacité et une acuité tout à fait étrangères à notre premier et véritable entretien. Je m’étais permis un long séjour à terre, et, devant la nécessité où je me trouvais d’occuper mes matinées, Almayer cette vieille connaissance vint noblement à la rescousse. Peu après, comme il était convenable, sa femme et sa fille vinrent le rejoindre autour de ma table et le reste de la bande de Pantai les suivit avec leurs paroles et leurs gestes. Sans que s’en doutât ma respectable hôtesse, j’avais, aussitôt après mon petit déjeuner, des réceptions fort animées de Malais, d’Arabes et de mulâtres. Ils n’essayaient aucunement d’attirer mon attention par des clameurs. Ils venaient à mon silencieux et irrésistible appel – et cet appel, je l’affirme ici, n’avait rien à faire avec mon amour-propre ni ma vanité. Il semble maintenant avoir eu plutôt un caractère moral, car pourquoi le souvenir de ces êtres vus dans une existence à la fois obscure et baignée de soleil, aurait-il demandé à s’exprimer dans la forme d’un roman, si ce n’est, à cause de cette mystérieuse fraternité qui unit par de communs espoirs et de communs effrois tous les habitants de cette terre ? Je n’accueillis pas mes visiteurs avec un ardent empressement comme les porteurs de dons profitables ou glorieux. Je n’avais pas devant mes yeux la vision d’un livre imprimé lorsque j’écrivais à cette table d’un endroit démodé du quartier de Belgravia. Après toutes ces années dont chacune a laissé son témoignage de pages lentement noircies, je puis dire en toute honnêteté que c’est un sentiment voisin de la piété qui me poussa à rendre, à l’aide de mots consciencieusement assemblés, le souvenir de choses lointaines et d’hommes disparus. Mais pour revenir au capitaine Froud et à l’idée fixe qu’il avait de toujours satisfaire armateurs et capitaines, il n’était pas vraisemblable que je ne pusse pas remplir son ambition qui était de fournir, quelques heures d’avance, une demande aussi exceptionnelle que celle d’un officier parlant français. Il m’expliqua que le navire était affrété par une compagnie française qui voulait établir un service mensuel de Rouen au Canada pour le transport d’émigrants. Franchement cela ne m’intéressait guère. Je lui déclarai d’un ton grave que, s’il s’agissait réellement de soutenir la réputation de l’Association des Capitaines, j’y réfléchirais. Mais la réflexion n’était que pour la forme. Le lendemain, je fus présenté au capitaine et je crois que nous fûmes favorablement impressionnés l’un par l’autre. Il m’expliqua que son second était un excellent garçon et qu’il ne pouvait vraiment pas le renvoyer pour me donner un grade plus élevé, mais que, si je consentais à embarquer comme second officier, on m’accorderait certains avantages, et ainsi de suite. Je lui répondis que, si je décidais d’embarquer, le rang importait peu. — Je suis sûr, insista-t-il, que vous vous entendrez parfaitement, avec M. Paramor. » Je m’engageai à rester deux voyages au moins, et ce fut dans ces circonstances que commença ce qui devait être ma dernière relation avec un navire. Et, en fin de compte, nous ne fîmes pas même un seul voyage. Peut-être était-ce là simplement l’effet du destin, d’un mot écrit sur mon front qui apparemment m’interdisait, au cours de tout mon service à la mer, de jamais réussir à traverser l’Atlantique. La vie nouvelle marche sur les talons de l’autre, et les neuf chapitres de la Folie Almayer » m’accompagnèrent au Dock Victoria d’où, quelques jours plus tard, nous partîmes pour Rouen. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’engagement d’un homme marqué par le destin pour ne jamais traverser l’Atlantique fut la cause absolue de l’insuccès que la Compagnie des Transports Franco-Canadiens rencontra à accomplir ne fût-ce qu’une simple traversée. Ç’aurait pu être cela naturellement, mais l’obstacle matériel évident fut le manque d’argent. Quatre cent soixante couchettes pour émigrants furent aménagées dans l’entrepont par des charpentiers industrieux pendant que nous étions au bassin Victoria, mais jamais il n’arriva le moindre émigrant à Rouen, – ce dont mon naturel compatissant ne put manquer de se réjouir. Il vint quelques messieurs de Paris, – je crois qu’ils étaient trois, et l’un d’eux était le président, – qui parcoururent le navire d’un bout à l’autre en cognant cruellement leurs chapeaux hauts de forme aux poutres du pont. Je fus chargé de les accompagner, et je dois dire, que l’intérêt qu’ils prirent aux choses ne manquait pas d’intelligence, quoique, de toute évidence, ils n’eussent jamais rien vu de semblable auparavant. En redescendant à terre, une expression satisfaite et incertaine se peignait sur leurs visages. Quoique cette cérémonie d’inspection dût être le préliminaire d’un départ immédiat, c’est au moment même où ils franchissaient la passerelle que j’eus l’avertissement intérieur qu’aucun départ conforme à l’esprit de notre charte-partie n’aurait jamais lieu. Il faut dire que, moins de trois semaines plus tard, il y eut du changement. À notre arrivée, nous avions été reçus avec beaucoup de cérémonie, bien placés au centre de la ville, et, comme on avait affiché à tous les coins de rues un placard tricolore qui annonçait la naissance de notre compagnie, les petits bourgeois, escortés de leur femme et de leur famille, se firent une fête d’inspecter le navire. Je me tenais toujours en évidence dans mon plus bel uniforme pour donner des renseignements, comme si j’avais été un interprète de l’Agence Cook à l’usage des touristes, cependant que nos quartiers-maîtres récoltaient une moisson de gros sous à accompagner personnellement des groupes. Mais lorsque le changement eut lieu, – changement qui nous fit descendre la rivière d’un mille et demi pour nous amarrer à un quai boueux et sordide, – alors en vérité la désolation de la solitude nous échut en partage. Ce fut une complète et muette stagnation ; car, comme le navire était prêt à prendre la mer jusque dans le plus petit détail, qu’il gelait ferme et que les jours étaient courts, nous étions absolument oisifs, oisifs au point de rougir de honte, quand la pensée nous venait que, pendant tout ce temps, nos salaires continuaient à courir. Le jeune Cole en était chagrin, parce que, disait-il, on n’avait plus aucun entrain le soir après avoir paressé ainsi toute la journée ; le banjo même perdait de son charme depuis que rien n’empêchait plus d’en gratter sans discontinuer entre les repas. Le bon Paramor, – c’était véritablement un excellent homme, – devint malheureux autant qu’il était possible à son heureuse nature, jusqu’à ce qu’un jour lugubre je lui suggérai, par pure malice, d’occuper l’énergie assoupie de l’équipage à haler les deux câbles sur le pont et à les retourner de bout en bout. M. Paramor parut un moment radieux. Excellente idée ! » Mais aussitôt après sa figure s’allongea Ma foi ! Oui. Mais nous ne pouvons pas faire durer cela plus de trois jours », murmura-t-il d’un air de mécontentement. Je me demande combien de temps il pensait que nous resterions amarrés au quai d’un faubourg de Rouen, mais je sais que les câbles furent bel et bien halés et tournés bout pour bout conformément à mon conseil satanique, puis remis en place, et leur existence même avait été complètement oubliée, je crois, avant qu’un pilote français ne vînt à bord pour descendre notre navire jusqu’en rade du Havre. Vous pensez peut-être que cet état d’oisiveté forcée favorisa l’avancement de la fortune d’Almayer et de sa fille. Il n’en fut rien pourtant. Comme sous le coup de quelque mauvais sort, l’irruption de mon camarade banjoïste, relatée précédemment, arrêta court ce fatal coucher de soleil durant de nombreuses semaines encore. Il en fut toujours de même avec ce livre commencé en 1889 et terminé en 1894, – le plus court de tous les romans que je devais écrire par la suite. Entre l’exclamation du début par laquelle Almayer entend sa femme l’appeler pour dîner et l’invocation d’Abdullah son ennemi au Dieu de l’Islam, le Miséricordieux, le Compatissant », qui termine le livre, devaient survenir plusieurs longues traversées, une visite pour me servir de la phraséologie distinguée qui convient en la circonstance aux lieux certains d’entre eux, du moins où s’était passée mon enfance, et enfin la réalisation de quelques vaines paroles de cette enfance où s’était exprimée la fantaisie d’un cœur romantique et léger. C’est en 1868, alors que j’avais dix ans environ, que, regardant une carte d’Afrique de cette époque et mettant le doigt sur l’espace blanc qui représentait alors l’inconnu mystérieux de ce continent, je me dis avec une assurance parfaite et une étonnante audace qui ne sont plus maintenant dans ma nature Quand je serai grand, j’irai là ! » Et naturellement je n’y pensai plus jusqu’à ce qu’un quart de siècle plus tard ou à peu près, une occasion s’offrit d’y aller, – comme si le péché d’audace de mon enfance devait retomber sur la tête de l’homme mûr. Oui, je fus là, là étant cette région des Chutes Stanley qui, en 1868, était le plus blanc des espaces blancs de la surface figurée de la terre. Et le manuscrit de la Folie Almayer », que j’emportai avec moi comme si ç’eût été un talisman ou un trésor, alla aussi là. Qu’il pût jamais sortir de là semble avoir été un dessein particulier de la Providence ; car une bonne part de mes autres possessions, d’une valeur infiniment plus grande et de plus d’utilité pour moi, y restèrent, par suite de déplorables accidents de transport. Je me rappelle, entre autres, un certain tournant, spécialement fâcheux, du Congo, entre Kinshasa et Léopoldville, – surtout quand on devait le franchir dans une grande pirogue avec seulement la moitié du nombre convenable de pagayeurs. Peu s’en fallut que je ne fusse le second blanc noyé à cet intéressant endroit par un canot chaviré. Le premier avait été un jeune officier belge ; l’accident était arrivé quelques mois auparavant, et lui aussi rentrait dans sa patrie, peut-être pas aussi malade que je l’étais, – mais enfin il rentrait chez lui. Je franchis ce tournant, plus ou moins en vie, quoique je fusse trop malade pour me soucier de ce qui pourrait m’arriver ; et, toujours avec la Folie Almayer » parmi mes bagages fort diminués, je parvins à cette délectable capitale, Boma, où, avant le départ du vapeur qui devait me ramener, j’eus le temps de souhaiter cent fois ma mort avec une parfaite sincérité. À cette époque, il n’existait encore que sept chapitres de la Folie Almayer, » mais le chapitre suivant de ma propre histoire fut celui d’une longue, longue maladie et d’une très triste convalescence. Genève, ou plus précisément l’établissement hydrothérapique de Champel, est rendu à jamais fameux par l’achèvement du huitième chapitre de l’histoire de la décadence et de la chute d’Almayer. Les événements du neuvième sont inextricablement mêlés aux détails de l’aménagement d’un entrepôt au bord de la Tamise, entrepôt qui appartenait à une maison de la Cité dont le nom importe peu ici. Mais ce travail, entrepris pour me réhabituer à l’activité d’une existence normale, fut bientôt achevé. La terre n’avait rien qui pût me retenir plus longtemps. Et c’est ainsi que ce mémorable roman se trouva, – comme un fût de madère de choix, – porté durant trois ans çà et là sur la mer. Si ce traitement en augmenta ou non la qualité, c’est ce que je ne saurais dire. En tout cas cela n’en améliora pas l’apparence. Le manuscrit en prit un aspect fané et un ton jaunâtre de vieux papier. Il devenait à la fin déraisonnable de supposer que quoi que ce fût au monde pût jamais arriver à Almayer et Nina. Et pourtant une chose plus invraisemblable encore en mer devait réveiller leur activité assoupie. Novalis n’a-t-il pas dit Il est certain que ma conviction s’accroît infiniment du moment qu’une autre âme la partage. » Et qu’est-ce qu’un roman, sinon une conviction dans l’existence d’autres êtres, assez forte pour prendre une forme de vie imaginaire plus claire que la réalité même, et où l’accumulation d’épisodes choisis surpasse l’histoire documentaire ? La Providence qui sauva mon manuscrit au milieu des rapides du Congo le communiqua à une âme secourable très loin sur la mer. Il serait pour moi de la plus grande ingratitude d’oublier jamais le visage blême et creusé, et les yeux noirs enfoncés dans les orbites de cet étudiant de Cambridge il voyageait pour sa santé » à bord de l’excellent navire le Torrens à destination de l’Australie, qui fut le premier lecteur de la Folie Almayer », – le premier lecteur que j’aie jamais eu. Cela vous ennuierait-il beaucoup de lire un manuscrit d’une écriture du genre de la mienne ? » lui demandai-je un soir, sous le coup d’une impulsion soudaine, à la suite d’une longue conversation dont le sujet avait été l’Histoire de Gibbon. Jacques tel était son nom était venu s’asseoir dans ma cabine, pendant un quart des plus orageux, après m’avoir apporté un livre tiré de sa provision de voyage. Pas le moins du monde », répondit-il du ton le plus courtois et avec un faible sourire. Comme j’ouvrais un tiroir, sa curiosité soudainement éveillée lui donna une expression d’attention tendue. Je me demande ce qu’il s’attendait à voir. Un poème peut-être. Impossible de le deviner maintenant. Ce n’était pas un homme froid, mais calme, et plus encore assujetti par la maladie, – un homme volontiers silencieux et de la plus simple modestie dans les rapports habituels, mais avec, dans toute sa personne, quelque chose de particulier qui tranchait sur le reste de nos soixante passagers. Ses yeux étaient pensifs, son regard semblait dirigé en dedans. Avec la réserve charmante qui lui était habituelle, et d’une voix voilée et sympathique, il demanda — Qu’est-ce que c’est ? – C’est une sorte de récit, répondis-je avec effort. Ce n’est même pas encore terminé. Mais j’aimerais savoir ce que vous en pensez. » Il mit le manuscrit dans la poche de côté de son veston je revois parfaitement ses longs doigts bruns le plier dans la longueur. Je le lirai demain », fit-il en saisissant la poignée de la porte, puis, après avoir attendu un moment propice du roulis du navire, il ouvrit la porte et disparut. Comme il partait, j’entendis le grondement prolongé du vent, le bruit de l’eau roulant sur le pont du Torrens et le mugissement adouci et comme lointain de la grosse mer. J’eus conscience d’une agitation croissante dans la turbulence de l’océan, et le sentiment professionnel fit naître en moi la pensée qu’à huit heures, dans une autre demi-heure tout au plus, il faudrait serrer les perroquets. Le lendemain, mais cette fois vers quatre heures de l’après-midi, Jacques entra dans ma cabine. Il portait un énorme cache-nez autour du cou et tenait le manuscrit à la main. Il me le rendit avec un regard fixe, mais sans prononcer une parole. Je le pris en silence. Il s’assit sur le canapé et ne dit rien encore. J’ouvris et refermai le tiroir de mon bureau sur lequel se trouvait une ardoise de lock couverte d’écriture dans son cadre de bois et qui attendait d’être reportée au net sur ce genre de livre que j’étais habitué à écrire avec soin, le livre de bord du navire. Je tournai carrément le dos au pupitre. Et même alors Jacques ne prononça pas un mot. Eh ! bien, qu’en dites-vous ? demandai-je enfin. Cela mérite-t-il d’être terminé ? » Cette question exprimait exactement ma pensée. — Assurément », répondit-il d’un ton calme, voilé ; puis il toussa légèrement. — Cela vous a-t-il intéressé ? » demandai-je ensuite presque dans un murmure. — Beaucoup ! » Après une pause, je me mis à suivre attentivement le fort roulis du navire et Jacques s’étendit sur le canapé. Le rideau de mon lit allait et venait comme si c’eût été un punkah ; la lampe de la cloison encerclée dans son balancier et, de temps en temps, la porte de la cabine étaient légèrement secouées parmi les bouffées du vent. C’est par 40°de latitude Sud et presque à la longitude de Greenwich, autant que je puis me rappeler, que se déroulèrent ces paisibles rites de la résurrection d’Almayer et de Nina. Dans le silence prolongé il me vint à l’esprit que cette histoire contenait passablement de narration rétrospective, dans l’état où elle était. Pouvait-on en suivre l’action, me demandai-je à moi-même, comme si déjà le romancier était né dans le corps du marin. Mais j’entendis sur le pont le sifflet de l’officier de quart et restai en alerte pour saisir l’ordre qui allait suivre cet avertissement. Il me parvint comme un faible et furieux appel Brassez carré derrière ! » – Ah ! pensai-je en moi-même, un coup de vent d’Ouest qui s’amène ! » Alors je me tournai vers mon premier lecteur qui, hélas ! ne devait pas vivre assez longtemps pour connaître la fin de l’histoire. — Maintenant laissez-moi vous demander encore une chose l’histoire est-elle suffisamment claire à votre avis, telle qu’elle est ? » Il releva ses sombres yeux bienveillants vers mon visage et sembla surpris. — Mais oui, parfaitement. » Ce fut tout ce que je devais entendre tomber de ses lèvres touchant les mérites de la Folie Almayer ». Nous ne reparlâmes plus jamais du livre. Une longue période de mauvais temps survint et je n’eus d’autre pensée que celle du service, cependant que le pauvre M. Jacques attrapait un rhume fatal et devait rester confiné dans sa cabine. Lorsque nous arrivâmes à Adélaïde, le premier lecteur de ma prose partit aussitôt pour l’intérieur et mourut enfin assez soudainement en Australie ou peut-être durant son voyage de retour par le canal de Suez. Je n’en suis pas sûr maintenant et je ne pense pas que je l’aie jamais su précisément, quoique je me fusse enquis de lui à maintes reprises auprès de quelques-uns de nos passagers de retour qui, se promenant pour voir le pays » pendant que le navire était au port, l’avaient rencontré ici ou là. À la fin nous partîmes, rentrant à notre port d’attache, sans que j’eusse ajouté une ligne au griffonnage nonchalant des nombreuses pages que le pauvre M. Jacques avait eu la patience de lire alors que les ombres mêmes de l’Éternité s’amassaient déjà dans les profondeurs de ses bons yeux caves. L’intention que son simple et décisif Assurément » m’avait insinuée sommeillait en moi, mais n’attendait qu’une occasion. Je peux dire que je suis maintenant obligé, inconsciemment obligé, d’écrire volume après volume, comme autrefois j’étais obligé d’aller à la mer voyage après voyage. Les pages doivent se suivre l’une l’autre comme les lieues se suivaient jadis jusqu’à cette fin déterminée qui, puisqu’elle est la Vérité elle-même, est Une, – une pour tous les hommes et pour toutes les occupations. Je ne sais laquelle de ces deux impulsions m’a paru la plus mystérieuse et la plus étonnante. Encore, pour écrire, de même que pour devenir marin, m’a-t-il fallu attendre une occasion. Qu’on me permette d’avouer ici que je n’ai jamais été de ces gens étonnants qui navigueraient dans un baquet pour le plaisir, et, si je puis m’enorgueillir de mon esprit de suite, il en fut de même lorsque je me mis à écrire. Il y a des gens, m’a-t-on dit, qui écrivent en wagon, et le feraient peut-être assis les jambes croisées sur une corde à linge ; mais j’avoue que ma disposition sybaritique ne me permet d’écrire que si j’ai quelque chose qui ressemble au moins à une chaise. Ligne à ligne plutôt que page à page, telle fut la croissance de la Folie Almayer ». C’est ainsi qu’il m’arriva presque de perdre le manuscrit, qui s’étendait maintenant jusqu’aux premiers mots du neuvième chapitre, à la gare de la Friedrichstrasse à Berlin comme vous voyez alors que je me rendais en Pologne ou plus précisément en Ukraine. Un matin, de bonne heure, j’oubliai mon sac au buffet. Un digne et intelligent Kofferträger le sauva. Cependant, dans mon anxiété, ce n’est pas du tout au manuscrit que je pensais, mais à toutes les autres choses qui se trouvaient dans ce sac. À Varsovie où je restai deux jours, ces pages vagabondes ne furent jamais exposées à la lumière, sauf une fois à la lumière des bougies pendant que le sac demeurait ouvert sur une chaise. Je m’habillais pour aller dîner à un club sportif. Un de mes amis d’enfance il avait appartenu au service diplomatique, mais faisait maintenant valoir des terres paternelles, et nous ne nous étions pas revus depuis plus de vingt ans était assis sur le canapé, m’attendant pour m’y accompagner. — Racontez-moi donc quelque chose de votre vie tout en vous habillant », me suggéra-t-il aimablement. Je ne crois pas que je lui aie dit grand’chose de ma vie alors, ni par la suite. La conversation du petit groupe choisi avec lequel il me fit dîner fut des plus animées et embrassa de nombreux sujets, depuis la chasse aux fauves en Afrique jusqu’au dernier poème publié dans une revue très moderniste, éditée par de très jeunes gens et patronnée par la plus haute société. Mais elle n’aborda jamais la Folie Almayer », et le lendemain matin, dans une obscurité ininterrompue, cet inséparable compagnon continua à rouler avec moi dans la direction du Sud-Est vers le gouvernement de Kiev. À cette époque, il fallait huit heures de voiture, sinon plus, pour se rendre de la gare du chemin de fer à la maison de campagne qui était ma destination. Dear boy » ces mots étaient toujours écrits en anglais, c’est ainsi que commençait la dernière lettre qu’à Londres j’avais reçue de cette maison. Fais-toi conduire à la seule auberge de l’endroit, dîne aussi bien que tu le pourras, et dans la soirée mon propre serviteur particulier factotum et majordome, M. V… S… je te préviens qu’il est de noble extraction, se présentera devant toi pour t’annoncer l’arrivée du petit traîneau qui doit t’amener ici le lendemain. J’envoie avec lui ma fourrure la plus épaisse qui, je pense, avec le genre de pardessus que tu dois avoir t’empêchera de geler en route. » En effet, alors que je dînais, servi par un garçon juif, dans une énorme chambre à coucher à allure de grange avec un plancher fraîchement peint, la porte s’ouvrit et, dans son costume de voyage, longues bottes, haut bonnet de peau de mouton, paletot court serré par une ceinture de cuir, le M. V… S… de noble extraction, homme de trente-cinq ans environ, apparut avec un air de perplexité répandu sur sa physionomie ouverte et moustachue. Je me levai de table et l’accueillis en polonais, avec, je l’espère, la nuance juste de considération qu’exigeait son sang noble et sa situation de serviteur particulier. Sa figure s’éclaira d’étonnante façon. J’appris plus tard qu’en dépit des assurances réitérées de mon oncle, le brave garçon avait conservé des doutes sur notre compréhension réciproque. Il s’imaginait que je lui parlerais dans une langue étrangère. Ses derniers mots en montant en traîneau pour venir me chercher avaient pris la forme d’une exclamation anxieuse — Bien ! Eh bien ! Me voilà parti, mais Dieu seul sait comment je me ferai entendre du neveu de notre maître. » Nous nous comprîmes très bien dès l’abord. Il s’occupa de moi comme si je n’eusse pas été une grande personne. J’eus la délicieuse sensation d’un garçon au retour de l’école, quand le lendemain matin il m’enveloppa dans un énorme paletot de voyage en peau d’ours et prit place, d’un air protecteur, à mon côté. Le traîneau était tout petit et avait l’air tout à fait insignifiant, presque d’un jouet, derrière les quatre gros chevaux bais attelés deux à deux. Nous trois, en comptant le cocher, le remplissions complètement. C’était un jeune garçon aux yeux bleu clair le grand col du paletot de fourrure de sa livrée encadrait sa figure pleine de bonne humeur et la protégeait jusqu’au sommet de la tête. — Dites-moi, Joseph, lui dit mon compagnon, pensez-vous que nous puissions arriver à la maison avant six heures ? » Sa réponse fut que nous arriverions sûrement, avec l’aide de Dieu, et pourvu qu’il n’y eût aucun amoncellement de neige dans l’espace compris entre des villages dont les noms sonnèrent on ne peut plus familièrement à mes oreilles. Il se montra excellent cocher, témoignant d’un instinct sûr pour tenir sa route au milieu des champs couverts de neige, et sachant obtenir de ses chevaux tout ce qu’ils pouvaient fournir. — C’est le fils de ce Joseph dont je suppose que le capitaine se souvient. Celui qui conduisait feu la grand’mère du capitaine, de sainte mémoire », déclara V… S… tout en disposant autour de mes pieds les couvertures de fourrure. Je me rappelais parfaitement le fidèle Joseph qui conduisait ma grand’mère. Parbleu ! C’est lui qui m’avait laissé tenir les guides pour la première fois de ma vie et qui me permettait de jouer hors de la remise avec le grand fouet de la voiture à quatre chevaux. — Qu’est-il devenu ? demandai-je. Il ne sert plus, je suppose ? » — Il servait notre maître, » fut la réponse. Mais il est mort du choléra il y a environ dix ans maintenant, – pendant la grande épidémie que nous avons eue. Et sa femme est morte en même temps. De toute la maisonnée, ce garçon est le seul qui ait échappé. » Le manuscrit de la Folie Almayer » reposait dans la valise sous nos pieds. Je revis le soleil se coucher sur la plaine comme je le voyais dans les voyages de mon enfance. Il se coucha, clair et rouge, s’enfonçant dans la neige, en pleine vue, comme s’il se couchait sur la mer. Il y avait vingt-trois ans que je n’avais vu le soleil se coucher sur cette terre. Nous continuâmes notre route dans l’obscurité qui tombait rapidement sur la livide étendue de neige, jusqu’à ce que, d’une lande blanche qui se joignait au ciel, surgît la forme noire de groupes d’arbres autour d’un village de la plaine ukrainienne. Une chaumière ou deux passèrent à nos côtés, un interminable mur bas, puis ce furent, brillant faiblement et clignotant à travers un écran de sapins, les lumières de la maison du maître. Ce même soir, le manuscrit errant de la Folie Almayer » fut déballé et posé sans ostentation sur le secrétaire de ma chambre, la chambre d’ami qui, – j’en fus informé d’un ton faussement dégagé, – m’avait attendu depuis quelque quinze ans ou presque. Le manuscrit n’attira pas l’attention de cette affectueuse présence qui s’activait autour du fils de sa sœur favorite. — Tu n’auras pas beaucoup de temps à toi pendant ta visite ici, frère, me dit-il, – cette forme d’interpellation empruntée au langage de nos paysans était la forme habituelle de sa plus vive bonne humeur dans ses moments d’épanchement affectueux. – Je ne cesserai de venir bavarder. » En fait, nous eûmes toute la maison pour bavarder et nous passâmes notre temps à faire irruption l’un chez l’autre. J’envahissais la retraite de son cabinet de travail dont l’objet principal était un colossal encrier d’argent qui lui avait été donné pour sa cinquantième année par une souscription de ses pupilles alors en vie. Il avait été le tuteur d’un grand nombre d’orphelins appartenant à des familles de propriétaires-terriens des trois provinces méridionales, depuis 1860. Quelques-uns avaient été mes camarades d’école et de jeux, mais aucun d’eux, fille ou garçon, n’avait jamais, que je sache, écrit un roman. Un ou deux étaient plus âgés que moi, considérablement plus âgés même. L’un d’eux, qui nous rendait visite dans ma petite enfance, était celui qui le premier m’avait juché sur un cheval, et son équipage à quatre, son parfait talent d’écuyer et son adresse pour les exercices en général avaient été l’une de mes premières admirations. Il me semble que je revois ma mère qui, d’une colonnade devant la fenêtre de la salle à manger, me regarde monter sur le poney tenu en bride, autant que je me souvienne, par ce même Joseph, le groom spécialement attaché au service de ma grand’mère, – et qui mourut du choléra. C’était certainement un jeune homme avec une casaque bleu foncé, et un immense pantalon de cosaque, qui étaient la livrée des hommes d’écurie. Ce devait être en 1864, mais, pour prendre d’autres points de repère, c’était certainement l’année où ma mère avait obtenu la permission de venir de l’exil où elle avait suivi mon père, et de se rendre dans le Sud pour aller voir les siens. Pour cela aussi, il lui avait fallu demander une permission et je sais qu’une des conditions mises à cette faveur était qu’elle serait traitée exactement comme si elle était elle-même une exilée. Cependant, deux ans plus tard, en mémoire de son frère aîné qui avait servi dans les Gardes et qui, mort prématurément, avait laissé une foule d’amis et un souvenir très cher dans le grand monde de Saint-Pétersbourg, un personnage influent obtint pour elle cette permission, – qu’on appelait la Très Haute Grâce, – d’un congé de trois mois hors d’exil. C’est aussi l’année où je commence à me rappeler ma mère avec plus de netteté qu’une simple présence protectrice au large front et dont les yeux avaient une expression de douce autorité ; et je me rappelle aussi la grande réunion de parents proches ou éloignés, et les têtes grises des amis de la famille qui étaient venus lui rendre hommage de leur respect et de leur amour dans la maison de ce frère favori qui, quelques années plus tard, allait devoir me tenir lieu de l’un et l’autre de mes parents. Je ne compris pas alors la tragique signification de tout cela, quoique les docteurs vinssent aussi, je m’en souviens bien. Elle ne manifestait aucun signe de maladie, – mais je pense que déjà ils avaient prononcé sa condamnation, à moins peut-être qu’un changement d’air dans un climat méridional ne permît de rétablir ses forces chancelantes. Il me semble que pour moi c’est la période la plus heureuse de mon existence. Il y avait là ma cousine, une petite fille délicieuse et vive, de quelques mois plus jeune que moi, dont la vie amoureusement surveillée, comme celle d’une princesse royale, se termina vers sa quinzième année. Il y avait aussi d’autres enfants, dont beaucoup sont morts à présent, et beaucoup dont j’ai oublié jusqu’aux noms. Sur tout cela est suspendue l’ombre accablante du Grand Empire Russe, – l’ombre chargée de la noirceur d’une haine nationale nouvelle, née et entretenue par l’école des journalistes de Moscou contre les Polonais, après la malheureuse insurrection de 1863. Nous voici bien loin du manuscrit de la Folie Almayer », mais la mention publique de ces impressions n’est pas le caprice d’un inquiet égoïsme. Ce sont là aussi des choses humaines, dont l’appel se fait déjà lointain. Il convient qu’on laisse aux enfants du romancier quelque chose de plus que les couleurs et les figures de son labeur créateur. Ce qui, dans les années de leur maturité, peut paraître aux autres le côté le plus énigmatique de leur nature et leur rester peut-être toujours obscur à eux-mêmes, sera leur réponse inconsciente à la voix intérieure de cet inexorable passé dont sont lointainement issues aussi bien son œuvre d’imagination que leurs propres personnalités. Ce n’est que dans l’imagination des hommes que toute vérité trouve une réelle et indéniable existence. C’est l’imagination, non pas l’invention, qui est maîtresse suprême de l’art comme de la vie. L’expression imaginaire et exacte d’authentiques souvenirs peut servir dignement cet esprit de piété envers toutes les choses humaines, qui sanctionne aussi bien les conceptions d’un romancier que les émotions de l’homme qui passe en revue sa propre expérience. II Comme je l’ai dit, j’étais occupé à défaire mes bagages après un voyage de Londres en Ukraine. Le manuscrit de la Folie Almayer », – mon compagnon depuis trois ans et plus, et alors dans le neuvième chapitre de son âge, – était posé sans la moindre ostentation sur le secrétaire qui se trouvait entre deux fenêtres. Il ne me vint pas à l’esprit de l’y ranger dans un tiroir, mais mon regard fut attiré par la forme harmonieuse qu’avait la poignée de cuivre de ce même tiroir. Deux candélabres à quatre bougies toutes allumées donnaient un air de fête à la chambre qui pendant tant d’années avait attendu le neveu errant. Les persiennes étaient closes. À cinq cents mètres environ de la chaise sur laquelle j’étais assis se trouvait la première chaumière du village, – lequel faisait partie de la propriété de mon grand-père, et le seul qui restât dans la possession d’un membre de la famille et au-delà du village, dans les ténèbres illimitées de la nuit d’hiver s’étendaient de vastes champs sans clôture, – non pas une plaine unie et âpre, mais de la bonne terre à blé, ondulée de collines, toutes blanches maintenant, avec des bouquets d’arbres noirs nichés dans les creux. La route par laquelle j’étais venu traversait le village et faisait un coude juste au-delà des grilles qui fermaient la courte avenue. Quelqu’un s’en allait sur le chemin creux couvert de neige un tintement vif de clochettes s’insinuait graduellement dans la quiétude de la chambre comme un mélodieux murmure. Mon déballage avait été surveillé par le domestique qui était venu pour m’aider et qui n’avait guère fait que de rester attentif, mais inutile auprès de la porte. Je n’avais pas le moins du monde besoin de lui, mais je ne voulais pas lui dire de s’en aller. C’était un jeune garçon, certainement plus jeune que moi de dix ans. Je n’étais pas venu, – je ne dirai pas dans cet endroit, – mais à vingt lieues de là, depuis l’année 1867 et pourtant sa physionomie ouverte et son type de paysan me semblaient étrangement familiers. Il aurait pu être un descendant, fils ou petit-fils des domestiques dont les visages amicaux m’avaient été familiers durant ma prime jeunesse. En vérité, il n’avait pas droit à tant de considération de ma part. Il venait de quelque village des environs et avait été récemment promu valet de chambre après avoir appris le service à l’office de deux ou trois maisons. Je le sus le lendemain par le digne V… à qui je le demandai. J’aurais pu m’épargner cette question. Je découvris bientôt que tous les visages de la maison et tous ceux du village graves visages à longues moustaches des chefs de famille, visages frais des jeunes hommes, visages des petites filles aux beaux cheveux, visages superbes et halés, larges fronts des mères entrevus à la porte de leur chaumière, ils m’étaient tous aussi familiers que si je les avais connus depuis l’enfance, et que si mon enfance ne remontait qu’à avant-hier. Le tintement des clochettes du voyageur, après s’être accru, s’était dissipé rapidement et le furieux aboiement des chiens du village s’était enfin calmé. Mon oncle, allongé sur le coin d’un petit divan, fumait son long chibouk turc en silence. — Tu as mis un bien joli secrétaire dans ma chambre, remarquai-je. — À la vérité, il t’appartient, me répondit-il, les yeux fixés sur moi, avec une expression songeuse et grave qu’il n’avait cessé d’avoir depuis mon arrivée dans la maison. Il y a quarante ans, ta mère avait coutume d’écrire à cette même table. Chez nous, à Oratow, on l’avait mis dans le petit salon qui, par un accord tacite, avait été réservé aux jeunes filles, – j’entends par là ta mère et sa sœur qui mourut si jeune. C’était un cadeau que leur avait fait l’oncle Nicolas Bobrowski quand ta mère avait dix-sept ans et ta tante deux ans de moins. C’était une bien charmante et délicieuse jeune fille que ta tante, je suppose que tu n’en as guère su que le nom. Elle ne brillait pas d’une beauté exceptionnelle ni d’un esprit très cultivé en cela ta mère lui était bien supérieure. Mais son bon sens, l’admirable douceur de sa nature, son exceptionnelle amabilité et sa gentillesse dans les relations quotidiennes la rendaient chère à tous. Sa mort fut un terrible coup et une grande perte morale pour nous tous. Si elle avait vécu, elle aurait apporté les plus grandes bénédictions sur la demeure où il lui aurait été donné d’entrer comme femme, comme mère ou comme maîtresse de maison. Elle aurait fait naître autour d’elle une atmosphère de paix et de contentement que seuls peuvent créer ceux qui savent aimer avec désintéressement. Ta mère, – d’une bien plus grande beauté, exceptionnellement distinguée dans sa personne, ses manières et son esprit, – était d’un caractère moins facile. Plus brillamment douée, elle demandait aussi davantage à la vie. À cette époque spécialement pénible, nous fûmes très inquiets de son état. Atteinte dans sa santé par le choc que lui avait causé la mort de son père elle se trouvait seule à la maison avec lui quand il expira soudainement, elle était déchirée par le combat intérieur qui se livrait entre son amour pour l’homme qu’elle allait à la fin épouser, et l’opposition déclarée que son père n’avait cessé de mettre à cette union. Incapable de manquer à cette mémoire chérie et de ne tenir aucun compte d’un jugement qu’elle n’avait cessé de respecter et de suivre, et, d’autre part, sentant l’impossibilité de résister à un sentiment si profond et si vrai, elle semblait ne pas devoir conserver son équilibre moral et mental. En proie à une lutte intérieure, elle ne pouvait communiquer aux autres ce sentiment de paix qu’elle n’éprouvait pas elle-même. Ce n’est que plus tard, quand elle fut enfin unie à l’homme qu’elle avait choisi, qu’elle manifesta ces dons extraordinaires d’esprit et de cœur qui lui acquirent le respect et l’admiration de nos ennemis mêmes. Supportant avec une calme fermeté les épreuves d’une vie qui reflétait toutes les infortunes nationales et sociales de la communauté, elle incarna la plus noble conception du devoir comme femme, comme mère et comme patriote, partageant l’exil de son mari et représentant l’idéal de la femme polonaise. Notre oncle Nicolas n’était pas un homme très accessible aux sentiments d’affection. À part son culte pour le grand Napoléon, il n’a aimé réellement, je crois, que trois personnes au monde sa mère, – ta grand’mère que tu as vue, mais que tu ne peux assurément pas te rappeler, – son frère, notre père dans la maison duquel il a habité si longtemps, et de nous tous, ses neveux et nièces qui avions grandi près de lui, ta mère seule. Les qualités modestes et aimables de la plus jeune des deux sœurs, il ne sembla pas les distinguer. Ce fut moi qui ressentis le plus profondément le coup inattendu qui s’abattit sur la famille, moins d’un an après que j’en étais devenu le chef. Ce fut une catastrophe véritablement inattendue. En venant chez nous en voiture un après-midi d’hiver, pour me tenir compagnie dans notre maison vide, où il me fallait demeurer en permanence pour administrer la propriété et m’occuper d’affaires compliquées les jeunes filles venaient chacune à tour de rôle, chaque semaine, en venant, dis-je, de chez la comtesse Tekla Potocka où notre mère invalide habitait alors pour se trouver à proximité d’un médecin, ils se perdirent et s’enfoncèrent dans la neige. Elle était seule avec le cocher et le vieux Valéry, le domestique particulier de feu notre père. Impatiente de ce retard, tandis qu’ils essayaient de sortir de là, elle sauta à bas du traîneau et se mit à chercher la route elle-même. Tout ceci se passa en 1851, à moins de quatre lieues de la maison où nous sommes en ce moment. Ils retrouvèrent bientôt la route ; mais la neige s’était remise à tomber en abondance et il leur fallut encore quatre heures pour atteindre la maison. Les deux hommes avaient enlevé leurs grands manteaux doublés de peau de mouton et l’avaient enveloppée dans leurs propres couvertures pour la préserver du froid, en dépit de ses protestations, de ses ordres et même de son refus absolu, comme Valéry me le raconta plus tard. Comment pourrai-je, lui déclara-t-il, aller rejoindre l’âme bénie de mon défunt maître, si je vous laisse attraper du mal tant qu’il y a encore une étincelle de vie dans mon corps ? » Quand ils parvinrent enfin à la maison, le pauvre vieux était raide et sans voix de s’être ainsi exposé au froid, et le cocher ne valait guère mieux, quoiqu’il eût encore la force de conduire lui-même la voiture jusqu’à la remise. Au reproche que je lui fis de s’être aventurée dehors par un temps pareil, elle me répondit, d’une façon qui était bien à elle, qu’elle n’aurait pas pu supporter l’idée de m’abandonner à ma triste solitude. Je ne comprends pas comment on l’avait laissée partir. Je suppose que cela devait être. Elle négligea la petite toux qui survint le lendemain, mais, peu après, une inflammation des poumons se déclara et trois semaines plus tard elle n’était plus. Elle fut la première emportée de la jeune génération confiée à mes soins. Voyez la vanité de toutes les espérances et de toutes les craintes. J’étais à ma naissance le plus frêle de tous les enfants. Pendant des années, je suis resté si délicat que mes parents avaient peu d’espoir de m’élever et cependant j’ai survécu à cinq frères et deux sœurs, et à beaucoup de mes contemporains j’ai survécu à ma femme et à ma fille aussi, – et de tous ceux qui ont eu quelque connaissance de ce temps passé, c’est toi seul qui me restes. Ç’aura été ma destinée de mettre au tombeau prématurément bien des cœurs honnêtes, bien des brillantes promesses, bien des espoirs pleins de vie. » Il se leva brusquement, soupira et me quitta en me disant Nous dînerons dans une demi-heure. » Sans bouger, j’écoutai son pas vif résonner sur le parquet ciré de la pièce voisine, traverser l’antichambre garnie de rayons, et passer dans le salon toutes ces pièces se faisaient suite où il devint imperceptible sur le tapis épais. Mais j’entendis encore se fermer la porte de la chambre à coucher qui lui servait de cabinet de travail. Mon oncle avait alors soixante-deux ans et avait été pendant un quart de siècle le plus avisé, le plus ferme et le plus indulgent des tuteurs, étendant sur moi une affection et un soin paternels, un appui moral qu’il me semblait toujours sentir près de moi jusque dans les endroits les plus reculés de la terre. Quant à M. Nicolas Bobrowski, sous-lieutenant en 1808, lieutenant en 1813 dans l’armée française, et pendant quelque temps officier d’ordonnance du maréchal Marmont, puis capitaine au 2e régiment de chasseurs à cheval de l’armée polonaise, – telle qu’elle exista jusqu’en 1830 dans le royaume réduit qu’avait institué le Congrès de Vienne, – je dois dire que de tout ce lointain passé que j’avais connu par tradition ou un peu de visu, et que m’avaient rappelé les paroles de l’homme qui venait de sortir de la chambre, je n’en conservais qu’une bien incomplète image. Il est évident que j’ai dû le voir en 1864, car il est certain qu’il n’aurait pas manqué l’occasion de voir ma mère, d’autant plus qu’il devait savoir que ce serait la dernière fois. Depuis ma prime jeunesse jusqu’à maintenant, quand j’essaie de me rappeler son image, une sorte de brume s’élève devant mes yeux, une brume à travers laquelle je distingue seulement une tête à cheveux blancs ce qui est exceptionnel dans la famille Bobrowski où il est de règle pour les hommes de devenir chauve avant trente ans et un nez mince, recourbé, plein de dignité, tout à fait dans la tradition physique de la famille. Mais ce n’est pas par ces vestiges fragmentaires d’une humanité périssable qu’il survit dans ma mémoire. Alors que j’étais très jeune, je savais déjà que mon grand-oncle Nicolas était chevalier de la Légion d’honneur et qu’il avait aussi la croix polonaise Virtuti militari. La connaissance de ces glorieux faits m’inspirait un respect plein d’admiration pourtant ce n’était pas ce sentiment, si vif qu’il pût être, qui résumait pour moi la force et le sens de sa personnalité. Il était dépassé par une tout autre et très complexe impression d’effroi, de compassion et d’horreur. M. Nicolas Bobrowski demeurait pour moi l’être infortuné et misérable mais héroïque à qui, une fois dans sa vie, il était arrivé de manger du chien. Il y a plus d’un demi-siècle que j’ai entendu raconter cette histoire et l’impression n’en est pas encore effacée. Je crois bien que c’est la première histoire, disons réaliste, que j’aie entendue de ma vie cependant je ne sais pourquoi elle m’avait fait une si effroyable impression. Bien sûr, je sais à quoi ressemblent les chiens de nos villages, mais pourtant… Non. Même aujourd’hui, en me rappelant l’horreur et la compassion de ma jeunesse, je me demande si j’ai raison de révéler à un monde plein de froideur et de dédain cet effroyable épisode de l’histoire de ma famille. Je me demande si je le dois, étant donné que la famille Bobrowski a toujours été honorablement connue dans une grande partie du pays pour la délicatesse de ses goûts en matière de boire et de manger. Mais après tout, et puisque cette dégradation gastronomique doit rester vraiment à la charge du grand Napoléon, je pense que garder le silence à son sujet serait faire preuve d’une excessive réserve littéraire. Établissons donc la vérité. La responsabilité en incombe à l’homme de Sainte-Hélène, par suite de la déplorable légèreté avec laquelle il a conduit la campagne de Russie. Ce fut durant la mémorable retraite de Moscou que M. Nicolas Bobrowski, en compagnie de deux autres officiers, – sur la moralité et la délicatesse de goût desquels je ne sais absolument rien, – fit gibier d’un chien dans les environs d’un village et ensuite le dévora. Autant que je puis m’en souvenir, l’arme employée avait été un sabre de cavalerie, et l’issue de cet épisode de chasse n’était rien de moins qu’une question de vie ou de mort, tout comme s’il se fût agi d’une rencontre avec un tigre. Un piquet de Cosaques bivouaquait dans ce village perdu au cœur de la forêt lithuanienne. Les trois chasseurs les avaient vus, d’une cachette, s’établir confortablement parmi les chaumières, juste avant la venue hâtive de la nuit d’hiver. Ils les avaient observés avec dégoût et peut-être avec désespoir. Tard dans la nuit, les conseils irréfléchis de la faim triomphèrent des préceptes de la prudence. Rampant à travers la neige, ils se glissèrent jusqu’à la palissade de branches sèches qui enclôt généralement les villages dans cette partie de la Lithuanie. Ce qu’ils espéraient trouver et de quelle manière, et si cette espérance valait le risque, Dieu seul le sait. Cependant ces partis de cosaques, qui la plupart du temps erraient sans officiers, se gardaient généralement fort mal et souvent pas du tout. Le village se trouvant à une grande distance de la ligne de retraite des Français, ils ne pouvaient, en outre, y soupçonner la présence de traînards de la Grande Armée. Les trois officiers s’étaient éloignés de la colonne principale au cours d’une tourmente de neige, et ils s’étaient égarés dans les bois pendant plusieurs jours, ce qui explique suffisamment le dénuement où ils se trouvaient. Leur plan avait été d’essayer d’attirer l’attention des paysans d’une des chaumières les plus rapprochées de la palissade, mais comme ils se préparaient à s’aventurer dans la gueule même du loup, si l’on peut ainsi dire, un chien il est même étrange qu’il n’y en eût qu’un, créature aussi formidable dans la circonstance qu’un loup, se mit à aboyer de l’autre côté de la palissade… À cet endroit du récit que j’ai entendu bien des fois à ma demande de la bouche de ma grand’mère la belle-sœur du capitaine Nicolas Bobrowski, je tremblais toujours d’émotion. Le chien aboya. S’il n’avait rien fait de plus que d’aboyer, trois officiers de la Grande Armée de Napoléon auraient péri honorablement à la pointe des lances des Cosaques ou peut-être, échappant à la poursuite de ceux-ci, seraient morts décemment de faim. Mais avant qu’ils eussent eu même le temps de penser à se sauver, le fatal chien, emporté par l’excès de son zèle, s’élança par une brèche de la palissade. Il s’élança, et mourut. Sa tête d’un seul coup, paraît-il, avait été séparée du corps. Il paraît aussi que plus tard, dans la triste solitude des bois couverts de neige, quand, abrité dans un creux, le petit groupe put allumer un feu, on découvrit que l’état de la curée n’était pas des plus satisfaisants. Non pas que le chien fût maigre, – bien au contraire, il avait l’air d’être malsainement obèse sa peau présentait des endroits nus d’un aspect fort déplaisant. Cependant ils n’avaient pas tué ce chien pour en avoir la peau. Il était de grande taille… Il fut mangé… Le reste est silence… Un silence pendant lequel un petit garçon tremble et dit avec conviction — Moi, je n’aurais pas pu manger de ce chien. Et sa grand’mère reprend avec un sourire — C’est peut-être que tu ne sais pas ce que c’est que d’être affamé. Je l’ai su depuis. Non pas que j’aie été réduit à manger du chien. Je me suis nourri de cet emblématique animal que les frivoles Gaulois dans leur langage appellent de la vache enragée » ; j’ai vécu de viandes salées ; je connais le goût du requin, du tripang, du serpent, de plats impossibles à décrire qui contenaient des choses sans nom, – mais de chien d’un village lithuanien, jamais. Je tiens à ce qu’il soit bien entendu que ce n’est pas moi, mais mon grand-oncle Nicolas, gentilhomme campagnard polonais, chevalier de la Légion d’honneur, etc., qui dans sa jeunesse a mangé du chien lithuanien. Je souhaiterais qu’il ne l’eût pas fait. L’horreur enfantine de cette action pèse encore absurdement sur l’homme grisonnant que je suis. Que puis-je y faire ? Cependant, s’il fut contraint de le manger, qu’on veuille bien se rappeler que ce fut alors qu’il était en service actif, et tout en se comportant bravement au cours du plus grand désastre militaire de l’histoire des temps modernes, et, en quelque sorte, pour le bien de sa patrie. Il l’avait mangé pour apaiser sa faim sans doute, mais aussi pour satisfaire à un désir inapaisable et patriotique, dans l’ardeur d’une grande foi qui subsiste encore et dans la poursuite d’une grande illusion allumée comme un phare décevant par un grand homme pour égarer les efforts d’une brave nation. Pro Patria ! Considéré sous ce jour, ce ne peut sembler qu’un doux et convenable repas. Et, considéré sous ce même jour, mon propre régime de vache enragée » ne semble qu’une impertinente et extravagante forme de complaisance en soi, car pourquoi moi, fils d’une terre que de tels hommes ont retournée de leurs socs et baignée de leur sang, ai-je été poursuivre des repas fantastiques de viandes salées et de durs biscuits sur la haute mer ? Au regard même le plus bienveillant, c’est là une question à laquelle il semble impossible de répondre. Hélas ! je suis convaincu que des hommes d’une impeccable droiture ne seront pas loin de murmurer dédaigneusement le mot de désertion. C’est ainsi qu’un innocent goût d’aventures peut devenir bien amer à la bouche. Il faut faire la part de l’inexplicable, si l’on veut juger la conduite des hommes en ce monde où il n’y a point d’explication définitive. On ne doit porter à la légère aucune accusation de déloyauté. Les apparences de cette vie périssable sont trompeuses comme tout ce qui tombe sous le jugement de nos sens imparfaits. La voix intérieure peut demeurer sincère au sein de ses secrets conciliabules. La fidélité à une tradition particulière peut persister au cours des événements d’une existence détachée, et suivre fidèlement aussi le chemin qu’a tracé une inexplicable impulsion. Il serait trop long d’expliquer cette intime alliance de contradictions dans la nature humaine qui fait que l’amour même prend parfois le visage désespéré de la trahison. Et peut-être n’y a-t-il pas d’explication possible. L’indulgence, – comme on l’a dit, – est la plus intelligente de toutes les vertus. J’ose croire que c’est une des moins communes, sinon la plus rare de toutes. Je ne voudrais pas donner à entendre par là que tous les hommes sont des sots, – ni même la plupart des hommes. Loin de là. Le barbier et le curé, appuyés par l’opinion de tout le village, condamnèrent à juste titre la conduite de l’ingénieux hidalgo qui, s’élançant de son pays natal, s’en fut casser la tête du muletier, mit à mort un troupeau de moutons inoffensifs et connut de fâcheuses expériences dans une certaine écurie. Dieu interdit qu’un rustre indigne échappe à la censure méritée en se pendant à l’étrier du sublime caballero. Sa fantaisie était très noble, très désintéressée et ne pouvait qu’exciter l’envie des plus vils mortels. Mais le charme de cette figure exaltée et dangereuse a plus d’un aspect. Lui aussi, il avait ses faiblesses. Après avoir lu tant de romans il voulut naïvement échapper, et de tout son être même, à l’intolérable réalité des choses. Il souhaita de rencontrer face à face le valeureux géant Brandabarbaran, roi d’Arabie, dont l’armure est faite de la peau d’un dragon et dont le bouclier suspendu à son bras est la porte d’une ville fortifiée. Aimable et naturelle faiblesse ! Simplicité bénie d’un cœur doux et dénué d’artifice ! Qui ne succomberait à une si consolante tentation ? Ce n’en était pas moins une forme de complaisance en soi et l’ingénieux hidalgo de la Manche n’était pas un bon citoyen. Le curé et le barbier n’avaient point tort dans leur critique. Sans aller aussi loin que le vieux roi Louis-Philippe qui avait coutume de dire dans son exil Les peuples ne se trompent jamais ! » on peut admettre que l’assentiment de tout un village contienne quelque part de justice. Fou ! Fou ! Celui qui passa en pieuses méditations la rituelle veillée d’armes près du puits d’une auberge et qui, à la pointe du jour, s’agenouilla avec révérence pour se faire sacrer chevalier par un gras et malin fripon d’aubergiste, n’est pas loin de toucher à la perfection. Il chevauche, la tête auréolée d’un halo, saint patron de toutes les existences gâchées, ou sauvées, par la grâce irrésistible de l’imagination. Mais ce ne fut pas un bon citoyen. Peut-être était-ce cela tout simplement que signifiait cette exclamation lancée par mon précepteur, et que je n’ai jamais oubliée. C’était durant la belle année 1873, la dernière année précisément où j’aie eu de bonnes vacances. J’ai connu ensuite des années gâchées, assez belles pourtant, et qui ne furent pas sans profit, mais l’année dont je parle fut la dernière de mes vacances d’écolier. D’autres raisons encore me feraient me rappeler cette année-là, mais elles sont trop longues pour que je puisse les donner ici. En outre elles n’ont rien à faire avec ces vacances. Ce qui a trait à ces vacances, c’est qu’avant le jour où cette remarque me fut faite, nous avions vu Vienne, le haut Danube, Munich, les chutes du Rhin, le lac de Constance, – en fait ce furent de mémorables vacances de voyage. Nous venions de parcourir à petites journées la vallée de la Reuss. C’était un temps de délices. C’était beaucoup plus une promenade qu’un voyage. Après avoir débarqué d’un steamer à Fluelen sur le lac de Lucerne, nous nous trouvâmes à la fin du second jour, comme le crépuscule enveloppait notre marche paisible, un peu plus loin que Hospenthal. Ce n’est pas ce jour-là que la remarque me fut faite ; dans l’ombre de cette vallée profonde et après avoir laissé derrière nous les habitations des hommes, nos pensées ne s’attachaient pas à des principes moraux, mais au simple problème d’un souper et d’un gîte. On ne voyait rien poindre qui y ressemblât et nous songions à retourner sur nos pas lorsque soudain, à un tournant de route, nous aperçûmes un bâtiment, fantomal dans le crépuscule. À cette époque les travaux du tunnel du Saint-Gothard étaient en cours et cette magnifique entreprise souterraine était la raison directe de ce bâtiment inattendu, isolé au pied même de la montagne. Il était long sans être grand ; il était bas ; il était fait de planches sans aucun ornement, dans le style des baraques de campement, avec l’encadrement blanc des fenêtres tranchant sur l’aspect jaune de sa façade unie. Cependant c’était un hôtel ; il portait même un nom que j’ai oublié. Mais aucun portier galonné d’or ne se tenait à son humble porte. Une laide et vigoureuse servante répondit à nos questions, puis survinrent l’homme et la femme qui tenaient cet hôtel. Il était clair qu’on n’y attendait aucun voyageur, et peut-être qu’on n’en désirait pas dans cette étrange hôtellerie qui, par son style sévère, ressemblait à la maison qui surmonte la coque peu marine des arches de Noé enfantines, universelle possession de l’enfance européenne. Son toit pourtant n’était pas à charnières et il n’était point rempli jusqu’aux bords d’animaux en bois peint et marbré. L’animal vivant dénommé touriste ne s’y montrait nulle part. On nous servit quelque chose à manger, dans une pièce longue et étroite, au bout d’une table longue et étroite qui semblait à ma perception fatiguée et à mes yeux assoupis être une balançoire, sans qu’il y eût quelqu’un à l’autre bout pour faire contrepoids à nos deux personnes couvertes de la poussière des routes… Nous nous hâtâmes de monter nous coucher dans une chambre qui sentait le sapin et j’étais profondément endormi avant même que ma tête eût touché l’oreiller. Le matin mon précepteur un étudiant de l’Université de Cracovie m’éveilla de bonne heure, et tandis que nous nous habillions, il me dit Il doit y avoir bien du monde dans cet hôtel. J’ai entendu un bruit de conversations jusqu’à onze heures. » J’en fus on ne peut plus surpris je n’avais pas entendu le moindre bruit, j’avais dormi comme un loir. Nous descendîmes dans la longue et étroite salle à manger avec sa table longue et étroite. On y voyait deux rangées d’assiettes. À l’une des nombreuses fenêtres dépourvues de rideaux se tenait un homme grand et osseux, dont la tête chauve s’ornait de deux touffes de cheveux au-dessus de chaque oreille, et qui portait une longue barbe noire. Il leva les yeux au-dessus du journal qu’il lisait et parut visiblement surpris de notre intrusion. D’autres personnes entrèrent. Aucune d’elles n’avait l’air d’un touriste. On ne vit pas paraître la moindre femme. Tous ces hommes semblaient se connaître assez intimement, mais je ne peux pas dire qu’ils étaient très bavards. L’homme à la tête chauve s’assit gravement au haut bout de la table. Ç’avait tout l’air d’une réunion de famille. Par la suite l’une des vigoureuses servantes en costume national nous révéla que c’était en vérité une pension pour quelques ingénieurs anglais occupés aux travaux du tunnel du Saint-Gothard et je pus écouter à mon aise la sonorité de la langue anglaise, autant qu’en font usage à l’heure du petit déjeuner des hommes qui ne croient pas devoir perdre beaucoup de paroles aux aménités de la vie. Ce fut mon premier contact avec l’humanité britannique, à l’exception des touristes que j’avais vus dans les hôtels de Zurich et de Lucerne, – sorte de gens qui n’a aucune réalité dans la vie courante. Je sais maintenant que l’homme à la tête chauve avait un très fort accent écossais. J’en ai rencontré beaucoup de son espèce, depuis lors, soit à terre, soit à la mer. Le second mécanicien du vapeur Mavis[3] aurait pu, par exemple, être son frère jumeau. Je ne puis m’empêcher de le croire, bien que, pour des raisons à lui, il m’ait affirmé n’avoir pas de frère jumeau. En tout cas cet Écossais réfléchi et chauve avec sa barbe noire semblait à mes yeux de jeune garçon une romanesque et mystérieuse personne. Nous partîmes sans qu’on y prêtât attention. Notre itinéraire devait nous mener par le col de la Furca[4] vers le glacier du Rhône, avec le dessein de descendre ensuite la pente de la vallée de Hasli. Le soleil déclinait déjà quand nous arrivâmes au sommet du col, et c’est là que fut prononcée la remarque à laquelle j’ai fait allusion. Nous nous étions assis sur le bord de la route pour poursuivre la discussion que nous avions commencée environ un kilomètre auparavant. Je suis certain que c’était une discussion, parce que je me rappelle parfaitement comment mon précepteur argumentait et comment, sans pouvoir répliquer, j’écoutais, les yeux fixés à terre. Un mouvement sur la route me fit relever la tête, et je vis alors mon inoubliable Anglais. J’ai eu des relations plus récentes, des familiers, des camarades dont je me souviens moins clairement. Il marchait rapidement vers l’est escorté d’un guide suisse à l’air morose, avec l’allure d’un voyageur ardent et intrépide. Il portait un pantalon court et n’avait en même temps que des chaussettes sous ses bottines lacées, pour des raisons qui pour hygiéniques ou raisonnées qu’elles fussent étaient sûrement imaginaires, ses mollets, exposés au regard public et à l’air tonique des hautes altitudes, éblouissaient le spectateur par leur apparence marmoréenne et leur ton chaud de jeune ivoire. Il conduisait une petite caravane. La lueur d’une exaltation impétueuse et ardente illuminait son visage fort rouge aux traits nets, ses courts favoris argentés, ses yeux innocemment avides et triomphants. Il jeta en passant un regard de bienveillante curiosité et un éclair amical de ses dents saines et étincelantes vers l’homme et l’enfant assis comme de poussiéreux vagabonds sur le bord de la route, avec un modeste havresac à leurs pieds. Ses mollets blancs avaient un vif éclat, le singulier guide suisse à bouche mauvaise se dandinait comme un ours récalcitrant à son côté un petit train de trois mulets suivait en file indienne l’entrain de cet enthousiaste. Sur les deux premiers mulets deux dames passèrent l’une derrière l’autre, mais de la façon dont elles étaient assises je ne vis que leur dos calme et semblable, et les longs bouts de leurs voiles bleus qui pendaient du bord de leur identique chapeau. Ses deux filles assurément. Une mule zélée, chargée des bagages et dont les oreilles n’étaient pas empesées, menée par un conducteur lourdaud et blême, formait l’arrière-garde. Mon précepteur après s’être interrompu, le temps de jeter un regard et un faible sourire, reprit son argumentation. Je vous dis que ce fut une année mémorable. On ne rencontre pas un Anglais comme celui-là deux fois dans sa vie. Était-il dans l’ordre mystique des choses, l’ambassadeur de mon avenir envoyé pour faire pencher le plateau de la balance à un moment critique, au sommet d’un col des Alpes, avec les pics de l’Oberland Bernois comme solennels et muets témoins ? Son regard, son sourire, l’ardeur comique et inextinguible de son effort m’aidèrent à me ressaisir. Il faut dire que, ce jour-là et dans l’atmosphère exaltante de cet endroit élevé, je m’étais senti profondément opprimé. C’était l’année où j’avais pour la première fois fait part de mon désir de devenir marin. De prime abord, comme ces sons qui en dehors de la gamme à laquelle les oreilles humaines sont habituées restent inaccessibles à notre entendement, cette déclaration avait passé inaperçue. Ce fut comme si elle n’avait pas été faite. Ensuite, en lui donnant des tons variés, je fis en sorte d’amener par-ci par-là une surprise momentanée, sous la forme d’une question comme Quel est ce drôle de bruit ? » Puis ce fut Vous avez entendu ce que dit ce garçon ? Qu’est-ce que c’est que cette extraordinaire fantaisie ? » Bientôt une vague d’étonnement scandalisé ce n’eût pas été pire si j’eusse déclaré que je voulais entrer dans un monastère de Chartreux, refluant hors de la ville académique de Cracovie, se répandit sur plusieurs provinces. Elle se répandit peu profondément, mais fort loin, et m’attira nombre de remontrances, de paroles indignées, d’étonnements apitoyés, d’ironies amères et de plaisanteries directes. C’est à peine si je pouvais respirer sous leur poids et je ne trouvais en tout cas pas de mots pour répondre. Des gens se demandaient ce que M. Thadée Bobrowski allait bien pouvoir faire de son déplorable neveu, et espéraient bienveillamment qu’il saurait me mettre à la raison. Ce qu’il fit fut de venir du fin fond de l’Ukraine pour s’en expliquer avec moi et juger par lui-même, avec impartialité et en toute justice, en se plaçant sur le terrain de la sagesse et de l’affection. Autant que la chose était possible à un jeune garçon dont le pouvoir d’expression était encore assez informe, je lui confessai le secret de mes pensées et, en retour, il m’ouvrit un moment son esprit et son cœur premier coup d’œil jeté sur le noble et inépuisable trésor d’une claire pensée et d’un chaleureux sentiment où je devais puiser, au cours de ma vie, avec un amour et une confiance qui ne seraient jamais déçus. En fait, après plusieurs entretiens prolongés, il arriva à la conclusion qu’il ne voulait pas que je pusse lui reprocher plus tard d’avoir gâché ma vie par une opposition formelle. Mais il me fallait prendre sérieusement le temps de la réflexion. Il me fallait ne pas songer seulement à moi, mais aux autres, mettre les droits de l’affection et de la conscience en balance avec la sincérité de ma propre intention. Réfléchis bien à tout ce que cela signifie à tous les points de vue, mon garçon, me déclara-t-il finalement sur le ton le plus amical. Et, en attendant, tâche d’avoir les meilleures notes possible à ton examen de fin d’année. » La fin de l’année scolaire arriva. J’eus d’assez bonnes notes aux examens, ce qui m’était pour certaines raisons plus difficile qu’à d’autres. À cet égard je pouvais donc, la conscience tranquille, commencer ces vacances qui devaient être une sorte de longue visite pour prendre congé de cette vieille Europe que je devais voir si peu pendant les vingt années qui allaient suivre. Ce n’était pas toutefois le but avoué de ce voyage. On l’avait plutôt, je suppose, combiné pour me distraire et occuper mes pensées dans une autre direction. Depuis des mois on n’avait fait aucune allusion à mon dessein de devenir marin. Mais mon attachement à mon jeune précepteur et son influence sur moi étaient si connus qu’il avait dû recevoir la mission confidentielle de me détourner de ma romanesque folie. C’était une excellente idée, car ni lui ni moi n’avions jamais de notre vie entrevu la mer. Cela nous arriva à tous deux un peu plus tard à Venise, du rivage du Lido. Pendant ce temps il avait pris sa mission tellement à cœur que je me sentais opprimé avant que nous n’eussions atteint Zurich. Il discutait dans les trains, sur les bateaux des lacs, il avait même, ma foi, discuté pendant l’obligatoire lever de soleil sur le Righi[5] ! Son dévouement à son indigne pupille ne pouvait faire aucun doute. Il en avait déjà donné la preuve par deux années de soins incessants et ardus. Je ne pouvais pas le haïr. Mais il m’avait écrasé lentement et, quand il commença à discuter au sommet du passage de la Furca, il était peut-être plus près du succès que lui et moi ne l’imaginions. Je l’écoutais, plongé dans un silence désespéré, tout en sentant ce vague fantôme d’une mer caressée dans mes rêves échapper à l’étreinte énervée de ma volonté. L’enthousiaste vieil Anglais avait passé et l’argumentation allait son train. Quelle récompense pourrais-je espérer d’une semblable existence à la fin de mes jours, pour mon ambition, mon honneur ou ma conscience ? Question à laquelle on ne pouvait répondre. Mais je ne me sentais plus opprimé. Nos regards se rencontrèrent et une véritable émotion parut dans ses yeux comme dans les miens. Ce fut la fin. Il ramassa soudain le havresac et se remit sur pieds — Vous êtes un incorrigible et désespérant don Quichotte. Voilà ce que vous êtes ! Je demeurai ébahi. J’avais quinze ans et je ne savais ce qu’il voulait dire exactement. Mais je me sentis vaguement flatté d’entendre le nom de l’immortel chevalier mêlé à ma propre extravagance, ainsi que l’appelaient à mon nez et à ma barbe quantité de gens. Hélas ! je ne pense pas qu’il y avait de quoi être fier. Je n’étais pas de l’étoffe dont sont faits les protecteurs des demoiselles affligées, les redresseurs de torts de ce monde et mon précepteur le savait mieux que personne. En cela, dans son indignation, il fut supérieur au barbier et au curé, quand il me lança comme un reproche un nom honoré. Je demeurai en arrière de lui pendant plus de cinq minutes alors, sans se retourner, il s’arrêta. Les ombres des pics éloignés s’allongeaient sur le col de la Furca. Quand je le rattrapai, il se tourna vers moi et, en face du Finster Aarhorn[6] qui, avec sa compagnie de frères géants, dressait sa tête monstrueuse sur le ciel étincelant, il mit affectueusement sa main sur mon épaule — Eh bien ! C’est bon. On n’en parlera plus. Et à la vérité il ne fut plus question entre nous de ma mystérieuse vocation. Il ne devait plus en être question du tout, nulle part, ni avec qui que ce fût. Nous nous mîmes à redescendre le col de la Furca en causant joyeusement. Onze ans plus tard, mois pour mois, je descendais, à Towerhill, les marches du Dock Sainte-Catherine, capitaine au long cours de la marine marchande britannique. Mais l’homme qui avait mis sa main sur mon épaule au sommet du col de la Furca n’était plus de ce monde. L’année même de notre voyage, il obtint son diplôme à la Faculté de Philosophie ; et c’est seulement alors que sa véritable vocation se révéla. Pour y obéir il s’inscrivit aussitôt au cours de quatre années, à l’École de Médecine. Un jour vint où, sur le pont d’un navire ancré à Calcutta, j’ouvris une lettre qui m’apprenait la fin d’une enviable existence. Il s’était établi comme médecin dans une obscure petite ville de la Galicie autrichienne. Et la lettre me disait ensuite comment tous les pauvres du district, aussi bien les chrétiens que les juifs, avaient, avec des pleurs et des lamentations, suivi en foule jusqu’à la porte du cimetière le convoi du bon docteur. Comme sa vie avait été courte et claire sa vision ! Quelle meilleure récompense aurait-il pu rêver pour son ambition, son honneur et sa conscience, ce jour où, au sommet du col de la Furca, il m’avait pressé de bien réfléchir à la fin de la vie qui s’ouvrait devant moi. III Ce malheureux chien lithuanien dévoré, dans une sombre forêt, par mon grand-oncle Nicolas, en compagnie de deux autres épouvantails militaires et affamés, symbolisait, pour mon imagination enfantine, toute l’horreur de la retraite de Moscou et l’immoralité de l’ambition d’un conquérant. L’extrême dégoût que je ressentais pour ce fâcheux épisode a coloré l’opinion que j’ai du caractère et des exploits de Napoléon-le-Grand. Il va sans dire qu’elle est défavorable. Ce grand capitaine demeure moralement répréhensible d’avoir induit un naïf gentilhomme polonais à manger du chien, en lui mettant au cœur la fausse espérance de l’indépendance nationale. Ç’a été le sort de cette nation crédule, de mourir de faim pendant plus de cent ans, avec un régime de fausses espérances, et, ma foi oui, de chien. C’est, quand on y pense, un régime particulièrement délétère. Que le tempérament national fasse montre de quelque orgueil après y avoir résisté, c’est vraiment excusable. Mais trêve de généralités. Revenant donc à un cas particulier, M. Nicolas Bobrowski confia à sa belle-sœur ma grand’mère, à sa façon qui était laconiquement misanthrope, que ce dîner dans les bois l’avait mis à deux doigts de la mort ». Ce n’est pas surprenant. Ce qui me surprend, c’est qu’on ait pu entendre raconter cette histoire car mon grand-oncle Nicolas différait en ceci de la généralité des soldats du temps de Napoléon et peut-être de tous les temps, qu’il n’aimait pas raconter ses campagnes, qui commencèrent à Friedland et finirent quelque part dans les environs de Bar-le-Duc. Son admiration pour le grand Empereur n’avait de réserve que dans son expression. Comme la religion des gens convaincus, c’était un sentiment beaucoup trop profond pour aller l’exposer devant un monde de peu de foi. À part cela il semblait aussi dépourvu d’anecdotes militaires que s’il n’avait jamais vu un soldat de sa vie. Très fier des décorations qu’il avait gagnées avant sa vingt-cinquième année, il se refusait à en porter les rubans à la boutonnière selon la mode qui prévalait alors en Europe, et il se refusait même à en étaler les insignes aux jours de fête, comme s’il voulait les cacher de peur de paraître glorieux et arrogant. Il me suffit de savoir que je les ai », marmottait-il. En trente années on ne les lui vit sur la poitrine que deux fois, – à un heureux mariage dans la famille et aux obsèques d’un vieil ami. Que le mariage ainsi honoré n’ait pas été celui de ma mère, je ne l’ai su que plus tard, trop tard pour en faire grief à M. Nicolas Bobrowski qui fit amende honorable, lors de ma naissance, en écrivant une longue lettre de félicitations qui renfermait cette prophétie Il verra des temps meilleurs. » Même dans son cœur aigri survivait un espoir. Mais il n’était pas bon prophète. C’était un homme plein d’étranges contradictions. Pendant des années, il habita chez son frère, dans une maison remplie d’enfants, pleine de vie, d’animation, de bruit, avec une allée et venue perpétuelle de visiteurs il n’en conserva pas moins ses habitudes de solitude et de silence. Alors qu’on le croyait entêté et profond dans ses actions, il était en vérité victime de la plus pénible irrésolution dans tout ce qui concernait la vie civile. Sous son apparence taciturne et flegmatique se dissimulait une disposition à de courtes, mais violentes colères. Je crois bien qu’il n’avait pas de talent pour conter mais il semblait éprouver une sombre satisfaction à déclarer qu’il avait été le dernier à franchir à cheval le pont sur l’Elster après la bataille de Leipzig. De crainte qu’on pût tirer de ce fait quelque idée favorable à sa valeur, il condescendait à expliquer comment cela s’était passé. Il semble que peu après le début de la retraite on le dépêcha vers la ville, où quelques divisions de l’armée française et parmi elles le corps polonais du prince Joseph Poniatowski, refoulées en désordre dans les rues, se voyaient exterminées par les Alliés. Quand on lui demanda ce qui s’y passait, M. Nicolas Bobrowski murmura ce simple mot Abattoir. » Ayant remis son message au prince, il se hâta de revenir rendre compte de sa mission à l’officier supérieur qui l’avait envoyé. Sur ces entrefaites, l’avance de l’ennemi avait enveloppé la ville on lui tira des coups de fusil du haut des maisons et il fut poursuivi sans relâche jusqu’à la rive du fleuve par une bande de hussards prussiens et de dragons autrichiens. Le pont avait été miné dès le matin, et son opinion était qu’en voyant tous ces cavaliers lancés de tous côtés à sa poursuite, l’officier qui commandait les sapeurs s’alarma et fit mettre prématurément le feu aux charges de mines. Il n’avait pas fait deux cents mètres sur l’autre rive qu’il entendit le bruit des explosions fatales. M. Nicolas Bobrowski concluait son laconique récit par ce simple mot Imbécile », prononcé avec le plus grand calme. Cela attestait son indignation à la pensée de tant de milliers de vies perdues. Sa physionomie flegmatique s’éclairait toutefois d’un semblant de satisfaction quand il parlait de sa seule blessure. Vous comprendrez qu’il avait à cela quelque raison, quand vous saurez qu’il avait été blessé au talon, comme Sa Majesté l’Empereur Napoléon lui-même », rappelait-il négligemment à ses auditeurs. Il n’y a aucun doute que l’indifférence était feinte, quand on songe à la distinction d’une telle blessure. Dans toute l’histoire des guerres, il n’y a, je crois, que trois guerriers notoires qui aient été blessés au talon Achille, Napoléon, – des demi-dieux, en vérité, – et la piété familiale d’un indigne descendant y ajoute le nom de ce simple mortel, Nicolas Bobrowski. Les Cent-Jours trouvèrent M. Nicolas Bobrowski établi chez un de nos parents éloignés qui possédait une petite propriété en Galicie. Comment il était parvenu à cet endroit à travers toute l’épaisseur d’une Europe en armes et après quelles aventures, je crois bien qu’on ne le saura jamais. Tous ses papiers se trouvèrent détruits peu de temps avant sa mort ; mais s’il s’y trouvait, comme il l’affirma, un résumé de sa vie, alors je suis bien sûr que cela ne devait pas tenir plus d’une demi-page de papier écolier. Le parent chez qui il vivait se trouvait être un officier de l’armée autrichienne qui avait quitté le service après la bataille d’Austerlitz. Contrairement à M. Nicolas Bobrowski qui cachait ses décorations, il se plaisait à exhiber un honorable état de service qui affirmait qu’il avait été unschreckbar sans peur devant l’ennemi. Cette association ne semblait pas devoir être des plus rassurante. La tradition familiale assure pourtant que ces deux hommes s’entendirent fort bien au sein de leur rurale solitude. Quand on lui demandait s’il n’avait pas été fortement tenté, durant les Cent-Jours, de gagner la France et d’offrir ses services à son Empereur bien-aimé, M. Nicolas Bobrowski répondait Pas d’argent. Pas de cheval. Trop loin pour y aller à pied. » La chute de Napoléon et la ruine des espérances nationales polonaises affectèrent vivement le caractère de M. Nicolas Bobrowski. Il répugnait à retourner dans sa province. Mais il avait à cela une autre raison. M. Nicolas Bobrowski et son frère, mon grand-père maternel avaient perdu leur père de bonne heure, alors qu’ils étaient enfants. Leur mère, jeune encore et pourvue d’une jolie fortune, se remaria avec un homme plein de charme et d’une aimable nature, mais sans un sou. Il se montra beau-père affectueux et attentif ; malheureusement, tout en surveillant l’éducation des garçons et en leur formant le caractère par de sages conseils, il fit de son mieux pour s’assurer leur fortune en achetant et en vendant des terres en son propre nom et en faisant des placements de façon à dissimuler les traces du véritable propriétaire. Il se peut que de telles pratiques réussissent, si l’on a assez de charme pour éblouir perpétuellement sa propre femme, et de bravoure pour défier les vaines terreurs de l’opinion publique. Le moment critique arriva où l’aîné des garçons, atteignant sa majorité, au cours de l’année 1811, réclama des comptes et une partie de son héritage pour débuter dans la vie. Ce fut alors que le beau-père déclara avec un calme péremptoire qu’il n’avait pas de comptes à rendre et qu’il n’y avait pas d’héritage. Toute la fortune lui appartenait en propre. Il prit fort bien ce qu’il appelait la fausse opinion du jeune homme sur le véritable état des affaires, mais il se sentit obligé de maintenir fermement sa position. Il y eut une allée et venue de vieux amis affairés, on vit apparaître des médiateurs de bonne volonté qui, par d’épouvantables routes, arrivèrent du fin-fond des trois provinces ; et le Maréchal de la Noblesse tuteur ex officio de tous les orphelins de bonne famille convoqua une réunion de propriétaires terriens pour examiner d’une façon amicale les causes du malentendu survenu entre X… et ses beaux-fils et discuter des meilleurs moyens d’y mettre un terme ». À cet effet, une députation rendit visite à X… qui la traita le mieux du monde, lui offrit d’excellents vins, mais se refusa absolument à prêter l’oreille à des remontrances. Aux propositions d’arbitrage qui lui furent faites, il se mit tout simplement à rire ; pourtant toute la province eût pu témoigner que, quatorze ans auparavant, lorsqu’il avait épousé la veuve, toute sa fortune visible à part ses qualités sociales consistait en une élégante voiture à quatre chevaux et deux domestiques, avec lesquels il faisait des visites d’une maison de campagne à l’autre quant aux ressources qu’il pouvait posséder à cette époque, on n’en pouvait soupçonner l’existence que par la ponctualité avec laquelle il réglait de modestes pertes au jeu. Mais grâce au pouvoir magique que possèdent l’entêtement et des affirmations répétées, on pouvait rencontrer, par-ci, par-là, des gens qui murmuraient que sûrement il devait y avoir quelque chose de vrai là-dessous ». Toutefois, à son anniversaire suivant il avait l’habitude de le célébrer par une grande partie de chasse qui durait trois jours, de toute la foule des invités il ne vint que deux personnes, deux voisins éloignés et de peu d’importance ; dont l’un était notoirement stupide, et dont l’autre, pieux et honnête homme, était si épris de la chasse qu’il n’aurait pu, de son propre aveu, refuser une partie de chasse au diable lui-même. À cette manifestation de l’opinion publique X… opposa la sérénité d’une conscience sans tache. Il ne se laissa pas démonter. Il devait cependant être un homme à sentiments profonds, car, lorsque sa femme prit ouvertement fait et cause pour ses enfants, il perdit sa belle tranquillité, déclara qu’il avait le cœur brisé et la mit à la porte, en négligeant, dans la profondeur de son chagrin, de lui laisser le temps de faire ses malles. Ce fut le commencement d’un procès abominable, chef-d’œuvre de chicane, qui à la faveur de tous les subterfuges légaux devait durer des années. Ce fut aussi le prétexte à de nombreux témoignages de sympathie et de bonté. Toutes les maisons d’alentour s’ouvrirent toutes grandes pour recueillir ces sans-foyer. On ne manqua ni d’aide légale, ni d’assistance matérielle pour la poursuite du procès. X…, de son côté, continua à verser publiquement des larmes sur l’ingratitude de ses beaux-fils et sur l’aveugle entêtement de sa femme ; mais comme, en même temps, il déployait une grande habileté dans l’art de dissimuler les documents matériels on le soupçonna même d’avoir été jusqu’à brûler un dossier intéressant l’histoire de la famille, ce scandaleux litige dut se terminer par un compromis, afin d’éviter le pire. Il fut réglé finalement par la restitution, – sur toute cette fortune en cause, – de deux villages avec les noms desquels je ne veux pas ennuyer mes lecteurs. Après cette conclusion boiteuse, la femme ni les beaux-fils n’eurent plus rien à faire avec l’homme qui avait donné au monde un si bel exemple de charité bien ordonnée appuyée sur la force de caractère, la détermination et l’industrie ; et mon arrière-grand’mère, dont la santé avait été complètement ruinée, mourut deux ans plus tard à Carlsbad. Légalement assuré par jugement de la possession de son pillage, X… retrouva sa sérénité habituelle et il continua à résider dans le voisinage, confortablement et dans une apparente tranquillité d’esprit. Ses parties de chasse furent de nouveau assez suivies. Il ne se lassa jamais d’affirmer, à qui voulait l’entendre, qu’il ne nourrissait aucune rancune de ce qui s’était passé, et il protestait vivement de sa constante affection pour sa femme et ses beaux-fils. Il est vrai, disait-il, qu’ils avaient essayé de le rendre pauvre comme Job pour la fin de ses jours, et parce qu’il n’avait pas consenti à se laisser spolier, comme chacun l’eût fait à sa place, ils l’abandonnaient maintenant aux tristesses d’une vieillesse solitaire. Néanmoins l’amour qu’il leur portait résistait à des coups aussi cruels. – Et il y avait peut-être quelque chose de vrai dans ses protestations. Il se mit bientôt à faire des ouvertures amicales à l’aîné de ses beaux-fils, mon grand-père maternel ; lorsque celles-ci eurent été péremptoirement rejetées, il n’en continua pas moins à les renouveler sans cesse avec une caractéristique ténacité. Pendant des années il persista dans ses efforts de réconciliation, promettant à mon grand-père de faire un testament en sa faveur, si seulement il voulait pousser l’amitié au point de lui rendre visite de temps à autre ils étaient assez proches voisins pour la contrée, une quinzaine de lieues ou même de faire acte de présence à la partie de chasse qu’il donnait pour son jour de fête. Mon grand-père était grand amateur de sports. Il était d’un naturel aussi éloigné qu’on peut l’imaginer de la dureté et de l’animosité. Élevé dans l’esprit libéral des Bénédictins qui dirigeaient alors le seul collège réputé dans le sud de la Pologne, il avait également fait son habituelle lecture des auteurs du dix-huitième siècle. La charité chrétienne s’unissait chez lui à une philosophique indulgence à l’endroit des faiblesses humaines. Mais le souvenir de ces premières années d’anxiété, et de sa jeunesse privée de toute illusion généreuse par le cynisme de ce détestable procès, l’empêchait de pardonner. Il ne succomba jamais à l’attrait d’une partie de chasse, et X…, acharné jusqu’au bout à cette réconciliation et gardant à cet effet près de son lit son projet de testament, mourut intestat. La fortune ainsi acquise, et accrue par une gestion avisée et soigneuse, passa aux mains de parents éloignés qu’il n’avait jamais vus et qui ne portaient même pas son nom. Pendant ce temps, la bénédiction d’une paix générale descendait sur l’Europe. M. Nicolas Bobrowski, ayant fait ses adieux à son hospitalier parent, l’officier autrichien sans peur », quitta la Galicie et, sans se rapprocher de son lieu de naissance, où l’odieux procès était encore en cours, il se rendit directement à Varsovie pour s’engager dans l’armée du royaume de Pologne que l’on venait de constituer sous le sceptre d’Alexandre Ier, autocrate de toutes les Russies. Ce royaume, créé par le Congrès de Vienne pour reconnaître à une nation son ancienne existence indépendante, comprenait seulement les provinces centrales du vieux patrimoine polonais. Un frère de l’Empereur, le grand-duc Constantin Pavlovitch, vice-roi et commandant en chef, marié morganatiquement à une Polonaise à laquelle il était furieusement attaché, étendait son affection d’une façon capricieuse et sauvage sur ceux qu’il appelait mes Polonais ». De teint jaune, avec une physionomie tartare et de petits yeux farouches, il marchait les poings serrés, le corps penché en avant, jetant des regards soupçonneux sous son énorme bicorne. Il était doué d’une intelligence limitée et sa raison même était des plus douteuse. La marque héréditaire s’affirmait chez lui non pas par des penchants mystiques, comme chez ses deux frères Alexandre et Nicolas de façons différentes, car l’un était mystiquement libéral et l’autre mystiquement autocrate, mais par la furie d’une nature sans contrôle qui se déchaînait généralement d’une manière odieuse sur le terrain de parade. C’était un passionné militariste et un excellent sergent instructeur. Il traitait son armée polonaise comme un enfant gâté traite ses jouets favoris, sauf qu’il ne la prenait pas avec lui dans son lit, le soir elle n’était pas assez petite pour cela. Mais il jouait avec elle du matin au soir, se plaisait à la variété des beaux uniformes et à l’amusement d’incessants exercices. Cette passion enfantine, non pas pour la guerre, mais pour le militarisme pur et simple, obtint un résultat souhaité. L’armée polonaise, comme équipement, comme armement et capacité de manœuvre, tels qu’on les entendait alors, était devenue, à la fin de l’année 1830, un instrument tactique de premier ordre. Les paysans polonais ce n’étaient pas des serfs servaient dans les rangs par enrôlement, et les officiers se recrutaient principalement dans la petite noblesse. M. Nicolas Bobrowski avec ses états de service napoléoniens, n’eut aucune difficulté à obtenir le grade de lieutenant ; mais l’avancement dans l’armée polonaise était lent, car, organisée comme une formation séparée, elle ne prit aucune part aux guerres de l’empire russe contre la Perse ou contre les Turcs. La première campagne qu’elle fit contre la Russie même devait être sa dernière. En 1831, quand la Révolution se déclara, M. Nicolas Bobrowski était le plus ancien capitaine de son régiment. Quelque temps auparavant, il avait été nommé à la direction du dépôt de remonte dont le quartier se trouvait hors du royaume, dans nos provinces méridionales, d’où provenaient presque tous les chevaux de la cavalerie polonaise. Pour la première fois depuis qu’il avait quitté la maison, à dix-huit ans, pour commencer sa vie militaire par la bataille de Friedland, M. Nicolas Bobrowski respirait l’air de la steppe, l’air natal. Un malheureux destin l’attendait sur le théâtre même de sa jeunesse. Aux premières nouvelles du soulèvement de Varsovie, tout le dépôt de remonte, officiers, vétérinaires et soldats mêmes, fut mis promptement aux arrêts, puis on les envoya en corps au-delà du Dnieper[7] dans la ville la plus proche, en Russie même. De là on les dispersa dans diverses parties de l’empire fort éloignées. C’est ainsi que le pauvre M. Nicolas Bobrowski pénétra en Russie beaucoup plus avant qu’il ne le fît jamais du temps de l’invasion napoléonienne, mais beaucoup moins volontairement. Astrakhan fut sa destination. Il demeura là trois années, vivant librement dans la ville, mais obligé de se rendre chaque jour à midi chez le commandant de place qui avait coutume de le retenir fréquemment pour fumer une pipe et causer un peu. Il est difficile de se faire une idée juste de ce qu’était une causerie avec M. Nicolas Bobrowski. Son aspect taciturne devait renfermer beaucoup de rage comprimée, car le commandant lui communiquait les nouvelles du théâtre de la guerre, et ces nouvelles étaient telles qu’on pouvait s’y attendre, c’est-à-dire très mauvaises pour les Polonais. M. Nicolas Bobrowski recevait ces communications avec une apparence de flegme, mais le Russe manifestait une chaleureuse sympathie pour son prisonnier — Comme soldat, je comprends vos sentiments. Vous, naturellement, vous voudriez être au fort de tout cela. Ma foi ! Vous me plaisez. Et n’était le respect du serment militaire, je vous laisserais partir de mon propre chef. Quelle différence cela nous ferait-il, un des vôtres de plus ou de moins ? À d’autres moments, il demandait avec simplicité — Dites-moi, Nicolas Stepanovitch le nom de mon grand-père était Étienne et le commandant employait la forme russe de politesse, dites-moi pourquoi vous autres, Polonais, cherchez-vous toujours des ennuis ? Que pouviez-vous espérer d’autre en vous attaquant à la Russie ? Il était même capable parfois d’une réflexion philosophique. — Regardez votre Napoléon, maintenant. Un grand homme. Il n’y a pas à nier que ça été un grand homme tant qu’il s’est contenté de rosser ces Allemands et ces Autrichiens, et toutes ces nations-là. Mais non ! Il a cru devoir aller en Russie chercher des ennuis, et quelle en a été la conséquence ? Tel que vous me voyez, j’ai traîné mon sabre sur les pavés de Paris ». Après son retour en Pologne, M. Nicolas Bobrowski quand on pouvait l’amener à parler des conditions de son exil le décrivait comme un homme capable, mais stupide ». Refusant l’offre qui lui fut faite d’entrer dans l’armée russe, il n’eut comme retraite que la moitié de la pension de son grade. Son neveu mon oncle et tuteur m’a raconté que la première impression durable qu’eût gardée sa mémoire alors qu’il était un enfant de quatre ans, c’était celle de la joie qui régna dans la maison de ses parents le jour où M. Nicolas Bobrowski y arriva, au retour de sa détention en Russie. Chaque génération a ses souvenirs. Les premiers souvenirs de M. Nicolas Bobrowski auraient pu être marqués par les circonstances du dernier partage de la Pologne, et il vécut assez longtemps pour avoir à souffrir de la dernière insurrection de 1863, événement qui affecta l’avenir de toute ma génération et qui a coloré mes premières impressions. Son frère, dans la maison duquel il avait pendant dix-sept ans abrité la timidité misanthropique qu’il ressentait en face des problèmes les plus simples de la vie, mourut vers 1850 et M. Nicolas Bobrowski dut prendre son courage à deux mains et une décision pour l’avenir. Après de longues et mortelles hésitations il accepta enfin de prendre à bail quelque quinze cents acres de la propriété d’un ami, dans le voisinage. Les termes du bail étaient fort avantageux, mais la situation retirée du village et une maison simple et confortable furent, je crois, ce qui surtout l’attira. Il vécut là paisiblement dix ans environ, ne voyant que fort peu de monde, ne prenant aucune part à la vie publique de la province, telle qu’elle pouvait être sous le régime arbitraire d’une tyrannie bureaucratique. Son caractère et son patriotisme étaient au-dessus de tout soupçon ; mais les organisateurs de l’insurrection, dans leurs déplacements fréquents à travers la province, évitaient scrupuleusement de passer par sa maison. On était généralement d’avis qu’il ne fallait pas troubler le repos des dernières années du vieillard. Même des intimes, comme mon grand-père paternel qui avait été son compagnon d’armes durant la campagne de Russie de Napoléon et plus tard officier comme lui dans l’armée polonaise, évitaient de rendre visite à leur ami quand approcha la date du soulèvement. Les deux fils de mon grand-père et sa fille unique étaient tous profondément engagés dans l’œuvre révolutionnaire il était lui-même ce type de seigneur polonais pour qui le seul idéal d’action patriotique était de se mettre en selle et les chasser ». Mais il convenait lui-même qu’il ne fallait pas tourmenter ce cher Nicolas. Toutes ces précautions de la part de ses amis, conspirateurs ou autres, n’empêchèrent pas M. Nicolas Bobrowski de ressentir le contrecoup des infortunes de cette malheureuse année. Moins de quarante-huit heures après le commencement de l’insurrection dans cette partie du pays, un escadron d’éclaireurs cosaques traversa le village et envahit la maison. Le gros de la troupe s’établit entre la maison même et les écuries, tandis que les autres, mettant pied à terre, inspectaient les différents bâtiments. L’officier qui commandait ce détachement, escorté de deux hommes, s’avança vers la porte d’entrée de la maison. Tous les volets de ce côté étaient fermés. L’officier dit au domestique venu à sa rencontre qu’il voulait voir son maître. Celui-ci lui répondit que le maître n’était pas là ; ce qui était parfaitement vrai. Je poursuis ici l’histoire telle que le domestique la raconta aux amis et parents de mon grand-oncle et telle que je l’ai entendu raconter moi-même. En recevant cette réponse, l’officier cosaque, qui était resté sous le porche, entra dans la maison. — Où est allé ton maître, alors ? — Notre maître est parti pour Jitomir le chef-lieu du gouvernement, à quelque vingt lieues de là avant-hier. — Il n’y a que deux chevaux à l’écurie. Où sont les autres ? — Notre maître voyage toujours avec ses propres chevaux. Il voulait dire par là qu’il ne prenait pas la poste. Il sera absent une semaine ou plus. Il m’a dit qu’il avait une affaire au Tribunal civil. Tandis que le domestique parlait, l’officier considérait le vestibule. Il y avait une porte en face de lui, une porte à droite, une porte à gauche. L’officier décida d’entrer par là porte de gauche et ordonna d’ouvrir les volets de la pièce. C’était le bureau de M. Nicolas Bobrowski avec deux corps de bibliothèques, des tableaux aux murs, etc. À côté de la grande table de milieu, chargée de livres et de papiers, se trouvait un tout petit bureau à tiroirs, placé entre la porte et la fenêtre en bonne lumière c’est là que mon grand-oncle avait coutume de lire ou d’écrire. En ouvrant les volets, le domestique fut très surpris de voir que toute la population mâle du village s’était massée devant la maison, piétinant les plates-bandes. Il y avait même quelques femmes parmi eux. Il fut heureux d’apercevoir le prêtre du village de l’église orthodoxe qui s’avançait par l’allée. Le brave homme, dans sa précipitation, avait relevé sa soutane au-dessus de ses bottes. L’officier examina le dos des livres dans les bibliothèques. Puis il se pencha sur le bord de la table de milieu et remarqua d’un air dégagé — Ton maître ne t’a pas emmené à la ville avec lui, alors ? — Je suis le domestique principal et il me laisse pour garder la maison. C’est un jeune garçon robuste qui voyage avec notre maître. Si, – que Dieu le préserve, – il arrivait quelque accident en route, il lui serait beaucoup plus utile que moi. En regardant à travers la fenêtre, il vit le prêtre haranguer la foule qui paraissait subjuguée par son intervention. Trois ou quatre hommes cependant s’entretenaient avec les cosaques à la porte. — Et tu ne crois pas que ton maître est allé rejoindre les rebelles, peut-être, hein ? demanda l’officier. — Notre maître est bien trop vieux pour cela. Il a plus de soixante-dix ans et en outre il s’affaiblit. Il y a plusieurs années qu’il n’est monté à cheval et il ne peut pas marcher beaucoup non plus maintenant. L’officier restait assis là, balançant sa jambe, tranquille et indifférent. Cependant les paysans qui avaient causé avec les cosaques, à la porte, avaient obtenu la permission de pénétrer dans le vestibule. Un ou deux autres se détachèrent de la foule et les suivirent dans la maison. Ils étaient sept en tout, dont le forgeron, un ancien soldat. Le domestique s’adressa avec déférence à l’officier — Votre Honneur voudrait-il avoir la bonté de dire à ces gens de retourner chez eux ? Que viennent-ils faire ici ? Pourquoi pénètrent-ils ainsi dans la maison ? Ce n’est pas bien à eux de se conduire ainsi pendant que notre maître est absent, et je suis responsable de tout ici. L’officier se mit à rire légèrement et, après un moment, demanda — Vous avez des armes dans la maison ? — Oui. Nous en avons. De vieilles choses. — Apporte-les toutes ici, sur cette table. Le domestique renouvela sa tentative pour obtenir protection. — Est-ce que Votre Honneur ne veut pas dire à ces gens… ? Mais l’officier le regarda en silence de telle façon qu’il s’arrêta court et s’empressa d’appeler le garçon d’office pour l’aider à réunir les armes. Pendant ce temps, l’officier parcourait lentement toutes les pièces de la maison, les examinant attentivement, mais sans toucher à quoi que ce soit. Les paysans dans le vestibule reculèrent et ôtèrent leurs casquettes quand il passa. Il ne leur adressa pas la parole. Quand il revint dans le bureau, toutes les armes qu’on avait pu trouver dans la maison étaient sur la table. Il y avait une paire de gros pistolets d’arçon, à pierre, du temps de Napoléon, deux sabres de cavalerie, un de l’armée française, l’autre de l’armée polonaise, et un ou deux fusils de chasse. L’officier ouvrit la fenêtre, jeta dehors pistolets, sabres et fusils, et ses soldats accoururent pour les ramasser. Les paysans, dans le vestibule, encouragés par son attitude, avaient pénétré derrière lui dans le cabinet de travail. Il ne paraissait avoir aucunement conscience de leur présence, et, son rôle étant apparemment terminé, il sortit sans prononcer un mot. Dès qu’il fut parti, les paysans, dans le bureau, remirent leurs casquettes et commencèrent à échanger des sourires. Les cosaques se remirent en selle et passèrent directement de la cour de ferme dans les champs. Le prêtre, tout en parlant avec les paysans, descendit graduellement le chemin et sa chaleureuse et convaincante éloquence entraînait la foule silencieuse derrière lui hors de la maison. Il faut rendre cette justice aux prêtres de la paroisse de l’Église grecque que, tout étrangers qu’ils fussent au pays ils venaient tous de l’intérieur de la Russie, la majorité d’entre eux mettaient l’influence qu’ils avaient sur leurs ouailles au service de la cause de la paix et de l’humanité. Fidèles à l’esprit de leur mission, ils essayaient d’apaiser les passions des paysans exaltés et s’opposaient de tout leur pouvoir à la rapine et à la violence, partout où cela était possible. Et ils suivaient cette conduite à l’encontre des désirs exprès des autorités. Quelques-uns d’entre eux eurent à souffrir plus tard de cette désobéissance et se virent transférés brusquement dans l’extrême Nord ou envoyés dans des paroisses sibériennes. Le domestique avait hâte de se débarrasser des quelques paysans qui avaient pénétré dans la maison. Quelle conduite était-ce là, leur demanda-t-il, à l’égard d’un homme qui n’était qu’un locataire, qui depuis des années n’avait cessé de se montrer parfaitement bon pour les gens du village et d’en être considéré, et qui dernièrement même avait consenti à abandonner deux prairies pour les troupeaux du village ? Ils devaient se souvenir aussi du dévouement de M. Nicolas Bobrowski pour les malades à l’époque du choléra. » Tout cela n’était que la simple vérité et eut pour effet que ces gens commencèrent à se gratter la tête et parurent irrésolus. L’orateur alors montra la fenêtre en s’écriant Regardez les autres qui s’en vont tranquillement, vous feriez mieux de les suivre et de prier Dieu de vous pardonner vos mauvaises pensées. » Cet appel fut une fâcheuse inspiration. En se précipitant à la fenêtre pour voir s’il disait bien vrai, ils renversèrent le petit bureau. Celui-ci, en tombant, fit entendre un bruit de pièces de monnaie. Il y a de l’argent là-dedans », cria le forgeron. En un instant le dessus de ce meuble délicat fut brisé et dans un tiroir apparurent quatre-vingts pièces d’or. La monnaie d’or ne se voyait que fort rarement alors en Russie cela mit les paysans hors d’eux. Il doit y en avoir d’autres dans la maison, et nous les aurons », hurla le forgeron, ancien soldat. Déjà ses compagnons criaient par la fenêtre, invitant la foule à venir les aider. Le prêtre, abandonné soudain à la grille, leva les bras au ciel et se sauva pour n’être pas témoin de ce qui allait arriver. Dans sa recherche de l’argent, cette bucolique populace brisa tout dans la maison, déchirant à coups de couteaux, fendant à coups de hachettes, si bien que, comme le disait le domestique, il ne resta pas deux morceaux de bois ensemble dans toute la maison. Ils brisèrent quelques fort belles glaces, toutes les fenêtres, toute la verrerie et la porcelaine. Ils jetèrent les livres et les papiers dehors, dans la prairie, et mirent le feu à ce monceau, apparemment pour le plaisir. L’unique chose qu’ils laissèrent intacte fut un petit crucifix d’ivoire qui resta pendu au mur de la chambre à coucher en ruines, au-dessus d’un amas de chiffons, d’acajou brisé et de morceaux de planches qui avaient été le lit de M. Nicolas Bobrowski. Découvrant le domestique au moment où il emportait une boîte de fer blanc, ils la lui arrachèrent et, comme il résistait, le jetèrent par la fenêtre de la salle à manger. La maison n’avait qu’un étage, mais assez élevé au-dessus du sol, et la chute fut si rude que l’homme demeura étendu, étourdi, jusqu’à ce que le cuisinier et un homme d’écurie pussent s’aventurer, vers le soir, hors de l’endroit où ils s’étaient tenus cachés, et le ramasser. La populace s’était retirée en emportant la boîte qu’ils supposaient pleine de billets de banque. À quelque distance de la maison, au milieu d’un champ, ils la brisèrent pour l’ouvrir. Ils y trouvèrent des documents écrits sur parchemin et les deux croix de la Légion d’honneur et Virtuti militari. À la vue de ces objets qui, leur expliqua le forgeron, étaient des marques d’honneur que le Tsar seul accordait, ils furent pris de panique. Ils jetèrent le tout dans le fossé et se dispersèrent en hâte. En apprenant cette perte particulière, M. Nicolas Bobrowski s’effondra complètement. Le simple sac de sa maison ne sembla pas l’affecter extrêmement. Alors qu’il gardait encore le lit à la suite de ce choc, les deux croix furent retrouvées et lui furent rendues. Cela contribua quelque peu à sa convalescence ; mais la boîte de fer blanc et les parchemins, en dépit des recherches que l’on fit dans tous les fossés aux alentours, ne se retrouvèrent jamais. Il ne pouvait oublier la perte de son brevet de la Légion d’honneur dont il savait par cœur le libellé qui établissait ses états de services, et après ce coup il consentait parfois à le réciter, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Ces mots, pendant les deux dernières années de sa vie, le hantèrent apparemment à tel point qu’il se les répétait à lui-même. On en eut la confirmation par la remarque que son vieux serviteur fit à ses plus intimes amis Ce qui me brisait le cœur, c’était d’entendre notre maître aller et venir le soir dans sa chambre et prier tout haut dans la langue française. » Ce doit être un an plus tard environ que je vis M. Nicolas Bobrowski ou, plus exactement, qu’il me vit pour la dernière fois. C’était, comme je l’ai déjà dit, à l’époque où ma mère obtint la permission de quitter son exil pendant trois mois et de les passer chez son frère, où des amis et des parents vinrent de près et de loin lui apporter leurs hommages. Il eût été inconcevable que M. Nicolas Bobrowski ne fût pas du nombre. La petite enfant de quelques mois qu’il avait tenue dans ses bras, le jour même où il était revenu après des années de combats et d’exil, affirmait sa foi dans le salut national en supportant à son tour les rigueurs de l’exil. Je ne sais s’il était là le jour même de notre départ. J’ai déjà dit que, pour moi, il reste plus particulièrement l’homme qui dans sa jeunesse avait mangé du chien rôti, dans les profondeurs d’une sombre forêt de pins chargés de neige. Mon souvenir ne peut lui faire place dans aucune des scènes que je me rappelle. Un nez recourbé, des cheveux blancs étincelants, l’impression fugitive d’une silhouette militaire, maigre, mince, rigide, boutonnée jusqu’au menton, c’est tout ce qui reste aujourd’hui sur terre de M. Nicolas Bobrowski, rien que cette ombre vague poursuivie par le souvenir de son petit-neveu, le dernier être humain, je suppose, qui survive d’entre tous ceux qu’il avait vus au cours de sa vie taciturne. Mais je me rappelle bien le jour de notre départ pour regagner l’exil. La vieille berline de voyage longue et bizarre, avec ses quatre chevaux de poste, devant la façade principale de la maison, façade à huit colonnes, quatre de chaque côté du perron. Sur les marches, des groupes de domestiques, des parents, un ou deux amis du voisinage le plus proche ; un silence parfait sur tous les visages une expression concentrée et grave ; ma grand’mère tout en noir avec un regard stoïque, mon oncle donnant le bras à ma mère jusqu’à la voiture où l’on m’avait déjà fait monter ; au haut des marches, ma petite cousine dans une robe courte de tartan à dessin rouge, et, comme une petite princesse, entourée des femmes de sa maison la gouvernante en chef, notre chère et corpulente Francesca qui avait été trente ans au service de la famille Bobrowski, l’ancienne nourrice, maintenant domestique de ferme, dont la belle figure paysanne trahissait l’expression compatissante, et la bonne et laide Mlle Durand, l’institutrice, avec ses sourcils noirs qui se rejoignaient au-dessus d’un nez gros et court, et son teint de papier brun. De tous les yeux tournés vers la voiture, ses bons yeux seuls versaient des larmes, seule sa voix éplorée rompit le silence pour me crier N’oublie pas ton français, mon chéri. » En trois mois, rien qu’en jouant avec nous, elle m’avait appris non seulement à parler le français, mais même à le lire. C’était en vérité une excellente camarade de jeux. À quelque distance, à mi-chemin de la grande grille, une voiture légère, découverte, attelée de trois chevaux à la mode russe, était arrêtée sur un côté de l’allée ; l’officier de police du district s’y trouvait, la visière de sa casquette plate à bande rouge baissée sur les yeux. Il peut paraître étrange qu’il ait été là à surveiller de près notre départ. Sans vouloir prendre à la légère les justes timidités des impérialistes du monde entier, on m’accordera qu’une femme pratiquement condamnée par les docteurs et un petit garçon qui n’avait pas encore six ans ne pouvaient pas être considérés comme dangereux, pour le plus vaste des empires concevables, même chargé des responsabilités les plus sacrées. Et ce brave homme, je crois, ne le pensait pas non plus. J’appris plus tard pourquoi il était là. Je ne me rappelle aucun signe extérieur, mais il paraît qu’un mois auparavant environ, ma mère fut si mal qu’on douta qu’elle pût être en état d’entreprendre le voyage à la date indiquée. Dans cette incertitude, on demanda au gouverneur général de Kief[8] d’accorder un délai de quinze jours pour qu’elle pût prolonger son séjour chez son frère. Aucune réponse ne fut faite à cette prière, mais un soir, au crépuscule, le capitaine de gendarmerie du district vint à la maison dire au domestique de mon oncle, qui était sorti à sa rencontre, qu’il avait besoin de parler à son maître, en particulier, sur-le-champ. Très impressionné il pensait que c’était pour une arrestation, le domestique, plus mort que vif de frayeur », comme il le raconta ensuite, l’introduisit dans le grand salon, qui était fort sombre on n’éclairait pas cette pièce tous les soirs, en marchant sur la pointe des pieds, afin de ne pas attirer l’attention des dames de la maison, et le conduisit par l’orangerie jusque dans les appartements privés de mon oncle. Le policier, sans autre préliminaire, présenta à mon oncle un papier officiel — Tenez, je vous prie, lisez ceci. Je ne devrais pas vous montrer ce papier. J’ai tort de le faire. Mais une mission comme cela me fait perdre le boire et le manger, et le sommeil. L’officier de police, originaire de la Grande-Russie, avait servi dans le district depuis de longues années. Mon oncle déplia et lut le document. C’était un ordre de service du secrétariat du Gouverneur-général relatif à la demande, et enjoignant au capitaine de n’écouter aucune des déclarations ou explications qui pourraient lui être faites, touchant cette maladie, par des médecins ou autres personnes. Et si elle n’a quitté la maison de son frère, – disait en outre ce document – le matin du jour indiqué sur le permis, vous aurez à l’envoyer sous escorte, directement, souligné, à l’hôpital de la prison de Kief où elle sera traitée selon son état. » — Pour l’amour de Dieu, Monsieur Bobrowski, faites le nécessaire pour que votre sœur parte ce jour-là. Ne m’obligez pas à agir contre une femme, et surtout contre quelqu’un de votre famille. Je ne puis vraiment pas en supporter la pensée. Et il se tordait véritablement les mains. Mon oncle le considérait en silence. — Je vous remercie de m’avoir prévenu. Je vous assure que, fût-elle mourante, on la portera à la voiture. — Oui, en vérité, quelle différence pourrait-ce être de voyager jusqu’à Kief ou de rejoindre son mari ? Il lui faudrait toujours partir, – morte ou vive. Et notez, Monsieur Bobrowski, que je viendrai ici ce jour-là, non pas que je doute de votre promesse, mais parce que j’y suis obligé. Je dois le faire. Mon service. Mais, vraiment, mon métier est un métier de chien depuis que certains d’entre vous autres Polonais persistent à se rebeller vous avez tous à en souffrir. Telle est la raison pour laquelle il se trouvait là, dans une voiture découverte à trois chevaux rangée entre la maison et la grille. Je regrette de ne pas pouvoir livrer en pâture au dédain de tous ceux qui croient aux droits de la conquête, le nom de ce gardien trop fâcheusement sentimental de la grandeur impériale. En revanche, je suis à même de donner le nom du Gouverneur-général qui signa l’ordre en y ajoutant en marge, de sa propre écriture, à exécuter à la lettre. Le nom de ce monsieur était Bezak. Haut dignitaire, fonctionnaire énergique, l’idole un moment de la presse patriotique russe. Chaque génération a ses souvenirs. IV N’allez pas croire qu’à évoquer ainsi les souvenirs de cette demi-heure qui s’écoula entre le moment où mon oncle sortit de ma chambre et celui où nous nous retrouvâmes pour dîner, j’aie perdu de vue la Folie Almayer. En avouant avoir entrepris mon premier roman pour occuper mon temps, je pense avoir donné, par là-même, l’impression que ce fut un livre souvent ajourné. Il m’était toujours présent à l’esprit, alors même que je n’avais plus qu’un faible espoir de pouvoir jamais l’achever. Maints empêchements survinrent obligations quotidiennes, nouvelles impressions, vieux souvenirs. Ce ne fut pas le résultat d’un besoin, – ce fameux besoin de s’exprimer que découvrent les artistes à la recherche de motifs. La nécessité qui me poussa fut une nécessité secrète, obscure un phénomène tout à fait caché et inexplicable. Ou peut-être qu’un magicien oisif et frivole il doit y avoir des magiciens à Londres m’avait jeté un sort par une fenêtre de son appartement, au cours d’une de ces promenades solitaires que je faisais dans le dédale des rues, sans carte ni compas. Jusqu’au moment où je me mis à écrire ce roman, je n’avais écrit que des lettres, encore n’avaient-elles pas été nombreuses. Je n’avais jamais, de ma vie, pris note d’un fait, d’une impression ou d’une anecdote. La conception d’un livre fait d’après un plan était entièrement étrangère à mon esprit lorsque je me mis à écrire l’ambition d’être écrivain ne s’était jamais présentée à moi parmi ces aimables existences imaginaires que l’on se forge parfois amoureusement dans la quiétude et l’immobilité d’un rêve en plein jour toutefois, il est clair comme le soleil à midi qu’au moment où j’eus noirci la première page du manuscrit de la Folie Almayer elle contenait environ deux cents mots et cette moyenne par page n’a cessé d’être celle de mes trente années de vie littéraire, au moment, dis-je, où j’eus, dans la simplicité de mon cœur et l’étonnante ignorance de mon esprit, écrit cette page, les dés étaient jetés. Jamais Rubicon ne fut plus aveuglément franchi sans invocation aux dieux et sans crainte des hommes. Ce matin-là, je me levai de table après le petit déjeuner, reculai ma chaise, et sonnai violemment, peut-être devrais-je dire résolument, ou bien plutôt avec impatience, je ne sais. Mais, manifestement, cela a dû être une manière spéciale de sonner, un bruit accoutumé devenu impressionnant, comme lorsqu’on sonne pour le lever du rideau sur une pièce nouvelle. La chose, en effet, ne m’était pas habituelle. D’ordinaire, je faisais traîner mon petit déjeuner, et je prenais rarement la peine de sonner pour faire desservir mais ce matin-là, pour une raison qu’enveloppe le mystère général de cet événement, je ne traînai pas. Et pourtant je n’étais pas pressé. Je tirai la sonnette d’une main distraite, et tandis qu’elle retentissait faiblement quelque part dans le sous-sol, je me mis à bourrer ma pipe comme d’habitude et je cherchai une boîte d’allumettes, avec des regards vagues certes, mais qui ne manifestaient, je suis prêt à le jurer, aucune espèce de frénésie. J’étais assez calme pour découvrir au bout de quelque temps que la boîte d’allumettes se trouvait là sur la cheminée, juste devant mes yeux. Et tout cela était bel et bien habituel. Avant que je n’eusse jeté l’allumette, la fille de la propriétaire montra dans l’embrasure de la porte son pâle et paisible visage et un regard interrogateur. Depuis peu, c’était la fille de ma propriétaire qui répondait à mon coup de sonnette. Je note ce petit fait avec quelque orgueil, car il prouve que durant les trente ou quarante jours que j’avais habité là comme locataire, j’avais produit une impression favorable. Depuis une quinzaine on m’épargnait la vue dénuée d’attraits de la souillon domestique. On changeait souvent de bonnes dans cette maison de Bessborough Gardens, mais grandes ou petites, blondes ou brunes, elles étaient également négligées et particulièrement échevelées, comme si, intervertissant la version du conte de fées, la chatte de gouttière avait été changée en fille. J’étais extrêmement sensible au privilège d’être servi par la fille de ma propriétaire. Sa mise était soignée encore qu’elle-même fût anémique. — Voulez-vous débarrasser tout cela tout de suite ? lui dis-je d’une voix entrecoupée par mes efforts pour faire tirer ma pipe. C’était là, je l’avoue, une demande inaccoutumée. Généralement, en me levant de table, j’allais m’asseoir près de la fenêtre avec un livre et je les laissais enlever le plateau quand ça leur plaisait mais si vous croyez que ce matin-là j’étais le moins du monde impatient, vous vous trompez. Je me rappelle que j’étais parfaitement calme. À vrai dire je n’étais pas du tout certain que j’avais envie d’écrire, que je voulais écrire, ni même que j’avais quelque chose à écrire. Non, je n’étais aucunement impatient. Je flânai entre la cheminée et la fenêtre, sans même attendre consciemment qu’on eût débarrassé la table. Il y avait tout à parier qu’avant même que la fille de la propriétaire eût terminé, je m’emparerais d’un livre et resterais à le lire toute la matinée, dans un état d’agréable indolence. Je l’affirme avec assurance, et je ne sais même pas quels livres traînaient par la pièce. En tout cas, ce n’était pas de ces œuvres de grands maîtres, où l’on peut trouver le secret d’une pensée claire et d’une expression juste. Depuis l’âge de cinq ans j’ai toujours été grand liseur, ce qui n’a rien d’étonnant chez un enfant qui a appris à lire sans s’en apercevoir. À dix ans j’avais lu beaucoup de Victor Hugo et autres romantiques. J’avais lu en polonais et en français, des livres d’histoire, des voyages, des romans je connaissais Gil Blas et Don Quichotte dans des éditions abrégées j’avais lu tout jeune des poètes polonais et quelques poètes français, mais je ne puis dire ce que je lisais la veille du jour où je commençai à écrire moi-même. Je crois que c’était un roman, et il est très possible que ç’ait été un des romans d’Anthony Trollope. C’est très probable. Ma connaissance de ses livres était très récente. C’est l’un des romanciers anglais dont j’ai lu les œuvres pour la première fois en anglais. Pour ce qui était des hommes de réputation européenne, Dickens, Walter Scott ou Thackeray, il en avait été autrement. Mon premier contact avec la littérature anglaise d’imagination ç’avait été Nicolas Nickleby. C’est extraordinaire comme le bavardage inconséquent de Mrs. Nickleby et le déchaînement rageur du sinistre Ralph sonnaient bien en polonais. Pour ce qui est de la famille Crummles et de la famille du savant Squeers, le polonais semblait leur être aussi naturel que leur langue maternelle. C’était, j’en suis sûr, une excellente traduction. Ce devait être vers 1870. À vrai dire, je crois que je me trompe. Ce n’est pas ce livre-là qui fut ma première introduction à la littérature anglaise. Le premier fut les Deux Gentilshommes de Vérone et cela, sur le manuscrit même de la traduction de mon père. C’était pendant notre exil en Russie, et ce devait être moins d’un an après la mort de ma mère, car je me revois encore dans la blouse noire bordée de blanc de mon vêtement de deuil. Nous habitions ensemble, tout à fait seuls, dans une petite maison des faubourgs de la ville de Tchernikoff. Cet après-midi-là, au lieu d’aller jouer dans la cour que nous partagions avec le propriétaire, je m’étais glissé dans la pièce où mon père avait coutume d’écrire. Ce qui m’avait enhardi au point de grimper sur sa chaise, je n’en sais rien, mais deux heures plus tard il me trouva là à genoux, les deux coudes sur la table et la tête dans les mains, lisant le manuscrit sur des feuilles détachées. J’en fus grandement confus, et m’attendais à me voir gronder. Il resta dans l’embrasure de la porte à me considérer avec quelque surprise, mais la seule chose qu’il me dit après un moment de silence, ce fut — Lis-moi la page à haute voix. » Fort heureusement la page que j’avais devant moi n’était pas trop surchargée de suppressions et de corrections, et l’écriture de mon père était d’ailleurs extrêmement lisible. Quand je fus arrivé au bout, il hocha la tête et je m’esquivai, trop heureux d’avoir échappé à une réprimande pour cet acte d’impulsive audace. J’ai essayé, depuis lors, de découvrir la raison de cette indulgence et j’imagine qu’à mon insu, j’avais, dans l’esprit de mon père, acquis des droits à quelque latitude dans mes rapports avec sa table de travail. C’était un mois, peut-être même une semaine auparavant, que je lui avais lu à haute voix d’un bout à l’autre, et à sa complète satisfaction tandis qu’il gardait le lit, se trouvant alors assez souffrant les épreuves de sa traduction des Travailleurs de la mer, de Victor Hugo. Tel avait été mon titre à cette considération, et je crois bien aussi, mon premier contact avec la mer en littérature. Si je ne me rappelle pas où, quand et comment j’appris à lire, je ne suis pas près d’oublier comment je fus exercé dans l’art de lire à haute voix. Mon pauvre père, admirable lecteur lui-même, était le plus exigeant des maîtres. Je pense avec quelque fierté que j’ai dû lire tolérablement bien, à l’âge de huit ans, cette page des Gentilshommes de Vérone. La seconde fois que je les rencontrai, ce fut dans une édition complète, en un volume à cinq shillings, des Œuvres de Shakespeare, qu’il m’advint de lire à Falmouth, à mes moments perdus, avec l’accompagnement bruyant des maillets de calfats enfonçant l’étoupe dans les fentes du pont d’un navire en cale sèche. Nous avions fait relâche en détresse avec un équipage refusant le service après un mois de lutte épuisante contre les tempêtes de l’Atlantique du Nord. Les livres font partie intégrante de nos vies, et mes associations shakespeariennes sont liées d’une part à cette année de notre solitude, la dernière que j’ai passée en exil avec mon père il m’envoya en Pologne chez son beau-frère aussitôt qu’il put se décider à la séparation et à cette année de grosses tempêtes, l’année où j’ai regardé la mort de plus près à la mer, et de deux façons, d’abord par l’eau, puis par le feu. Je me rappelle toutes ces choses, mais ce que je lisais la veille du jour où commença ma vie d’écrivain, je l’ai oublié. J’ai une vague notion que ce devait être un des romans politiques de Trollope. Et je me rappelle aussi l’aspect qu’avait cette journée. C’était un jour d’automne dont l’atmosphère était opaline, un jour voilé, presque opaque, lumineux pourtant, avec des taches et des éclairs de soleil rouge sur les toits et les fenêtres d’en face, tandis que les arbres du square, dont les feuilles étaient tombées, avaient l’air de dessins à l’encre de Chine sur une feuille de papier de soie. C’était un de ces jours de Londres qui ont le charme d’une mystérieuse aménité, d’une attrayante douceur. Cet effet de brume opaline n’était pas rare à Bessborough Gardens à cause de la proximité de la Tamise. Il n’y a aucune raison pour que je puisse me rappeler cet effet plutôt ce jour-là qu’un autre, si ce n’est que je restai longtemps à regarder par la fenêtre, après que la fille de la propriétaire fut partie en emportant son butin de tasses et de soucoupes. Je l’entendis poser le plateau par terre dans le couloir et enfin fermer la porte je n’en continuai pas moins à fumer, le dos tourné à la pièce. Il est clair que je n’étais aucunement pressé de faire le plongeon dans la vie littéraire, si on peut décrire cette première tentative comme un plongeon. Je me sentais tout entier imprégné de cette indolence des marins éloignés de la mer, cette scène d’un incessant labeur et d’un interminable devoir. Pour s’abandonner à l’indolence, il n’y a rien de tel qu’un marin à terre quand il est dans cette disposition, celle d’une irresponsabilité absolue savourée à fond. Il me semble que je ne pensais absolument à rien, mais c’est là une impression difficile à croire après tant d’années. Ce dont je suis certain, c’est que j’étais bien loin de penser à écrire un roman, quoiqu’il fût possible et même vraisemblable que je pensais à l’homme qu’était Almayer. Je l’avais vu pour la première fois, environ quatre ans auparavant, de la passerelle d’un vapeur amarré à une petite jetée délabrée, à quelque quarante milles de l’embouchure d’une rivière de Bornéo. C’était le matin de bonne heure, et un léger brouillard, – un brouillard opalin comme dans Bessborough Gardens, mais sans ces touches vives des rayons rouges du soleil de Londres sur les toits et les tuyaux de cheminée, – promettait de se transformer bientôt en un brouillard blanc comme du coton. À l’exception d’une petite pirogue sur la rivière, il n’y avait rien en vue qui bougeât. Je sortais de ma cabine en bâillant. L’équipage de Malais hélait sur les chaînes de charge et examinait les treuils. Du pont, leurs voix m’arrivaient amorties leurs mouvements étaient languissants. Le début de cette journée tropicale vous donnait des frissons. Le timonier malais monté pour chercher quelque chose dans les coffres sur la dunette, grelottait visiblement. Les forêts en amont et en aval et sur la rive opposée paraissaient noires et humides l’eau dégouttait du gréement sur les tentes fortement tendues du pont, et c’est au milieu d’un bâillement frissonnant que j’aperçus pour la première fois Almayer. Il s’avançait à travers une pièce d’herbe brûlée, silhouette vague contre la vague masse d’une maison, une maison basse faite de nattes, de bambous et de feuilles de palmiers, et coiffée d’un énorme toit d’herbes sèches. Il s’avança sur la jetée. Il n’était vêtu que d’un ample pyjama de cretonne historiée d’énormes fleurs à pétales jaunes sur un fond bleu d’un vilain ton et d’un mince gilet de coton à manches courtes. Ses bras, nus jusqu’au coude, étaient croisés sur sa poitrine. Ses cheveux noirs semblaient n’avoir pas été coupés depuis longtemps et une boucle lui tombait en travers du front. J’avais entendu parler de lui à Singapore ; j’avais entendu parler de lui à bord ; j’avais entendu parler de lui de bonne heure le matin et tard le soir ; j’avais entendu parler de lui à déjeuner et à dîner ; j’avais entendu parler de lui dans un endroit nommé Pulo Laut par un monsieur mulâtre, qui se donnait pour directeur d’une mine de charbon ce qui vous avait un air de civilisation et de progrès jusqu’au moment où vous appreniez que l’on n’exploitait pas la mine à cette heure parce qu’elle était hantée par des revenants particulièrement affreux. J’avais entendu parler de lui dans un endroit appelé Dongola, dans l’île des Célèbes, lorsque le Rajah de ce port fort peu connu on n’y pouvait trouver d’ancrage à moins de quinze toises, ce qui est extrêmement incommode était venu à bord, des plus amicalement et escorté seulement de deux personnes de sa suite, pour boire des bouteilles d’eau de Seltz l’une après l’autre sur la clairevoie de l’arrière avec mon bon, excellent ami et commandant, le capitaine Craig. Du moins j’entendis prononcer distinctement son nom au cours d’une longue conversation en langue malaise. Certes oui, je l’entendis tout à fait distinctement, – Almayer, Almayer, – et je vis sourire le capitaine Craig tandis que le gros Rajah riait à haute voix. Entendre un rajah malais rire tout haut, c’est plutôt rare, je vous l’assure. Et je surpris aussi le nom d’Almayer échangé par nos passagers d’entrepont pour la plupart de petits commerçants voyageant avec leurs marchandises. Éparpillés sur le pont, et chacun d’eux retranché derrière des paquets et des caisses, assis sur des nattes, des oreillers, des matelas, des morceaux de bois, ils s’entretenaient des affaires de l’Archipel. Sur ma parole, j’avais entendu murmurer le nom d’Almayer faiblement à minuit comme je me rendais à l’arrière voir le patent loch qui faisait tinter ses quarts de mille dans le grand silence de la mer. Je ne veux pas dire que nos passagers rêvaient tout haut d’Almayer, mais il est indubitable que deux d’entre eux tout au moins, qui ne pouvaient apparemment pas dormir et essayaient de distraire leur insomnie par une conversation à mi-voix à cette heure fantomale, faisaient de façon ou d’autre allusion à Almayer. Il était véritablement impossible à bord de ce navire de se débarrasser une fois pour toutes d’Almayer et un tout petit poney attaché à l’avant et dont la queue balayait la cambuse au grand ennui de notre cuisinier chinois, était destiné à Almayer. Qu’avait-il besoin d’un poney ? Dieu seul le sait, puisque je suis parfaitement certain qu’il ne pouvait pas le monter mais tel était l’homme, ambitieux, avec le goût du grandiose, faisant venir un poney, alors que sur toute l’étendue de ce village contre lequel il brandissait quotidiennement son poing impuissant, il n’y avait qu’un seul sentier praticable pour un poney sentier de 300 mètres environ, bordé par des centaines de lieues carrées de forêt vierge. Mais qui sait ? L’importation de ce poney Bali pouvait bien faire partie de quelque plan profond, de quelque combinaison diplomatique, de quelque intrigue chargée de promesses. Avec Almayer on ne savait jamais. Sa conduite était gouvernée par des considérations fort éloignées de l’évidence, par d’incroyables suppositions, qui rendaient sa logique impénétrable à toute personne raisonnable. J’appris tout cela plus tard. Ce matin-là en apercevant cette forme en pyjama qui s’avançait dans la brume, je me dis Voici notre homme. » Il s’approcha du navire et redressa sa contenance harassée, ronde et plate, avec cette mèche de cheveux noirs qui lui tombait sur le front et un regard lourd, et souffrant. — Bonjour ! » — Bonjour ! » Il me regarda fixement j’étais un nouveau venu, je venais juste de remplacer le second qu’il avait l’habitude de voir ; et je pense que cette nouveauté lui inspira, comme tous les événements en général, une profonde méfiance. — Je ne vous attendais pas avant ce soir », remarqua-t-il d’un air soupçonneux. Je ne vois pas pourquoi il pouvait en être contrarié, mais il semblait l’être. Je pris la peine de lui expliquer qu’ayant aperçu la bouée à l’entrée de la rivière juste avant la nuit, et la marée aidant, le capitaine Craig avait pu franchir la barre et rien ne l’avait empêché de remonter la rivière pendant la nuit. — Le capitaine Craig connaît cette rivière comme sa poche », déclarai-je, essayant de lier connaissance. — Mieux ! » dit Almayer. Penché par-dessus la passerelle, je le regardais qui contemplait le quai avec un regard sombre. Il se frottait les pieds l’un contre l’autre il portait des pantoufles de paille à grosses semelles. Le brouillard du matin s’était considérablement épaissi. Tout dégouttait autour de nous les mâts de charge, la lisse, tous les cordages du navire, – comme si l’univers s’était mis à fondre en larmes. Almayer releva la tête, et du ton d’un homme habitué aux coups de la mauvaise fortune demanda d’une voix à peine perceptible — Je suppose que vous n’avez pas à bord quelque chose comme un poney ? » Je lui dis presque dans un murmure, qui s’accordait avec le ton mineur de ses discours, que nous avions quelque chose comme un poney, et je donnais à entendre, aussi aimablement que possible, qu’il était diablement encombrant. J’avais hâte de le débarquer avant de commencer à décharger. Almayer me considéra un long moment, en relevant la tête, avec des yeux incrédules et mélancoliques comme s’il était dangereux de croire à ce que je disais. Cette pathétique méfiance dans l’issue favorable de n’importe quelle affaire me toucha profondément et j’ajoutai — La traversée ne semble pas l’avoir abîmé le moins du monde. C’est un joli poney, d’ailleurs ». Mais on ne pouvait pas remonter Almayer pour toute réponse il toussa un peu et se remit à regarder ses pieds. J’essayai de l’aborder autrement. — Dites donc ! lui dis-je, vous ne craignez pas d’attraper une pneumonie ou une bronchite ou quelque chose du même genre à vous promener ainsi en gilet par un pareil brouillard ? » L’intérêt que je manifestais pour sa santé ne réussit pas à l’amadouer. Sa réponse fut un sombre Pas de danger ! » comme pour laisser entendre que même ce moyen d’échapper à l’inclémence du sort lui était refusé. — Je suis venu…, », marmotta-t-il au bout d’un moment. — Eh bien ! puisque vous êtes venu, je vais débarquer le poney tout de suite et vous pourrez l’emmener. J’ai hâte de m’en débarrasser. Il m’encombre. » Almayer semblait hésitant. J’insistai. — Je vais le faire hisser au treuil et l’amener sur le quai juste devant vous. Je préfère de beaucoup le faire avant d’ouvrir les panneaux. Ce petit diable serait capable de sauter dans la cale ou de faire quelque chose de ce genre. — Il y a un licou ? » s’enquit Almayer. — Mais oui, bien sûr, il y a un licou ». Et sans plus attendre je me penchai sur la lisse de la dunette — Serang, débarquez le poney de Tuan Almayer ». Le cuisinier s’empressa de fermer la porte de sa cambuse, et, un moment après, une lutte extraordinaire commença sur le pont. Le poney ruait avec une extrême énergie les kalashes se garaient précipitamment. Le serang multipliait les ordres d’une voix éraillée. Soudain le poney sauta sur le panneau d’avant. Ses petits sabots faisaient là-dessus un bruit de tonnerre. Il ruait et se cabrait. Il secouait sa crinière et sa mèche de devant d’un air d’étonnante sauvagerie. Il dilatait les narines, des flocons d’écume marquaient sa large petite poitrine ses yeux étincelaient. Il n’avait qu’un mètre de haut, il était farouche, terrible, furieux, combatif il disait ha ! ha ! distinctement il rageait et frappait du pied, et seize robustes kalashes se tenaient à l’entour sans rien faire, comme des nourrices déconcertées devant la fureur d’un enfant gâté. Il agitait la queue sans trêve il arquait son joli cou il était parfaitement ravissant, il était méchant d’une façon charmante. Il n’y avait pas un brin de vice dans cette scène il ne montrait pas les dents, ne couchait pas les oreilles. Au contraire, il les pointait en avant d’une manière comiquement agressive. Il était absolument immoral et séduisant j’aurais aimé lui donner du pain, du sucre, des carottes. Mais la vie est une affaire sérieuse et le sentiment du devoir en est le seul guide certain. Aussi cuirassai-je mon cœur et de la position élevée que j’occupais sur la passerelle je commandai aux hommes de se jeter tous ensemble sur lui. Le vieux serang, en lançant un cri étrange et inarticulé, donna l’exemple. C’était un excellent gradé, compétent dans le métier et modérément fumeur d’opium. Les autres s’élançant tous à la fois firent disparaître ce poney sous leur nombre. Ils s’accrochèrent à ses oreilles, à sa crinière, à sa queue. Ils s’empilèrent sur son dos, dix-sept en tout. Le charpentier, saisissant le crochet de la chaîne de charge, grimpa sur leur dos. Un très bon gradé lui aussi, mais il bégayait. Avez-vous jamais entendu un Chinois jaune pâle, maigre, mélancolique, sérieux, bégayer dans un anglais bizarre ? C’est vraiment très étrange. Il faisait le dix-huitième. Je ne voyais plus le poney du tout mais le mouvement houleux de cette masse d’hommes prouvait qu’il y avait quelque chose de vivant là-dessous. Du quai Almayer cria d’un ton chevrotant — Eh ! dites-donc ! » De l’endroit où il était il ne pouvait voir ce qui se passait sur le pont, sauf peut-être le sommet de la tête des hommes il ne pouvait qu’entendre la mêlée, les coups violents, comme si nous essayions de démolir le navire. Je me tournai vers lui — Qu’y a-t-il ? » — Ne les laissez pas lui casser les jambes », supplia-t-il plaintivement. — Allez ! Allez ! Tout va bien maintenant. Il ne peut plus remuer. » Pendant ce temps on avait accroché la chaîne de charge à la large sangle de toile que portait le poney, les kalashes s’élancèrent à la fois dans toutes les directions, roulant les uns par-dessus les autres, et le digne serang, faisant un bond derrière le treuil, le mit en marche. — Attention ! » hurlai-je, appréhendant vivement de voir l’animal enlevé d’un coup jusqu’à la tête du gui de charge. Sur la jetée, Almayer piétinait d’inquiétude dans ses pantoufles de paille. Le bruit du treuil cessa, et dans un silence impressionnant, ce poney commença son voyage à travers le pont. Comme il était devenu flasque ! Dès qu’il s’était senti en l’air il avait détendu tous ses muscles d’une manière étonnante. Ses quatre petits sabots s’entrechoquaient, sa tête pendait, et sa queue demeurait verticale, dans une complète immobilité. Il me rappelait tout à fait le pathétique petit mouton suspendu au collier de l’Ordre de la Toison d’Or. Je n’imaginais pas que quoi que ce fût du genre d’un cheval pouvait être aussi flasque que cela, mort ou vif. Sa crinière en broussaille pendait lamentablement, comme une simple masse de crin inanimée ses oreilles agressives s’étaient affaissées mais comme il se balançait lentement, en avant de la passerelle, j’aperçus un éclair de malice dans son œil rêveur, à demi-fermé. Un quartier-maître digne de confiance, l’œil attentif et les dents découvertes dans un sourire stupide s’occupait à la manœuvre du gui de charge. Je surveillais, avec un vif intérêt. Bien ! Tenez bon ! » Le gui de charge s’arrêta. Les kalashes garnirent la lisse. La corde du licou pendait perpendiculairement et immobile comme un cordon de sonnette devant Almayer. Tout était immobile. Je lui suggérai amicalement de saisir la corde et de faire attention. Il étendit négligemment la main, d’un air irritant et supérieur. — Vous y êtes ? Amenez en douceur ! » Almayer embraqua le mou du licou avec assez d’intelligence, mais quand les sabots du poney eurent touché la jetée, il s’abandonna aussitôt au plus stupide optimisme. Sans attendre, sans réfléchir, presque sans regarder, il dégagea le crochet de l’élingue, et la chaîne de charge, après avoir frappé la croupe du poney, retomba contre le flanc du navire avec un grand bruit. Puis quelque chose m’échappa, car ce que je vis ensuite ce fut Almayer les quatre fers en l’air, sur la jetée. Il était seul. L’étonnement me priva de l’usage de la parole assez longtemps pour donner à Almayer le temps de se ramasser lentement et avec peine. Les kalashes alignés sur la lisse demeurait tous bouche bée. La légère brise faisait flotter la brume qui s’était épaissie au point de nous masquer complètement la rive. — Comment diable avez-vous fait pour le laisser s’échapper ? demandai-je fort scandalisé. Almayer considéra la paume endolorie de sa main droite, mais ne répondit pas à ma question. — Où pensez-vous qu’il va aller ? criai-je. Y a-t-il des palissades quelque part dans ce brouillard ? Peut-il se sauver dans la forêt ? Qu’allons-nous faire maintenant ? » Almayer haussa les épaules. — Quelques-uns de mes gens vont courir après lui. Ils l’attraperont tôt ou tard. » — Tôt ou tard. C’est très joli, mais, et mon élingue qu’il a emportée ? J’en ai besoin tout de suite pour débarquer deux vaches des Célèbes. » Depuis Dongola nous avions à bord, outre le poney, une paire de ces jolies petites vaches des îles. Attachées de l’autre côté du gaillard d’avant, elles avaient balayé de leurs queues l’autre porte de la cambuse. Ces animaux toutefois n’étaient pas destinés à Almayer ils étaient consignés à Abdullah bin Selim, son ennemi. Almayer ne se souciait aucunement de mon embarras. — À votre place, j’essaierais de savoir où il est parti, insistai-je. Ne feriez-vous pas mieux de rassembler vos gens ou quelque chose de ce genre ? Il va tomber et se couronner les genoux. Il peut même se casser une jambe, vous savez. » Mais Almayer plongé dans d’abstraites pensées semblait ne plus se soucier de ce poney. Étonné de cette soudaine indifférence, j’envoyai tout mon monde sur la rive pour lui donner la chasse ou, en tout cas, pour retrouver l’élingue qu’il avait autour du corps. Tout l’équipage du vapeur, à l’exception des chauffeurs et des mécaniciens, s’élança sur le quai, dépassa le pensif Almayer puis disparut à ma vue. Le brouillard blanc les engloutit et de nouveau régna un profond silence qui semblait s’étendre sur des lieues en amont et en aval de la rivière. Toujours taciturne, Almayer se disposa à monter à bord, et je descendis de la passerelle pour le rencontrer sur le pont arrière. — Voulez-vous dire au capitaine que j’ai instamment besoin de le voir ? me demanda-t-il à voix basse, en laissant ses regards errer à l’aventure. — Bien, je vais voir. » La porte de sa cabine grande ouverte, le capitaine Craig au sortir de la salle de bain, était en train de brosser ses cheveux épais et gris de fer avec deux grandes brosses. — M. Almayer me dit qu’il désire instamment vous voir, capitaine. » Tout en disant ces mots, je me mis à sourire. Je ne sais pourquoi je souriais, sinon qu’il me semblait absolument impossible de mentionner le nom d’Almayer sans sourire. Ce n’était pas nécessairement un joyeux sourire. En se retournant vers moi, le capitaine Craig se mit à sourire, lui, plutôt joyeusement. — Le poney lui a échappé, hein ? — Oui, capitaine. En effet. — Où est-il ? — Dieu seul le sait. — Non. Je veux dire Almayer. Faites-le entrer. La cabine du capitaine ouvrant droit sur le pont sous la dunette, je n’eus, de la porte, qu’à faire signe à Almayer qui était resté, les yeux à terre, à l’endroit même où je l’avais laissé. Il s’avança comme à regret, serra la main du capitaine et demanda la permission de fermer la porte de la cabine. — J’ai une belle histoire à vous raconter », furent les derniers mots que j’entendis. L’amertume de son intonation était digne de remarque. Je m’éloignai de la porte, cela va sans dire. Pour le moment je n’avais plus personne de l’équipage à bord seul le charpentier chinois, un sac de toile suspendu au cou et un marteau à la main, parcourait le pont, faisait sauter les cales des panneaux et les mettait consciencieusement dans son sac. N’ayant rien d’autre à faire, je rejoignis nos deux mécaniciens à la porte de la chambre des machines. C’était presque l’heure du petit déjeuner. — Il s’est levé de bon matin, dites-moi ? remarqua le second mécanicien, et il se mit à sourire d’un air indifférent. C’était un homme sobre, pourvu d’une bonne digestion et d’un sens de la vie placide et raisonnable, même à jeun. — Oui, dis-je. Il s’est enfermé avec le capitaine. Quelque affaire très particulière. — Il va lui débiter une histoire à n’en plus finir », déclara le chef mécanicien. Il souriait avec aigreur. Il était dyspeptique et souffrait, dès le matin, de tiraillements d’estomac. Le second mécanicien se mit à sourire franchement, d’un sourire qui dessinait deux plis verticaux sur ses joues rasées. Et je me mis à sourire également, mais, à dire vrai, je n’éprouvais aucun amusement. Il n’y avait vraiment rien d’amusant dans cet homme dont, apparemment, nulle part dans l’Archipel on ne pouvait prononcer le nom sans sourire. Ce matin-là, il partagea notre petit déjeuner silencieusement, ne regardant guère que le fond de sa tasse. Je lui annonçai que mes hommes avaient retrouvé son poney cabriolant dans le brouillard, à deux doigts de la fosse, profonde de huit pieds, où il tenait en réserve sa provision de gutta. Le couvercle en étant enlevé, sans que quelqu’un fût auprès, tout mon équipage avait bien failli dégringoler la tête la première dans ce satané trou. Jurumudi Itam, notre meilleur quartier-maître, fort habile aux travaux d’aiguille, qui avait la charge de repriser les pavillons du navire et de recoudre nos boutons, avait reçu un mauvais coup à l’épaule. Le remords et la gratitude semblaient également étrangers au caractère d’Almayer. Il marmotta — Vous voulez dire ce pirate ? — Quel pirate ? Voilà onze ans que cet homme appartient au navire, m’écriai-je avec indignation. — Il en a l’air », murmura Almayer pour toute excuse. Le soleil avait dissipé le brouillard. D’où nous étions assis, sous la tente arrière, nous pouvions apercevoir le poney attaché à un pilier de la véranda devant la maison d’Almayer. Nous restâmes assez longtemps silencieux. Tout à coup, Almayer, faisant évidemment allusion à la conversation qu’il avait eue dans la cabine du capitaine, lança anxieusement à travers la table Je ne sais vraiment que faire maintenant. » Le capitaine Craig se contenta de le regarder en relevant les sourcils et se leva de sa chaise. Nous nous dispersâmes au gré de nos occupations, mais Almayer, à demi vêtu comme il était avec son pantalon de cretonne et son mince gilet de coton, demeura à bord, s’attardant près de la coupée comme s’il ne pouvait se décider à rentrer chez lui ni à rester avec nous pour tout de bon. Nos boys chinois lui lançaient au passage des regards de côté, et Ah Sing, notre jeune maître d’équipage, le plus beau et le plus sympathique des Chinois, hochait la tête d’un air entendu derrière le large dos d’Almayer. Au cours de la matinée, je m’approchai de celui-ci un moment — Eh ! bien, Monsieur Almayer, lui dis-je tranquillement, vous n’avez pas encore lu vos lettres ? » Nous lui avions apporté son courrier et il tenait le paquet de lettres dans sa main depuis le moment où nous étions sortis de table. Lorsque j’y fis allusion, il y jeta un coup d’œil et, un moment, je crus qu’il allait écarter les doigts et laisser tomber les lettres par-dessus bord. Je crois bien qu’il fut tenté de le faire. Je n’oublierai jamais la vue de cet homme effrayé par ses lettres. — Y a-t-il longtemps que vous avez quitté l’Europe ? me demanda-t-il. — Pas très longtemps. Pas tout à fait huit mois, lui dis-je. J’ai débarqué d’un navire à Samarang avec un tour de reins et je suis resté quelques semaines à Singapoor[9]. » Il soupira. — Les affaires sont très mauvaises ici. — Vraiment ! — Impossibles !… Vous voyez ces oies ? » De la main qui tenait les lettres, il me montra quelque chose qui avait l’air d’une motte de neige allant et venant au bout de son terrain. Cela disparut derrière des buissons. — Les seules oies de la côte orientale, déclara Almayer dans un léger murmure où ne paraissait pas la moindre trace de foi, d’espérance ou d’orgueil. Là-dessus, avec la même absence d’animation, il m’annonça son intention de choisir une oie grasse et de nous la faire porter à bord dès le lendemain matin. J’avais auparavant entendu parler de ces largesses. Il vous conférait une oie comme si c’eût été une sorte de décoration qu’il n’accordait qu’à ses amis éprouvés. J’avais cru que cette cérémonie comportait plus de pompe. Le don avait assurément une qualité spéciale, multiple et rare. Une oie du seul troupeau de la côte orientale ! Il n’en faisait pas à moitié assez de cas. Cet homme ne savait vraiment pas tirer parti des circonstances. Je ne m’en confondis pas moins en remerciements. — Voyez-vous, interrompit-il brusquement d’un ton très particulier, le pire de ce pays c’est qu’on ne peut pas comprendre… il est impossible de comprendre… » Sa voix sombrait dans un marmottement languissant… Et quand on a de très gros intérêts… de très importants intérêts… » Il acheva dans un souffle… là-haut sur la rivière ». Nous nous regardâmes. Je fus surpris de le voir faire le geste de s’en aller et une étrange grimace. — Enfin ! il faut que je parte, s’écria-t-il précipitamment. Je suis resté si longtemps ! » Au moment de franchir la coupée, il s’arrêta pourtant pour me marmotter une invitation à dîner chez lui, le soir même, avec le capitaine, invitation que j’acceptai. Je ne crois pas que j’aurais pu la refuser. J’aime les gens qui viennent vous parler de l’exercice du libre arbitre tout au moins en fait de questions pratiques ». Libre, vraiment ? En fait de questions pratiques ! Quelle plaisanterie ! Comment aurais-je pu refuser de dîner avec cet homme ? Je ne refusai pas, simplement parce que je ne pouvais pas refuser. La curiosité, le désir tout naturel d’un changement de cuisine, la civilité la plus élémentaire, les conversations et les sourires des vingt jours précédents, toutes les conditions de mon existence à ce moment et à cet endroit même concoururent irrésistiblement à me faire accepter ; et, pour couronner le tout, il y avait l’ignorance, c’est-à-dire l’absence fatale d’une prescience capable de contre-balancer les données impérieuses de ce problème. Un refus eût eu quelque chose de pervers et d’insensé. Personne, à moins d’être un hargneux maniaque, n’eût refusé. Mais si je n’avais pas eu l’occasion d’assez bien connaître Almayer, il est à peu près certain qu’on n’eût jamais imprimé une seule ligne de moi. J’acceptai donc, – et je paie encore aujourd’hui le prix de mon bon sens. Le propriétaire du seul troupeau d’oies de la côte orientale est responsable de l’existence de quelque vingt volumes. Le nombre des oies qu’il avait contribué à faire éclore dans des conditions climatériques adverses était considérablement plus grand que celui de mes livres. Celui-ci ne surpassera jamais le nombre des têtes de son troupeau, je puis l’affirmer mais telle n’a jamais été mon ambition, et quelque angoisse qu’ait pu me valoir mon labeur d’écrivain, je n’ai jamais cessé de penser bienveillamment à Almayer. Je me demande, s’il en avait eu connaissance, quelle eût été son attitude ? C’est ce que l’on ne saura jamais en ce monde. Mais si jamais nous nous rencontrons aux Champs-Élysées, – où je ne puis me le représenter qu’escorté à distance par son troupeau d’oies ces oiseaux consacrés à Jupiter, – et qu’il s’adresse à moi, dans le silence de cette contrée impassible où ne règnent ni la lumière, ni les ténèbres, ni le bruit, ni le silence, et qu’animent incessamment les brumes houleuses de la fourmillante et impalpable multitude des morts, je crois savoir ce que je lui répondrai. Je lui dirai, après avoir courtoisement prêté l’oreille à la morne intonation de ses reproches mesurés, qui ne sauraient certes troubler le moins du monde la solennelle éternité de ce silence, je lui dirai à peu près ceci — Il est vrai, Almayer, que sur terre je me suis servi de votre nom. Mais ce n’est là qu’un très petit larcin. Qu’est-ce qu’un nom, ô Ombre ? Si quelque chose de votre ancienne faiblesse mortelle persiste encore assez en vous pour que vous vous en sentiez affligé car tel était le ton de votre voix terrestre, Almayer, alors, je vous en prie, entretenez-vous sans retard avec notre sublime compagnon du Royaume des Ombres, – avec celui qui, au cours de son existence passagère de poète, a célébré et commenté le parfum de la rose[10]. Il vous consolera. Vous m’êtes apparu dépouillé de tout prestige par les étranges sourires des hommes et l’irrespectueux bavardage de tous les trafiquants des îles. Votre nom était le bien commun des vents il flottait, tout nu, pour ainsi dire, sur les eaux qui avoisinent l’Équateur. J’ai drapé autour de sa forme sans gloire le manteau royal des Tropiques et j’ai tenté de mettre dans cette voix sourde l’angoisse même de la paternité, – toutes choses que vous ne me demandiez pas, – mais rappelez-vous que c’est à moi qu’échurent tout le labeur et toute la peine. Durant votre vie terrestre, vous m’avez hanté, Almayer. Considérez que c’était là prendre une bien grande liberté. Puisque vous vous plaigniez toujours d’être perdu pour le monde, vous devez ne pas oublier que si je n’avais pas cru à votre existence au point de vous laisser hanter mon logement de Bessborough gardens vous auriez encore été bien plus perdu. Vous m’affirmez que si j’avais pu vous observer avec un plus parfait détachement et avec plus de simplicité, j’aurais mieux démêlé ce que renferma de merveilleux, selon vous, votre carrière sur cette petite lueur grosse comme une tête d’épingle, à peine visible, loin, loin au-dessous de nous, et où sont nos deux tombes. Sans doute ! Mais réfléchissez, Ombre plaintive, que ce n’a pas été autant ma faute que celle de votre accablante infortune. J’ai cru en vous de la seule façon qu’il m’était possible d’y croire. Elle n’était pas digne de vos mérites ? Soit ! Mais vous fûtes toujours malchanceux, Almayer. Rien n’était jamais tout à fait digne de vous. Et ce qui vous a donné à mes yeux une si vive réalité, c’est précisément que vous avez soutenu cette hautaine théorie avec une forte conviction et une admirable constance. » C’est par de telles paroles traduites dans les termes qui conviennent aux Ombres que je m’apprête à apaiser Almayer aux Champs-Élyséens, puisque le sort a voulu qu’après nous être séparés voilà bien des années, nous ne dussions plus jamais nous revoir en ce monde. V Dans la carrière de l’écrivain le moins littéraire qui fût jamais, – en ce sens que l’ambition littéraire n’était jamais entrée dans le champ de son imagination, – la venue au monde de son premier livre est un événement tout à fait inexplicable. Je ne saurais, pour ma part, l’attribuer à aucune cause mentale ou psychologique qu’on puisse préciser et déterminer. Le plus grand de mes dons étant une faculté consommée pour ne rien faire, je ne puis même pas considérer que l’ennui ait pu être un stimulant suffisant pour me faire prendre une plume. La plume en tout cas se trouvait là et il n’y a à cela rien d’étonnant. Il n’est personne qui n’ait chez soi une plume cette arme blanche de notre époque par ce temps de timbres à deux sous et de cartes postales. C’était d’ailleurs l’époque où, au moyen de cartes-postales et d’une plume, M. Gladstone avait fait la réputation d’un ou deux romans. Et moi aussi j’avais une plume qui traînait je ne sais où, cette plume qu’emploie rarement et que prend à regret un marin à terre, la plume que rouille l’encre séchée des tentatives abandonnées, des réponses différées au-delà des bornes de la décence, des lettres commencées avec une extrême répugnance et soudainement remises au lendemain, ou même à la semaine suivante. La plume dont on n’a cure, qu’on jette de côté à la moindre occasion et que sous le coup de quelque cruelle nécessité on se met à chercher sans enthousiasme, sans conviction et en grommelant Où diable cette satanée chose a-t-elle bien pu se fourrer ? » Oui, où cela ? Elle peut bien être restée derrière le canapé depuis un jour ou deux. La fille anémique de ma propriétaire comme aurait dit Ollendorff, quoiqu’elle fût assez soignée, avait une façon seigneuriale et nonchalante de remplir ses devoirs domestiques. Il se pourrait même que cette plume fût restée délicatement fichée dans le pied de la table, et, une fois retirée de là, montrât un bec béant, inutilisable, capable de décourager un homme doué d’instincts littéraires. Mais pas moi ! Cela ne fait rien ! Cela ira ! » Ô jours dépourvus d’artifice ! Si jamais l’on m’eût dit qu’un entourage dévoué, et pénétré d’une idée quelque peu excessive de mes talents et de mon importance, se verrait plongé dans la terreur et la stupéfaction par les embarras que je ferais au simple soupçon qu’on eût pu toucher à ma sacro-sainte plume d’auteur, je n’eusse pas même daigné esquisser un sourire d’incrédule mépris. Il y a des idées trop invraisemblables pour qu’on s’y arrête, trop folles pour qu’on les admette, trop absurdes pour qu’on en sourie. Si ce prophète de mon avenir eût été un de mes amis, peut-être m’en serais-je secrètement attristé. Hélas, aurais-je pensé, tout en le considérant avec un visage immuable, voilà que ce pauvre garçon devient fou ! » J’en aurais été assurément attristé car en ce monde où les journalistes lisent les signes du ciel, et où le vent des cieux lui-même, qui souffle où il veut, le fait sous la direction prophétique du Bureau Météorologique, mais où le secret des cœurs humains ne cède ni à la curiosité ni à la prière, que le plus raisonnable de mes amis vînt à nourrir le germe d’une folie naissante était infiniment plus probable que de me voir devenir romancier. Considérer avec étonnement les transformations de son moi est une attachante occupation pour les moments d’oisiveté. Le champ est si vaste, les surprises si diverses, le sujet si riche d’indications, sans profit mais singulières, sur le travail des forces invisibles, qu’on ne s’en lasse pas facilement. Je ne parle pas ici de ces mégalomanes qui ne se reposent qu’à regret sous la couronne de leur orgueil sans bornes, de ceux-là qui, à vrai dire, ne se reposent jamais en ce monde et, quand ils n’y sont plus, continuent à s’agiter et s’irriter contre l’exiguïté de cette dernière demeure où nous devons tous reposer dans une obscure égalité. Je ne pense pas davantage à ces esprits ambitieux qui, toujours possédés d’un désir d’agrandissement, n’ont jamais le loisir de jeter sur eux-mêmes un regard détaché. On ne saurait trop les plaindre. Ces deux sortes de gens, – sans compter le nombre plus grand encore de ceux qui sont totalement dépourvus d’imagination, de ces êtres infortunés au regard vide et aveugle desquels comme l’a dit un grand écrivain français le monde entier se dissipe en néant, – ignorent peut-être notre véritable tâche à nous autres hommes, dont la vie est si courte sur la terre, ce refuge d’opinions contradictoires. Une vue morale de l’univers nous jette en fin de compte dans de si cruelles et de si absurdes contradictions, où les derniers vestiges de la foi, de l’espérance, de la charité, et jusqu’à ceux de la raison même, semblent près de périr, que j’en suis arrivé à soupçonner que le but de la création n’est peut-être point du tout moral. Je croirais volontiers que son objet est simplement d’être un pur spectacle un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine, si vous voulez, mais, à ce point de vue au moins, jamais pour le désespoir ! Ces visions, délicieuses ou poignantes, sont une fin morale en soi. Le reste est notre affaire, – le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité détachée d’un esprit subtil, – c’est notre affaire ! Et cette infatigable attention qui s’oublie soi-même et s’attache à toutes les phases d’un univers vivant réfléchi dans notre conscience, est peut-être notre véritable tâche sur la terre. Une tâche où le destin n’a peut-être rien engagé de nous que notre conscience, une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sans limites, à la suprême loi et à l’immuable mystère du sublime spectacle. Chi lo sà ? Peut-être bien. Une telle opinion s’accorde du moins avec toutes les religions sauf avec cette croyance à rebours de l’impiété elle ne s’accommode ni du masque ni du manteau du désespoir aride elle s’accorde avec toutes les joies et toutes les tristesses, tous les beaux rêves, tous les charitables espoirs. Le but essentiel est de rester fidèle aux émotions nées de cet abîme qu’encercle le firmament des étoiles dont le nombre infini et les terrifiantes distances peuvent nous faire sourire ou nous tirer des larmes Était-ce le Morse ou le Charpentier, dans le poème, qui pleura à la vue de tant de sables ? », ou même, à un cœur convenablement cuirassé, ne laisser aucune impression. Cette citation d’un excellent poème qui m’est accidentellement venue à l’esprit[11] m’amène à remarquer que dans un univers conçu comme un pur spectacle et où toute espèce d’inspiration a une existence rationnelle, les artistes de tout genre trouvent tout naturellement leur place et au premier rang, le poète, ce voyant par excellence. Et le prosateur lui-même, qui pour remplir sa moins noble et plus pénible tâche doit être un homme au cœur cuirassé, a droit aussi à une place, pourvu qu’il sache regarder avec des yeux clairs et se garder de rire ; pleure ou rie qui voudra. Oui ! Même celui qui transcrit en prose une fiction qui, après tout, n’est que la vérité souvent arrachée de son puits et revêtue de cette robe peinte des phrases imagées, – même lui, il y a sa place parmi les rois, les démagogues, les prêtres, les charlatans, les ducs, les girafes, les ministres, les socialistes, les maçons, les apôtres, les fourmis, les scientistes, les kaffirs, les soldats, les marins, les éléphants, les hommes de loi, les dandys, les microbes et les constellations d’un univers dont l’étonnant spectacle est une fin morale en soi. Je vois d’ici le lecteur soit dit sans l’offenser prendre une expression subtile comme si j’avais vendu la mèche. Avec la hardiesse du romancier, j’observe mon lecteur qui formule dans son esprit l’exclamation Ça y est ! notre homme parle pro domo ». À vrai dire ce n’était pas mon intention ! Je n’avais pas vu tout d’abord qu’il y eût une mèche à vendre. Mais après tout, pourquoi pas ? Les imposantes cours du Palais de l’Art sont encombrées d’humbles vassaux. Et il n’est vassal si dévoué que celui à qui l’on permet de rester sur le seuil. Ceux qui sont à l’intérieur sont trop portés à s’en croire. Cette remarque, je tiens à l’affirmer, ne renferme aucune malice, au sens diffamatoire du mot. Ce n’est que le juste commentaire d’une question d’intérêt public. Mais n’importe ? Pro domo. Soit. Pour sa maison, tant que vous voudrez. Et pourtant, à vrai dire, je ne songeais nullement à justifier mon existence. C’eût été non seulement inutile et absurde, mais presque inconcevable dans un univers purement contemplatif où ne peut se présenter une aussi fâcheuse nécessité. Il me suffit de dire et je le dis tout au long dans ces pages J’ai vécu. J’ai existé, obscurément parmi les merveilles et les terreurs de mon temps, comme l’abbé Sieyès, qui le premier prononça cette parole, avait réussi à exister au milieu des violences, des crimes et des enthousiasmes de la Révolution française. J’ai vécu, comme la plupart d’entre nous, je suppose, réussissent à le faire, n’échappant sans cesse que de l’épaisseur d’un cheveu à diverses formes de destruction sauvant mon corps, c’est évident, et peut-être mon âme aussi, mais non sans endommager, par-ci par-là, la bordure de ma conscience, ce patrimoine des âges, de la race, du groupe, de la famille, que façonnent les mots, les regards, les actes, et même les silences et les abstentions qui entourent notre jeunesse que colorent de toute une gamme de nuances délicates et de couleurs crues les traditions, les croyances ou les préjugés, – patrimoine inexplicable, despotique, persuasif et souvent, dans sa contexture même, romanesque. Et souvent romanesque !… Il ne faut pourtant pas que ces souvenirs dégénèrent en confessions, cette forme d’activité littéraire que Jean-Jacques Rousseau a discréditée par l’extrême application qu’il a mise à justifier son existence il est visible et évident au regard même le moins prévenu que tel était bien son dessein. Mais, voyez-vous, ce n’était pas un écrivain d’imagination. C’était un moraliste naïf, comme le démontre clairement la célébration tapageuse de ses anniversaires par les héritiers de cette Révolution française qui ne fut en aucune façon un mouvement politique, mais une explosion de moralité. Il n’avait aucune imagination, la simple lecture de l’Émile le prouve. Ce n’était pas un romancier, car la première vertu d’un romancier c’est la compréhension exacte des limites tracées par la réalité de son époque au libre jeu de son invention. L’inspiration vient de la terre, qui a un passé, une histoire, un avenir, non du ciel froid et immuable. Un romancier plus même que tout autre artiste se montre à jour dans ses œuvres. Sa conscience, son sens profond des choses, légitimes ou illégitimes, lui imposent son attitude en face du monde. En vérité, celui qui met la plume sur le papier pour se faire lire par des inconnus à moins d’être un de ces moralistes qui, en général, n’ont d’autre conscience que celle qu’ils s’efforcent de découvrir à l’usage des autres ne peut parler de rien d’autre que de soi. C’est M. Anatole France, le plus éloquent et le plus juste des prosateurs français qui a dit qu’il nous faut bien reconnaître en fin de compte que nous parlons de nous-même chaque fois que nous n’avons pas la force de nous taire ». Cette remarque, si je m’en souviens bien, fut faite au cours d’une controverse avec Ferdinand Brunetière touchant les principes et les règles de la critique littéraire[12]. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un homme auquel l’on doit cette mémorable parole Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre », M. Anatole France maintenait qu’il n’y avait ni règles ni principes. Cela se peut fort bien. Règles, principes ou modèles, meurent et disparaissent tous les jours. Peut-être sont-ils tous morts, ont-ils tous disparu, à l’heure qu’il est. L’époque où nous vivons est, s’il en fût jamais, une époque audacieuse et libre où l’on s’emploie à détruire des bornes tandis que d’ingénieux esprits s’efforcent d’en inventer de nouvelles qui, – il est consolant de le croire, – seront aussitôt remises aux anciennes places. Mais ce qui importe à un écrivain, c’est d’être assuré dans son for intérieur de l’immortalité de la critique littéraire, car l’homme dont on a donné des définitions si diverses est, avant tout, un animal critique. Et tant qu’il se rencontrera des natures distinguées pour y apporter quelque esprit d’aventure, la critique littéraire conservera pour nous tout le charme et la sagesse d’une aventure personnelle agréablement racontée. Plus encore pour les Anglais que pour toutes les autres races de la terre, une tâche, quelle qu’elle soit, qu’on entreprend dans un esprit d’aventure, acquiert le mérite du romanesque. Mais les critiques, en règle générale, ne montrent que bien peu d’esprit d’aventure. Ils s’exposent à des risques, cela va sans dire, on ne peut guère vivre sans cela. Notre pain quotidien si parcimonieusement que ce soit nous est donné avec une pincée de sel. Autrement nous nous lasserions vite du régime qui fait l’objet de nos prières, et ce serait non seulement malséant, mais impie. De cette sorte d’impiété ou de toute autre, que Dieu nous garde ! Un certain idéal de réserve, né du sentiment des convenances, de la timidité, d’un esprit de prudence ou simplement de la lassitude, induit, je crois, certains critiques à dissimuler le côté aventureux de leur vocation, et la critique ne devient plus qu’un simple compte-rendu » comme s’il s’agissait d’une relation de voyage où ne figureraient que les distances et la géologie d’un pays nouveau les animaux singuliers entrevus, les dangers de la terre et de l’eau, les périls auxquels on manque de succomber, et les souffrances du voyageur ah ! les souffrances aussi je ne mets aucunement en doute les souffrances étant soigneusement laissées de côté ni endroit ombreux, ni arbre fruitier n’y étant non plus mentionné, si bien que le tout ne vous a l’air que de la simple démonstration de l’agilité d’une plume qui court à travers un désert. Cruel spectacle, – déplorable aventure. La vie », selon la parole d’un immortel penseur d’origine bucolique, si j’ose ainsi dire, mais dont le nom périssable est à jamais perdu pour la vénération de la postérité, La vie n’est pas rien que bière et jeux de quilles ». Écrire des romans non plus. Non vraiment. Je vous en donne ma parole d’honneur. Pas rien que cela. Si je l’affirme avec tant d’assurance, c’est qu’il y a quelques années de cela, je m’en souviens, la fille d’un général… Les ermites dans leurs cellules, les moines cloîtrés du Moyen-Âge, les sages solitaires, les hommes de science, les réformateurs, ont dû avoir parfois de soudaines révélations du monde profane révélations du jugement superficiel du monde, qui vient heurter des âmes absorbées dans leur tâche amère, pour la cause de la sainteté, de la science, de la tempérance, disons même de l’art, ne serait-ce que l’art de faire des plaisanteries ou celui de jouer de la flûte. C’est ainsi que je vis survenir cette fille de général, – je devrais plutôt dire l’une des filles du général. Elles étaient trois, non mariées, d’âges agréablement échelonnés, qui occupaient une ferme du voisinage, une occupation en commun et d’un caractère plus ou moins militaire. L’aînée combattait la décadence des manières chez les enfants du village, et exécutait des attaques de front contre les mères dudit village pour assurer le triomphe des révérences. Cela peut paraître futile, mais c’était vraiment une guerre pour une idée. La seconde se livrait à des escarmouches et battait tout le pays et ce fut celle-là qui poussa une reconnaissance droit jusqu’à ma propre table de travail. C’était celle qui portait des faux-cols droits. À vrai dire, elle était venue rendre visite à ma femme dans une intention fort amicale, mais avec l’assurance martiale qui lui était habituelle. Elle pénétra dans mon cabinet de travail en brandissant sa canne… Non, tout de même, il ne faut pas que j’exagère. Ce n’est pas mon genre. Je ne suis pas un écrivain humoriste. Mais pour être véridique, ce dont je suis sûr, c’est qu’elle avait une canne à brandir. Ni mur ni fossé n’entourait ma demeure. La fenêtre était ouverte ; la porte était ouverte aussi à la meilleure amie de mon travail, la chaleur, au paisible soleil rayonnant sur la campagne qui s’étendait autour de moi, infiniment secourable. Mais à vrai dire, je n’avais pas su, depuis des semaines, si le soleil brillait sur la terre, et si, là-haut, les étoiles suivaient encore leur cours accoutumé. Je consacrais alors mes jours aux derniers chapitres de mon roman Nostromo, ce récit d’un littoral imaginaire, mais vrai récit que l’on mentionne encore de temps à autre, et à la vérité avec bienveillance, en y accolant parfois le mot échec », et parfois le mot étonnant ». Je n’ai pas d’opinion sur cette contradiction. C’est là une de ces divergences qu’il est impossible de réduire jamais. Tout ce que je sais, c’est que pendant vingt mois, négligeant les joies communes de la vie, qui sont la part des plus humbles d’entre nous sur cette terre, j’avais, comme le prophète de jadis, lutté avec le Seigneur » pour conquérir ma création, les pointes de la côte, les ténèbres du Golfe Placide, la lumière, sur les neiges, les nuages au ciel et le souffle de vie qu’il fallait communiquer à ces personnages d’hommes et de femmes, de Latins et d’Anglo-Saxons, de Juifs et de Gentils. Peut-être trouvera-t-on ces termes un peu forts, mais il est difficile de caractériser autrement la profondeur et la tension d’un effort créateur où l’esprit, la volonté et la conscience sont complètement engagés, heure après heure, jour après jour, loin du monde, et à l’exclusion de tout ce qui rend la vie réellement aimable et douce, – quelque chose dont on ne saurait trouver l’équivalent matériel que dans la sombre et infinie détresse d’un passage du Cap Horn vers l’Ouest, en hiver. Car cela aussi, c’est la lutte des hommes avec la puissance du Créateur, dans un grand isolement, sans aucune des douceurs ou des consolations de la vie, un combat solitaire que colore le sentiment d’une inégalité misérable, sans l’espoir d’aucune récompense équitable, pour le simple gain d’une longitude. Encore une certaine longitude, une fois atteinte, on ne peut plus vous la disputer. Le soleil et les étoiles et la forme de votre terre sont les témoins de votre gain tandis qu’une poignée de pages, si vôtres qu’elles puissent être, ne sont, en fin de compte qu’un obscur et discutable butin. C’est pourquoi échec », étonnant », faites votre choix les deux peut-être, ou aucun des deux, – rien que le frémissement de feuilles de papier qui vont disparaître dans la nuit, indistinctes, comme les flocons de neige d’une grande tourmente destinés à fondre au loin sous les rayons du soleil. — Comment allez-vous ? » C’était le salut de la fille du général. Je n’avais rien entendu, ni frou-frou, ni bruit de pas. J’avais eu seulement, un moment auparavant, une sorte d’avertissement du danger, j’avais eu le pressentiment d’une présence fâcheuse, – ce signe précurseur, rien de plus ; puis, parvinrent à mon oreille le son de cette voix et comme le choc d’une terrible chute faite d’une grande hauteur, – une chute, par exemple, du haut des nuages qui flottaient comme une gracieuse procession au-dessus de la campagne, dans la légère brise d’Ouest de cet après-midi de juillet. J’eus vite fait de me ressaisir, cela va de soi ; autrement dit, je sautai de ma chaise, étourdi et hébété, les nerfs tout frémissants de la souffrance de me sentir déraciné d’un monde et brusquement jeté dans un autre, – au reste, je fis montre de la plus parfaite civilité. — Tiens ! Comment allez-vous ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » Telles furent mes paroles. Ce souvenir horrible, mais, je vous assure, parfaitement vrai, vous en dira plus que ne le ferait tout un volume de confessions à la Jean-Jacques Rousseau. Remarquez bien que je ne me mis ni à m’emporter contre elle, ni à renverser les meubles ni à me jeter par terre en trépignant, ni à laisser voir de quelque autre façon que ce fût l’épouvantable étendue du désastre. Tout Costaguana le pays, vous vous en souvenez peut-être, où se passe mon récit, hommes, femmes, caps, maisons, montagnes, ville, campo il n’y avait pas une seule brique, pierre ou grain de sable de son sol que je n’eus placé de mes propres mains, toute l’histoire, la géographie, la politique, les finances, les richesses de la mine d’argent de Charles Gould et la splendeur du magnifique Capataz de Cargadores, dont le nom, poussé comme un cri dans la nuit, – le docteur Monygham l’entendit passer au-dessus de sa tête dans la voix de Linda Viola, – dominait encore, même après sa mort, le sombre golfe qui recélait ses conquêtes de fortune et d’amour, tout cela s’était effondré avec un effroyable craquement qui emplissait mes oreilles. Je sentais que je ne pourrais jamais en ramasser les morceaux, et c’est à ce moment même que je me pris à dire Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » La mer est une médecine violente. Voyez plutôt ce que peut faire l’école de la mer, fût-ce sur un navire marchand ! Cet épisode vous montrera sous un nouveau jour les marins anglais et écossais gens très caricaturés qui ont mis la dernière main à la formation de mon caractère. On n’est rien si l’on n’est modeste, mais dans ce désastre je crois avoir fait honneur à leur simple enseignement. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? » C’est assez bien hein ? très bien même. Elle s’assit. Son regard amusé parcourut la pièce. Des pages du manuscrit traînaient sur la table et sous la table ; il y avait sur une chaise des feuilles recopiées à la machine, des feuilles détachées avaient voltigé jusqu’à l’extrémité de la pièce il y avait là des pages vivantes, des pages raturées et balafrées, des pages mortes qu’on brûlerait à la fin de la journée, désordre d’un cruel champ de bataille, d’un long, long et désespéré combat. Long ! Je suppose que je m’étais mis au lit quelquefois et que j’avais dû me lever le même nombre de fois. Oui, je suppose que j’avais dormi, et que j’avais mangé la nourriture que l’on mettait devant moi et que j’avais causé sans incohérence avec mon entourage lorsqu’il l’avait fallu. Mais je n’avais jamais eu conscience du cours même de la vie quotidienne, que rendait pour moi facile et paisible une affection silencieuse, attentive, infatigable. Il me semblait, en vérité, être resté assis à cette table, dans le désordre d’un combat désespéré, pendant des jours et des nuits sans fin. Cette impression venait de la fatigue intense dont cette interruption m’avait donné conscience, – terrible désenchantement d’un esprit qui comprend soudain la futilité d’une énorme tâche, joint à une fatigue telle qu’aucun travail physique n’en pourrait donner une idée. J’ai porté des sacs de blé sur mon dos, presque plié en deux sous les poutres d’un pont de navire, de six heures du matin à six heures du soir avec un repos d’une heure et demie pour manger ainsi je peux savoir à quoi m’en tenir. Et j’aime les Lettres. Je suis jaloux de leur honneur et intéressé à la dignité et à la beauté de leur service. J’étais, plus que probablement, le seul écrivain que cette jeune dame eût jamais surpris dans l’exercice de son labeur, et j’étais au désespoir de ne pouvoir me rappeler ni quand, ni comment je m’étais pour la dernière fois habillé. Nul doute que l’essentiel y était. Il y avait heureusement dans la maison une paire d’yeux gris-bleus qui y veillait. Mais je me sentais en quelque sorte aussi sale qu’un lepero Gostaguana, après une journée de combat dans les rues, tout chiffonné et échevelé de la tête aux pieds. Et je crois bien que je clignais des yeux d’un air stupide. Tout cela était fâcheux pour l’honneur des Lettres et la dignité de leur service. Confusément, à travers la poussière de mon univers en ruines, je voyais la jeune femme regarder tout autour de la pièce avec une sérénité quelque peu amusée. Et elle souriait. De quoi diable souriait-elle ? Elle déclara négligemment — Je crains de vous avoir interrompu. — Pas du tout. » Elle accepta ma dénégation en toute bonne foi. Et c’était strictement vrai. Interrompu, en vérité ! Elle m’avait dérobé au moins vingt existences, chacune infiniment plus poignante et réelle que la sienne, parce qu’elles étaient nourries de passion, pénétrées de convictions, engagées dans de grandes affaires nées de ma propre substance pour une fin anxieusement méditée. Elle demeura un moment silencieuse, puis jetant un dernier regard circulaire sur le désordre de ce combat, elle me dit — Et vous restez comme cela à écrire votre…, votre… — Je… quoi ? Ah ! Oui, je reste ici toute la journée. — Ce doit être tout à fait délicieux. Je suppose que, n’étant plus très jeune, j’aurais pu en avoir une attaque ; mais elle avait laissé son chien près de la porte d’entrée, et le chien de mon petit garçon, qui parcourait le champ devant la maison, l’avait aperçu de loin. Il se précipita sur lui comme un boulet de canon, et le bruit du combat qui éclata soudain à nos oreilles fut plus qu’il n’en fallait pour éloigner tout risque d’apoplexie. Nous nous précipitâmes au dehors et nous séparâmes ces deux vaillants animaux. Après quoi, j’indiquai à cette jeune fille où elle retrouverait ma femme, juste après le tournant, sous les arbres. Elle fit un signe de tête et s’éloigna avec son chien, me laissant atterré devant la mort et la dévastation dont elle s’était si légèrement rendue coupable et tandis que le son terriblement révélateur du mot délicieux » résonnait encore à mon oreille. Je ne l’en accompagnai pas moins, plus tard, jusqu’à la barrière. Il me fallait bien être poli vingt existences dans un simple roman sont-elles une raison suffisante pour être impoli envers une dame ? mais surtout pour adopter l’excellent style de la Méthode Ollendorff, parce que je ne tenais pas à voir le chien de la fille du général combattre encore again avec le fidèle chien de mon petit garçon my infant son. Craignais-je que le chien de la fille du général pût vaincre overcome, le chien de mon enfant ? Non je ne craignais pas… Mais trêve de Méthode Ollendorff. Encore que fort bien appropriée et même inévitable quand il s’agit de cette dame, elle ne convient aucunement à l’origine, au caractère et à l’histoire du chien ; car ce chien avait été donné à mon petit garçon par un homme pour qui les mots avaient une tout autre valeur que dans la Méthode Ollendorff, un homme dont le génie indiscipliné montrait dans ses mouvements impulsifs la nature d’un enfant le plus sincère des écrivains impressionnistes et dont les admirables dons de sentiments directs et d’expression juste s’exprimèrent avec une belle sincérité et une conviction forte, sinon peut-être parfaitement consciente… Son art n’a pas obtenu, je le crains, tout le crédit que sa fraîche inspiration méritait. Je fais allusion ici au regretté Stephen Crane, l’auteur de The Red Badge of Courage, un ouvrage d’imagination qui eut son heure de célébrité à la fin du siècle dernier. Ce livre fut suivi de quelques autres, peu nombreux. Il n’eut pas le temps d’en écrire beaucoup. Il avait un talent personnel et complet, qui ne rencontra en général qu’un accueil envieux et quelque peu dédaigneux. En ce qui le concerne, on ne sait si l’on doit regretter sa mort prématurée. Comme un des hommes de l’équipage de son Open Boat, on sentait qu’il était de ceux à qui le destin permet rarement de faire un heureux atterrissage, après bien des labeurs et beaucoup d’amertume. J’avoue que je conserve une immuable affection pour cette figure énergique, mince, fragile, intensément vivante et éphémère. Il avait eu de l’amitié pour moi, même avant notre rencontre, à cause de la vigueur d’une ou deux pages de mon œuvre, et après que nous nous fûmes rencontrés, il m’est doux de penser qu’il eut encore de l’amitié pour moi. Il m’avait déclaré à plusieurs reprises avec le plus grand sérieux et même avec quelque sévérité qu’ un garçon doit avoir un chien ». Je soupçonne qu’il était choqué de me voir négliger sur ce point mes devoirs paternels. Toujours est-il qu’en fin de compte ce fut lui qui procura le chien. Quelque temps après, un jour qu’il venait de rester à jouer avec l’enfant pendant près d’une heure, il releva la tête et déclara avec fermeté J’enseignerai à votre fils à monter à cheval. » Cela ne devait pas être le sort ne lui en laissa pas le temps. Mais le chien est là un vieux chien maintenant. Large et bas sur ses pattes torses, avec une tête noire sur un corps blanc et une ridicule tache noire à son autre extrémité, il provoque, au cours de ses promenades, des sourires qui ne sont pas absolument malveillants. D’aspect à la fois grotesque et attrayant, il est d’humeur habituellement débonnaire, mais son tempérament se révèle soudainement combattif en présence d’individus de son espèce. Quand il est couché près du feu, la tête droite et le regard fixé vers les ombres de la pièce, il atteint à une noblesse d’attitude frappante dans la calme conscience d’une vie sans tache. Il a contribué à élever un bébé et maintenant, après avoir vu partir pour l’école l’enfant commis à sa charge, il en élève un autre avec le même dévouement consciencieux, mais avec une plus lente gravité d’allure, indice d’une plus grande sagesse et d’une plus mûre expérience, mais indice aussi, je le crains bien, de rhumatismes. Depuis le bain du matin jusqu’au cérémonial du berceau le soir, tu assistes, mon vieil ami, le petit être à deux jambes que tu as adopté, et dans l’exercice de tes fonctions toute la maisonnée te traite avec tous les égards possibles, avec une infinie considération, – aussi bien que lorsqu’il s’agit de moi, seulement tu le mérites davantage. La fille du général te dirait que ce doit être tout à fait délicieux ». Ah ! mon pauvre chien ! Elle ne t’a jamais entendu hurler de douleur c’est cette pauvre oreille gauche ! tandis qu’au prix d’une incroyable contrainte tu conserves une immobilité rigide de peur de renverser la petite créature à deux jambes. Elle n’a jamais vu ton sourire résigné lorsque ce même petit être à qui l’on demande sévèrement Qu’est-ce que tu fais encore à ce pauvre chien ? » répond, avec un grand et innocent regard Rien. Je l’aime seulement, Maman chérie ! » La fille du général ignore les conditions secrètes des tâches qu’on s’impose à soi-même, mon bon chien, la souffrance que renferme la récompense même d’une ferme contrainte. Mais nous avons vécu ensemble bien des années, nous avons vieilli aussi ; et, quoique notre tâche ne soit pas encore terminée, nous pouvons nous permettre de temps à autre de rêver un peu au coin du feu, de méditer sur l’art d’élever les enfants et sur le parfait délice d’écrire des romans, où tant de vies s’agitent aux dépens d’une vie qui, imperceptiblement, s’épuise. VI L’évocation d’une existence qui, outre le stage préliminaire de l’enfance et de la jeunesse, a eu deux développements très différents, et même deux éléments aussi différents que la terre et l’eau, comporte inévitablement une certaine naïveté. J’en ai conscience dans ces pages. Ce n’est pas par manière d’excuse que je le dis. À mesure que les années passent et que s’accroît le nombre des pages, le sentiment s’accroît aussi qu’on ne peut écrire que pour des amis. À quoi bon alors les mettre dans l’obligation de protester comme un ami ne saurait manquer de le faire qu’il n’est besoin d’aucune excuse, ou, peut-être, les amener à douter de votre discrétion ? Ne fût-ce que par égard pour ces amis qu’un mot ici, une ligne là, le bonheur d’une page bien inspirée et bien placée, une heureuse simplicité, ou même une non moins heureuse subtilité, a su tirer du sein de la multitude des lecteurs, comme on tire un poisson des profondeurs de la mer. Il est notoire que la pêche je parle de la pêche en haute mer est une question de chance. Quant à vos ennemis, ils s’arrangeront bien tout seuls. Il se trouve, entre autres, un certain critique, qui, pour me servir d’une image, ne manque pas une occasion de me piétiner. C’est une image qui manque évidemment de grâce, mais qui convient parfaitement à la circonstance, – à plusieurs circonstances même. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps il se complaît à cet exercice intermittent, dont les saisons sont réglées par les usages du commerce de la librairie. Quelqu’un me le signala sous forme imprimée, s’entend il y a quelque temps de cela, et j’éprouvai immédiatement une sorte d’affection pour ce vigoureux personnage. Il ne laisse pas intact un pouce de ma substance, car la substance d’un écrivain c’est son œuvre, le reste de sa personne n’est qu’une ombre vaine, qu’on chérit ou qu’on haït pour des raisons qui ne relèvent pas de la critique. Pas un pouce ! Et pourtant le sentiment que j’éprouve n’est ni une sorte d’affectation ni de la perversité. Il a une origine plus profonde et, j’aime à croire, plus estimable que le caprice d’une sensibilité déréglée. Il est légitime, pour autant qu’il est né à regret d’une considération, de plusieurs considérations. Entre autres, cette vigueur qui est si souvent le signe d’un bon équilibre moral. C’est là une considération. Il n’est assurément pas très agréable de se voir piétiner de la sorte, mais la parfaite sincérité de cette opération, – par là même qu’elle implique non seulement une lecture attentive, mais une réelle pénétration de l’œuvre dont les défauts et les qualités, quels qu’ils puissent être, ne se trouvent pas, d’ordinaire, à la surface, – mérite quelque reconnaissance, car il peut arriver qu’on condamne une œuvre sans même prendre la peine de la lire. C’est bien ce qui peut arriver de plus insupportable à un écrivain qui aventure son âme parmi les critiques. Cela peut ne vous faire aucun tort sans doute, mais c’est désagréable. C’est désagréable comme de découvrir un bonneteur au milieu d’un groupe de braves gens dans un compartiment de troisième classe. La franche impudence d’une transaction qui exploite insidieusement la folie et la crédulité humaines, le boniment effronté qui trahit la supercherie tout en insistant sur l’honnêteté du jeu, provoquent en vous un sentiment d’infini dégoût. L’honnête violence d’un homme qui joue franc jeu, – même s’il ne souhaite que de vous terrasser, – peut sembler choquante, mais elle reste dans les limites de la décence. Si préjudiciable qu’elle puisse être, elle n’est, du moins, pas répugnante. On peut bien éprouver de l’estime pour l’honnêteté, même lorsqu’elle s’exerce aux dépens de votre misérable personne. Mais il est bien évident qu’un adversaire de ce genre ne se laissera pas arrêter par des explications, ni apaiser par des excuses. Si donc j’allais invoquer l’exception de la jeunesse pour excuser la naïveté qu’on trouvera dans ces pages, notre homme dirait vraisemblablement Ouais ! » et cela tout du long d’une furibonde colonne d’imprimerie. Et pourtant un écrivain n’a que l’âge de son premier livre, et en dépit des vaines apparences de décrépitude qui s’attachent à nous au cours de notre vie éphémère, je ne porte encore à mon front que la couronne de quinze courts printemps. Une fois admis qu’à un âge aussi tendre une certaine naïveté de sentiment et d’expression est fort excusable, je reconnaîtrai volontiers que, tout compte fait, le genre de vie que j’avais menée préalablement n’était guère la meilleure préparation possible à une existence littéraire. Je ne devrais peut-être pas employer le mot littéraire. Ce mot suppose des relations intimes avec les lettres, une tournure d’esprit et une manière de sentir auxquelles je ne saurais prétendre. Je n’ai pour moi que d’aimer les lettres ; mais l’amour des lettres ne fait pas plus un littérateur que l’amour de la mer ne fait un marin. Et il est très possible, après tout, que mon amour pour les lettres ressemble à l’amour qu’un littérateur peut ressentir pour la mer quand il la contemple du rivage, – théâtre d’un grand effort et de grands exploits qui changent la face du monde, route immense qui ouvre sur toutes sortes de contrées inconnues. Non, je ferais mieux probablement de dire que la vie de marin, – et je n’entends pas par là un simple essai, mais un nombre respectable d’années, quelque chose qui constitue réellement un service à la mer, – n’est pas, à tout prendre, une bonne préparation à une vie d’écrivain. Dieu me garde, pourtant, de paraître renier mes maîtres. Je suis incapable de cette sorte d’apostasie. J’ai fait l’aveu de ma piété pour leurs ombres dans trois ou quatre livres, et si un homme en ce monde a besoin, plus que tout autre, d’être sincère avec soi-même quand il songe à son salut, c’est bien certainement le romancier. Ce que je voulais dire, simplement, c’est que l’école de la mer ne vous prépare pas suffisamment aux assauts de la critique littéraire. Cela, et rien de plus. Mais ce défaut n’est pas sans gravité. Si l’on peut se permettre de déformer, d’intervertir, d’adapter et de gâter la définition que M. Anatole France a donnée d’un bon critique, on dira qu’un bon auteur est celui qui envisage, sans marquer ni joie ni peine extrême, les aventures de son âme au milieu des critiques. Loin de moi la pensée de vouloir persuader mon auditoire qu’à la mer il n’y a pas de critique. Ce serait malhonnête, et même impoli. On peut tout trouver à la mer, selon l’esprit qu’on y apporte lutte, paix, aventure, naturalisme des plus prononcé, idéal, ennui, dégoût, inspiration, – et toutes les occasions imaginables, y compris celle de se rendre ridicule, exactement comme dans la carrière littéraire. Mais à la mer la critique est d’un genre assez différent de celui de la critique littéraire. Ce qu’elles ont de commun c’est qu’en règle générale, dans l’un et l’autre cas, cela ne vaut pas la peine de répondre. Certes, vous pouvez, à la mer, trouver de la critique, et même de l’appréciation, – je vous dis qu’on peut tout trouver sur l’eau salée, – un genre de critique généralement impromptu, et toujours viva voce, ce qui la différencie très évidemment de l’opération littéraire analogue et lui donne, par là même, une fraîcheur et une vigueur qu’on ne trouve pas toujours dans les mots imprimés. Quant à l’appréciation, qui s’exprime à la fin, quand le critique et son objet sont sur le point de se séparer, il en va autrement. L’appréciation marine de vos humbles talents possède la permanence du mot écrit, mais rarement le charme de la variété son style est celui des formules. En cela le patron littéraire possède une supériorité sur l’autre, encore que lui aussi, il puisse employer et n’emploie souvent en effet que les mêmes termes Je puis recommander avec la plus vive estime ». Toutefois, il emploie d’ordinaire le mot Nous », la première personne du pluriel contenant on ne sait quel pouvoir occulte qui la rend particulièrement propre aux déclarations des critiques et des monarques. Je possède un certain nombre de ces appréciations marines, signées de divers capitaines ; elles jaunissent lentement dans le tiroir de gauche de ma table de travail et, quand je les feuillette avec révérence, elles font un bruit semblable à celui d’une poignée de feuilles sèches arrachées comme un tendre souvenir à l’arbre de la science. C’est étrange ! Il semble que ce soit pour ces bouts de papier, qui portent en tête les noms de quelques navires et sont signés des noms de quelques capitaines écossais et anglais, que j’ai affronté des explosions d’indignation, des moqueries et des reproches assez durs à supporter pour un garçon de quinze ans qu’on m’a accusé de manquer de patriotisme, de manquer de bon sens, de manquer de cœur aussi que j’ai connu les agonies de combats intérieurs et que j’ai versé bien des larmes secrètes que la beauté du col de la Furca n’a pas eu de charme pour moi et que, par allusion à la folie livresque du chevalier, je me suis vu traiter d’incorrigible don Quichotte ». Pour ce butin ! Ils frémissent, ces bouts de papier, – une douzaine environ en tout. Et ce faible bruit suffit à évoquer les souvenirs de vingt années, des voix d’hommes rudes qui ne sont plus, la voix forte des vents éternels, et le murmure d’un merveilleux sortilège, ce chuchottement de la grande mer qui a dû, je ne sais comment, parvenir jusqu’à mon berceau loin dans l’intérieur des terres et pénétrer dans mon oreille inconsciente, comme cette formule de la foi musulmane que les pères mahométans murmurent à l’oreille de leurs nouveau-nés en en faisant ainsi des croyants presque dès leur premier souffle. Je ne sais si j’ai été un bon marin, mais j’ai été un marin convaincu. Et, après tout, cette poignée de certificats de différents navires est là pour témoigner que toutes ces années n’ont pas été seulement un rêve. Ils sont là ces certificats, brefs, monotones, mais aussi évocateurs pour moi que la plus inspirée des pages qui puisse se rencontrer dans la littérature. Et pourtant, voyez-vous, on m’a appelé romantique. Ma foi ! je n’y puis rien ! Mais, attendez ! Je crois me rappeler qu’on m’a appelé aussi réaliste. Et comme cette accusation peut également s’expliquer, essayons de nous y conformer, coûte que coûte, ne fût-ce que pour changer. Je vous confierai donc modestement, et seulement parce que personne n’est là pour me voir rougir à la lumière de ma lampe, que ces certificats évocateurs de ma vie de marin renferment tous, sans exception, les mots Absolument sobre. » N’ai-je pas entendu qu’on murmurait poliment Voilà qui est bien élogieux, n’est-ce pas ? » Eh bien ! oui, c’est élogieux, je vous remercie. C’est au moins aussi élogieux de s’entendre assurer d’être sobre que d’être romantique, quoique de semblables certificats ne vous donneraient pas qualité pour être secrétaire d’une société de tempérance ni troubadour officiel de quelque seigneuriale institution démocratique du genre du Conseil municipal de Londres, par exemple. La prosaïque réflexion ci-dessus n’a pour but que de témoigner de la sobriété habituelle de mon jugement en ce qui concerne les affaires de ce monde. Si j’insiste là-dessus, c’est qu’il y a environ deux ans, un de mes contes ayant paru dans une traduction française, un critique parisien, – je suis presque sûr que c’était M. Gustave Kahn dans le Gil Blas, – me consacrant un bref compte rendu, résumait l’impression rapide que lui avaient faite les qualités de l’auteur, par ces mots un puissant rêveur. Je veux bien ! Qui donc irait discuter les mots d’un lecteur bienveillant ? Peut-être, toutefois, pas si rêveur que cela. Je prendrai la liberté d’affirmer que, soit à la mer, soit à terre, je n’ai jamais perdu le sens de la responsabilité. Il n’y a pas qu’une sorte d’ivresse. Même en présence des rêveries les plus séduisantes, je n’ai jamais perdu de vue cette sobriété de vie intérieure, cet ascétisme de sentiment, qui permettent seuls d’exprimer sans honte la forme nue de la vérité telle qu’on la conçoit, telle qu’on la sent. Ce n’est qu’une vérité indécente et pleurarde que celle qu’on emprunte à la puissance du vin. Je me suis efforcé d’être un travailleur sobre toute ma vie, toutes mes deux vies. Je l’ai fait par goût, sans aucun doute, ayant instinctivement horreur de perdre possession de moi-même, mais aussi par conviction artistique. Toutefois le droit chemin est bordé de tant de fondrières, qu’après avoir cheminé quelque temps et avoir éprouvé cette lassitude qu’un voyageur entre deux âges ne peut manquer de ressentir devant les quotidiennes difficultés du chemin, je me demande si j’ai toujours fidèlement observé cette sobriété qui contient la puissance, la vérité et la paix. Pour ce qui est de ma sobriété à la mer, elle est parfaitement attestée par la signature de plusieurs honorables capitaines qui, de leur temps, jouissaient de quelque réputation. Il me semble vous entendre murmurer poliment Sûrement cela va de soi. » Eh bien ! pas du tout. Cela ne va pas de soi. Pour cet auguste corps académique qu’est le Département de la Marine du Ministère du Commerce, rien ne va de soi, lorsqu’il s’agit de délivrer un brevet. Aux termes du règlement contenu dans le premier statut de la Marine Marchande, le mot sobre lui-même doit être bel et bien écrit, sans quoi un sac, une tonne, une montagne même de certificats, fussent-ils les plus enthousiastes, ne serviraient à rien. La porte des salles d’examen demeurerait close malgré vos instances et vos pleurs. Le plus fanatique partisan de la tempérance ne pourrait pas être d’une rectitude plus impitoyablement farouche que le Département de la Marine du Ministère du Commerce. Comme il m’a fallu affronter à plusieurs reprises tous les examinateurs du port de Londres de ma génération, on ne saurait mettre en doute la force et la constance de mon abstinence. Trois d’entre eux étaient des examinateurs de navigation, et il m’advint d’être livré aux mains de chacun d’eux, à de convenables intervalles de mon service à la mer. Le premier de tous, grand, maigre, la tête et la moustache toutes blanches, avec des manières tranquilles et aimables, et un air de douce intelligence, avait dû, il faut croire, être défavorablement impressionné par je ne sais quoi dans mon apparence. Joignant ses mains maigres sur ses jambes croisées, il me posa une question très simple d’une voix douce, puis continua, continua… Cela dura des heures et des heures. Si j’eusse été un étrange microbe capable de faire courir un danger mortel à la marine marchande, je n’aurais pas été soumis à un plus microscopique examen. Fort rassuré par son aspect bienveillant, j’avais d’abord répondu avec assurance. Mais, à force, j’eus l’impression que mon cerveau se stérilisait. Et cet impassible questionnaire se poursuivait, me communiquant le sentiment que d’indicibles siècles s’étaient écoulés en simples préliminaires. Je commençai alors à m’effrayer. Non pas que je craignisse d’être refusé, c’était là une éventualité qui ne se présentait même pas à mon esprit. Il s’agissait de quelque chose de bien plus grave et de plus étrange. Ce vieillard, me disais-je avec terreur, est si près de la tombe qu’il doit avoir perdu toute notion du temps. Il considère cet examen sous l’angle de l’éternité. C’est très joli pour lui. Il a fait son temps. Mais en sortant de cette pièce pour rentrer parmi les êtres humains je vais me retrouver un étranger, sans amis ; ma logeuse elle-même m’aura oublié, en admettant même qu’après cette interminable aventure je me rappelle encore mon chemin pour rentrer chez moi. Qu’on ne croie pas qu’il y ait là simple exagération verbale. Des pensées véritablement singulières me traversaient l’esprit tandis que je songeais aux réponses qu’il me fallait faire des pensées qui n’avaient rien à voir avec la navigation, ni même avec quoi que ce soit de raisonnable en ce monde. Je crois vraiment que par moments j’étais plongé avec ahurissement dans une sorte de langueur. À la fin il y eut un silence, qui me sembla aussi durer des siècles, tandis que, penché sur son bureau, l’examinateur, lentement et d’une plume silencieuse, remplissait mon certificat. Il me tendit la feuille de papier sans prononcer un mot et inclina gravement sa tête blanche pour répondre à mon salut… Une fois sorti de la pièce, je me sentis flasque comme un citron pressé, et dans sa cage de verre, le portier à qui je demandai mon chapeau et que je gratifiai d’un shilling me dit — Eh bien ! je croyais que vous ne ressortiriez jamais. — Combien de temps suis-je resté là ? » demandai-je faiblement. Il tira sa montre. — Il vous a gardé près de trois heures, Monsieur. Je ne crois pas que ce soit jamais arrivé avec l’un de ces messieurs auparavant. » Ce ne fut qu’une fois dehors que je commençai vraiment à respirer. Et comme l’animal humain est ennemi du changement et timide devant l’inconnu, je me surpris à me dire que vraiment cela me serait égal d’être examiné par le même homme une autre fois. Mais quand le moment vint de l’épreuve suivante, le portier me fit entrer dans une autre pièce, où se voyait l’attirail, – qui m’était maintenant familier, – de modèles de navires et de gréements, un tableau de signaux sur le mur, une longue table couverte de papiers officiels et qui portait à son extrémité un mât dégréé. L’unique occupant de cette pièce m’était tout à fait inconnu de vue, sinon de réputation celle-ci, à vrai dire, était exécrable. Petit et robuste, autant que j’en pouvais juger, vêtu d’un vieux veston brun, il se tenait accoudé de la main il s’abritait les yeux et il tournait presque le dos à la chaise que je devais occuper de l’autre côté de la table. Immobile, mystérieux, lointain, énigmatique, avec, en outre, quelque chose de triste dans son attitude, il rappelait cette statue de Julien je crois de Médicis, qui s’abrite le visage sur la tombe que sculpta Michel-Ange, encore que notre homme fût loin, très loin d’être beau. Il commença par essayer de me faire dire des sottises. Mais l’on m’avait prévenu de cette disposition diabolique et je me mis à le contredire avec beaucoup d’assurance. Au bout d’un moment il y renonça. Jusque-là cela allait bien. Mais son immobilité, ce gros coude appuyé sur la table, cette voix brusque et malheureuse, ce visage abrité et détourné devenaient de plus en plus impressionnants. Il resta un moment impénétrablement silencieux, puis me supposant à bord d’un navire d’une certaine grandeur, en mer, dans certaines conditions de temps, de saison, de lieu, etc., etc…, – tout cela parfaitement clair et précis, – il me commanda d’exécuter une certaine manœuvre. Je n’en étais encore qu’à la moitié, qu’il imagina une avarie au navire. À peine eussé-je triomphé de cette difficulté, qu’il en fit naître une autre, et quand je fus venu aussi à bout de celle-là, il me colla un autre navire devant moi, me mettant ainsi dans une très dangereuse situation. Je me sentais quelque peu irrité de cette ingéniosité à accumuler tant de difficultés sur un seul homme. — Je ne me serais certes pas mis dans de pareils draps, fis-je doucement. J’aurais vu ce navire auparavant. » Il ne fit pas le moindre mouvement. — Non, vous ne l’auriez pas vu. Un brouillard épais. — Ah ! j’ignorais, m’écriai-je d’un air confus. Je suppose qu’après tout je réussis à éviter la catastrophe, en me rapprochant suffisamment de la vraisemblance, et cette horrible chose prit fin. Il faut vous dire que le sujet de l’épreuve qu’il me faisait subir, était, paraît-il, le passage d’un navire rentrant à son port, – une sorte de passage que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi. Ce navire imaginaire semblait vraiment en proie à la plus tenace des malédictions. À quoi bon raconter en détail ses interminables infortunes qu’il me suffise de dire que bien avant la fin, j’aurais volontiers échangé ce navire-là contre le Vaisseau-Fantôme. En fin de compte, il me mit dans la Mer du Nord j’imagine et me gratifia d’une terre sous le vent semée de bancs de sable vraisemblablement la côte hollandaise. Comme distance 8 milles. L’évidence d’une si implacable animosité me priva de l’usage de la parole pendant au moins une demi-minute. — Eh bien ! » me dit-il, car, à vrai dire nous avions jusqu’alors marché bon train. — Il faut que je réfléchisse un peu, Monsieur. — Il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de temps pour réfléchir, murmura-t-il d’un ton sardonique, de dessous sa main. — Non, Monsieur, répondis-je avec animation. Pas à bord d’un navire que je puis m’imaginer. Mais il s’est produit tant d’accidents sur celui-ci que je ne peux réellement pas me rappeler ce qui me reste pour manœuvrer. » Toujours à demi détourné et se cachant les yeux, il grogna, à ma grande surprise. — Vous vous en êtes très bien tiré. — Ai-je les deux ancres de bossoir, Monsieur ? lui dis-je. — Oui. Je me disposais alors, en dernière ressource pour le navire, à mouiller les deux ancres de la manière la plus efficace, quand son système infernal pour éprouver votre esprit d’initiative se mit de nouveau de la partie. — Mais il n’y a qu’un câble. Vous avez perdu l’autre. » C’était véritablement exaspérant. — Alors j’essaierais de les empenneler, s’il y a moyen, et de frapper le plus fort grelin du bord sur le bout de la chaîne avant de filer, et si ça cassait, ce qui est très probable, je laisserais courir. On n’aurait plus qu’à partir en dérive. — Rien d’autre à faire. Hein ? — Non, Monsieur, je ne vois rien d’autre. » Il eut un petit rire amer. — Vous pourriez toujours faire votre prière. » Il se leva, s’étira, et bâilla légèrement. Il avait un large visage blême, et antipathique. D’un ton bourru et ennuyé, il me posa les questions d’usage sur les feux et les signaux et je sortis de la pièce avec plaisir, – reçu ! Quarante minutes ! Et de nouveau je me trouvai dehors arpentant Tower Hill, où tant de braves gens avaient perdu la tête, faute probablement d’avoir assez de ressources pour la sauver. Et dans le fond de mon cœur je ne voyais aucune objection à affronter de nouveau cet examinateur quand viendrait le moment de la troisième et dernière épreuve, un an plus tard environ. J’espérais même que ce serait lui. Je savais maintenant à quoi m’en tenir sur lui, et quarante minutes ce n’est pas excessif, après tout. Oui j’espérais vraiment… Mais pas le moins du monde. Quand je me présentai pour passer l’examen de capitaine au long cours, l’examinateur qui me reçut était un petit homme replet, avec une figure ronde et douce, des favoris gris et frisés, et des lèvres fraîches et loquaces. Il commença l’opération par un bienveillant Voyons. Hum ! Si vous me disiez tout ce que vous savez sur les chartes-parties ». Et il continua jusqu’au bout dans ce style-là, se laissant aller en guise de commentaires à me raconter certaines circonstances de sa vie, puis s’interrompant brusquement et revenant à son affaire. C’était vraiment très intéressant. Dites-moi quelle est votre idée en fait de gouvernail de fortune ? » me demanda-t-il à brûle-pourpoint, après m’avoir raconté une anecdote instructive à propos d’une question d’arrimage. Je lui déclarai que je n’avais jamais à la mer fait l’expérience d’un gouvernail de fortune et je me contentai de lui donner deux exemples classiques, tirés d’un manuel. Il me décrivit en revanche un gouvernail de fortune qu’il avait inventé, il y avait bien des années, alors qu’il commandait un vapeur de tonnes. C’était, je l’avoue, le plus ingénieux expédient qu’on pût imaginer. Ça peut vous servir un jour », déclara-t-il en manière de conclusion. Vous allez passer dans la marine à vapeur, tout le monde y va maintenant. » En cela il se trompait. Je n’ai jamais, pour ainsi dire, appartenu à la marine à vapeur. Si je vis assez longtemps, je deviendrai une relique bizarre d’une époque de barbarie défunte, une sorte d’antiquité monstrueuse, le seul marin des âges barbares qui n’ait jamais, pour ainsi dire, appartenu à la marine à vapeur. Avant que l’examen n’eût pris fin, il me donna quelques détails fort intéressants sur le service des transports à l’époque de la guerre de Crimée. — C’est à peu près l’époque où l’usage des gréements en acier est devenu général, remarqua-t-il. J’étais un bien jeune capitaine à cette époque. Cela se passait avant votre naissance. — Oui, monsieur. Je suis de 1857. » — L’année de la Révolte, remarqua-t-il comme s’il se parlait à lui-même puis, élevant la voix, il ajouta que son navire se trouvait alors dans le golfe de Bengale et affrété par le gouvernement. » C’était évidemment dans le service des transports qu’il avait fait sa carrière, cet examinateur qui, à ma grande surprise, m’avait laissé entrevoir son existence, éveillant ainsi en moi le sentiment de la continuité de cette vie de la mer à laquelle, moi, j’étais venu du dehors, et donnant ainsi au mécanisme des rapports officiels un accent d’intimité humaine. Je me sentais adopté. Son expérience était un peu la mienne, comme s’il eût été mon ancêtre. Tandis qu’avec un soin laborieux il écrivait mon nom qui est long il n’a pas moins de douze lettres[13] sur la feuille de papier bleu, il remarqua — Vous êtes d’origine polonaise ? — Je suis né en Pologne, en effet, Monsieur. » Il posa sa plume et, se renversant en arrière, se mit à me regarder comme s’il ne m’avait pas encore vu. — Il n’y en a pas beaucoup de votre nationalité dans notre marine, n’est-ce pas ? Je ne me souviens pas d’en avoir jamais rencontré un, ni avant, ni après que j’eus quitté le service. Je ne me rappelle même pas avoir entendu parler d’un seul. Vous êtes des gens de l’intérieur, n’est-ce pas ? — Oui, en effet. » Et je lui dis aussi que nous étions éloignés de la mer non pas seulement par notre situation géographique, mais encore par l’absence complète de toutes relations, même indirectes, car nous n’étions pas une nation commerciale, mais purement agricole. Il me fit alors la singulière réflexion que j’étais venu de bien loin pour débuter dans la carrière maritime comme si la carrière maritime n’était pas précisément de celles qui vous entraînent loin de chez vous. Je lui répondis en souriant que, sans aucun doute, j’aurais pu trouver un navire beaucoup plus près de mon lieu de naissance, mais tant qu’à être marin, je m’étais dit que je serais un marin anglais et rien d’autre. C’était le résultat d’un choix délibéré. Il fit un petit signe de tête, et comme il continuait à me regarder d’un air interrogateur, je poursuivis et lui avouai qu’en venant, j’avais passé quelque temps dans la Méditerranée et aux Antilles. Je ne voulais pas me présenter dans la marine marchande anglaise tout à fait novice. À quoi bon lui dire que ma vocation avait été si forte que c’était à la mer qu’il m’avait fallu jeter ma gourme. Ce n’était là que l’exacte vérité, mais il n’aurait sans doute pas compris la psychologie un peu exceptionnelle de ma vocation maritime. — Je suppose que vous n’avez jamais rencontré un de vos compatriotes, à la mer, n’est-ce pas ? » J’avouai que cela ne m’était jamais arrivé. L’examinateur se laissait aller à bavarder. Quant à moi je n’avais aucune hâte à quitter la pièce. Pas la moindre. L’ère des examens était close. Jamais plus je ne reverrais cet aimable homme qui était mon ancêtre professionnel, une sorte de grand-père dans le métier. Au reste, il me fallait attendre qu’il me fît signe de me retirer ; il n’y semblait pas disposé. Comme il restait à me regarder en silence, j’ajoutai — Mais j’ai entendu dire qu’il y en avait un, il y a quelques années, qui servait comme mousse, à bord d’un navire de Liverpool, si je ne me trompe. — Comment s’appelait-il ? Je lui dis le nom. — Comment dites-vous cela ? demanda-t-il, écarquillant les yeux en entendant ces étranges consonances. Je répétai le nom très distinctement. — Comment écrivez-vous cela ? Je le lui épelai. Il hocha la tête devant l’impraticable nature de ce nom, et déclara — Il est aussi long que le vôtre, n’est-ce pas ? Je n’éprouvais aucune hâte. J’avais mon brevet de capitaine au long-cours, et pour en faire le meilleur usage possible toute la vie s’étendait devant moi. Cela me paraissait très long. Je me livrai tranquillement à un petit calcul mental et lui dis — Pas tout à fait. Deux lettres de moins, Monsieur. — Vraiment ! » L’examinateur me tendit à travers la table la feuille bleue revêtue de sa signature et se leva de sa chaise. Cela me paraissait mettre bien brusquement fin à nos relations et je me sentais presque peiné d’avoir à me séparer de cet excellent homme qui avait commandé un navire avant même que le murmure de la mer ne fût parvenu jusqu’à mon berceau. Il me tendit la main et me souhaita bonne chance. Il fit même quelques pas avec moi vers la porte, et termina par un bienveillant conseil. — Je ne sais pas quelles sont vos intentions, mais il faut aller dans la marine à vapeur. Quand un homme a obtenu son brevet de capitaine, c’est le moment. Si j’étais à votre place, j’irais dans la marine à vapeur. » Je le remerciai et derrière moi je refermai définitivement la porte sur l’ère des examens. Je ne m’éloignai pas en hâte comme les deux premières fois. C’est à pas lents que je traversai ce Tower Hill où avaient eu lieu bien des exécutions. Maintenant, me dis-je à moi-même, je suis bel et bien capitaine au long-cours de la marine anglaise. » Ce n’est pas que j’eusse une idée exagérée de ce modeste succès où cependant ni la chance ni aucune influence étrangère n’avaient eu la moindre part. Ce fait, satisfaisant et obscur en soi, avait pour moi une certaine signification idéale. C’était la réponse à certain scepticisme déclaré, et aussi à de fort peu aimables calomnies. Je m’étais justifié de ce qu’on avait prétendu n’être qu’une stupide obstination ou un fantasque caprice. Je ne dirai pas qu’un pays tout entier avait été bouleversé par mon désir d’aller à la mer. Mais pour un garçon de quinze à seize ans, assez sensible, l’agitation de son petit univers avait paru un événement considérable. Si considérable même, qu’assez absurdement les échos s’en prolongent encore jusqu’à maintenant. Je me surprends, dans des moments de solitude, à me rappeler les arguments et les reproches qui me furent opposés il y a trente-cinq ans par des voix qui se sont tues à jamais, et à trouver à répondre des choses qu’un enfant qu’on attaquait ne pouvait alors trouver, simplement à cause du caractère mystérieux que ses impulsions conservaient, même pour lui. Je ne parvenais pas plus à comprendre que ceux qui me demandaient de m’expliquer. Il n’y avait aucun précédent. Je crois vraiment que je suis le seul cas d’un enfant de ma nationalité et de mes antécédents, ayant aussi résolument rompu avec son entourage et ses associations. Car il faut comprendre qu’il n’y avait aucunement dans mon cas l’idée d’une carrière ». De la Russie ou de l’Allemagne il ne pouvait être question. Ma nationalité, mes antécédents rendaient la chose impossible. L’aversion n’était pas aussi vive pour le service autrichien, et j’ose dire que je n’aurais rencontré aucune difficulté à me faire admettre à l’École Navale de Pola. Il m’aurait fallu peut-être six mois de plus pour travailler l’allemand, mais je n’avais pas passé l’âge de l’admission, et pour le reste j’étais dans les conditions requises. On avait songé à cet expédient pour pallier mon extravagance, mais pas moi. Je dois dire qu’à cet égard on admit mon refus sans difficulté. Cet ordre de sentiments était assez compréhensible même pour le moins bienveillant de mes critiques. On ne me demanda pas d’explications là-dessus la vérité est que ce que j’envisageais n’était aucunement la carrière navale, mais là mer. Le seul moyen d’y parvenir, semblait-il, c’était par la France. J’en connaissais au moins la langue, et de tous les pays d’Europe c’est avec la France que la Pologne a le plus de rapport. On y avait des facilités pour veiller un peu sur moi, les premiers temps. On écrivit des lettres, on reçut des réponses, on fit des arrangements en vue de mon départ pour Marseille, où un excellent garçon nommé Solary, sur lequel on avait fini par mettre la main grâce à l’entremise de diverses relations en France, avait promis le plus gentiment du monde d’aider le jeune homme à trouver un navire convenable pour son premier départ, si, réellement, il avait envie de goûter de ce métier de chien[14]. C’est avec reconnaissance que j’assistai à tous ces préparatifs et si je n’en soufflai mot, ce que j’avais dit à mon dernier examinateur n’en était pas moins parfaitement vrai. Déjà la résolution déterminée que tant qu’à être marin, il me fallait être marin anglais » était formulée dans ma tête, quoique bien entendu en polonais. Je ne connaissais pas six mots d’anglais, et j’étais assez astucieux pour comprendre qu’il était préférable de ne rien dire de mes projets. On me considérait déjà comme à moitié fou, du moins parmi nos relations les plus éloignées. Le principal était de partir. Je mettais toute ma confiance dans la lettre fort civile que cet excellent Solary avait écrite à mon oncle, encore que je fusse un peu choqué de la phrase où il parlait du métier de chien. Ce Solary Baptistin, quand je le vis en chair et en os, se trouva être un tout jeune homme, de très bonne apparence, avec une jolie barbe noire coupée court, un teint frais et deux yeux noirs, doux et joyeux. Il était aussi jovial et aimable que pouvait le souhaiter un jeune garçon. Je dormais encore à poings fermés dans un modeste hôtel situé non loin du Vieux Port, après ce voyage fatigant via Vienne, Zurich et Lyon, quand il fit irruption dans ma chambre, ouvrit tout d’un coup les volets au grand soleil de Provence-et me gourmanda impétueusement d’être encore au lit à cette heure. Il m’effraya le plus plaisamment du monde, en m’objurguant à grand bruit d’avoir à me lever sur-le-champ et à partir sans délai pour une campagne de trois ans dans les mers du Sud. Ô mots magiques ! une campagne de trois ans dans les mers du Sud ! Ce fut un bien heureux réveil, et son amitié se montra infatigable mais il ne considéra jamais avec beaucoup de solennité la question de me trouver un navire. Il avait été à la mer lui-même, mais il l’avait quittée à l’âge de vingt-cinq ans, en voyant qu’il pouvait gagner sa vie à terre d’une manière beaucoup plus agréable. Il était apparenté à un nombre incroyable d’excellentes familles de Marseille, d’une certaine catégorie. Un de ses oncles était un courtier maritime très coté et en relation avec de nombreux navires anglais d’autres membres de sa famille étaient approvisionneurs de navires, voiliers, vendaient des chaînes et des ancres, étaient calfats, arrimeurs, charpentiers de navires. Son grand-père je crois était un grand dignitaire dans son genre le syndic des pilotes. Je me fis des relations parmi eux tous, mais surtout parmi les pilotes. La première journée que j’aie jamais passée entièrement sur l’eau salée ce fut en qualité d’invité, sur un grand bateau-pilote qui croisait parmi des récifs, par un temps brumeux et venté, pour guetter les voiles des navires ou la fumée des vapeurs qui pourraient apparaître au-delà du phare de Planier qui, comme un trait blanc, coupait perpendiculairement la ligne d’horizon balayée par le vent. Sous la désignation générale de le petit ami de Baptistin », je devins l’hôte de la corporation des pilotes et je pus à mon gré embarquer sur leurs bateaux, de nuit comme de jour. J’ai passé bien des jours, et bien des nuits aussi, à croiser ainsi avec ces rudes et braves gens, sous les auspices de qui commença mon intimité avec la mer. Bien des fois le petit ami de Baptistin vit leurs honnêtes mains jeter sur ses épaules le caban des marins de la Méditerranée, alors que, la nuit, sous la côte du Château d’If, nous guettions les lumières des navires. Leurs visages tannés par la mer, barbus ou rasés, maigres ou pleins, avec les yeux attentifs et ridés des pilotes, et parfois un mince anneau d’or au lobe d’une oreille poilue, se sont penchés sur mon enfance de marin. La première manœuvre que j’ai eu l’occasion d’observer ça été l’accostage des navires en mer, à toute heure, et par tous les temps. Ils me la montrèrent à satiété. Et plus d’une fois, dans quelque haute et sombre maison de la vieille ville, ils m’ont invité à m’asseoir à leur table hospitalière ; leurs femmes aux voix fortes et aux larges fronts m’ont servi la bouillabaisse dans des assiettes de grosse faïence, et j’ai causé avec leurs filles, de robustes filles avec des profils purs, de superbes chevelures noires coiffées avec un art compliqué, des yeux noirs, des dents éblouissantes de blancheur. Je me fis aussi des relations d’un tout autre genre. L’une d’entre elles, Mme Delestang, une fort belle dame qui avait un air impérieux et un port de statue, m’emmenait de temps à autre, sur le siège de devant de sa voiture, au Prado, à l’heure des élégants. Elle appartenait à une vieille famille aristocratique du Midi. Par sa langueur un peu hautaine elle me faisait penser à Lady Dedlock dans le Bleak House de Dickens, une des œuvres du maître pour laquelle je ressens depuis l’enfance une telle admiration, ou plutôt une affection si intense et si irraisonnée, que les faiblesses mêmes m’en sont plus précieuses que les qualités de beaucoup d’œuvres d’autres écrivains. Je l’ai lu je ne sais combien de fois, en polonais comme en anglais je l’ai encore relu l’autre jour et, par une interversion qui n’a rien de surprenant, Lady Dedlock, dans le livre, me rappelle énormément la belle Mme Delestang. Son mari tandis que je leur faisais face à tous deux, avec son nez fin et osseux, et sa physionomie parfaitement exsangue, étroite et comme emboîtée, pour ainsi dire, dans de courts favoris, n’avait rien du grand air » ni de la solennité de cour de Sir Leicester Dedlock. Il n’appartenait qu’à la haute bourgeoisie et c’était le banquier chez qui l’on m’avait ouvert un modeste crédit. C’était un royaliste si ardent, – ou plutôt si glacé, si momifié, – qu’il employait dans la conversation courante des tournures de phrases, contemporaines, pourrais-je dire, du bon roi Henri et quand il parlait d’argent, il comptait non pas en francs, comme le vulgaire troupeau de ces Français athées d’après la Révolution, mais, dans cette monnaie surannée, que sont les écus, – écus de toutes les unités monétaires du monde, – comme si Louis XIV dans sa royale splendeur se promenait encore par les jardins de Versailles, et comme si la direction des affaires maritimes était encore confiée aux soins de M. de Colbert. Vous admettrez que pour un banquier du dix-neuvième siècle, c’était là un caractère assez singulier. Fort heureusement à la banque qui occupait une partie du rez-de-chaussée de l’habitation des Delestang en ville, dans une rue silencieuse et ombragée on tenait les comptes en monnaie moderne, si bien que je n’eus jamais de difficulté à faire comprendre mes désirs aux graves et décoratifs employés, légitimistes je suppose qui ne parlaient qu’à demi-voix dans la perpétuelle pénombre de lourdes fenêtres grillées, derrière de sombres et anciens comptoirs, sous de hauts plafonds que soutenaient de lourdes corniches. Quand j’en sortais j’éprouvais toujours la sensation de franchir le seuil du temple d’une religion très digne mais parfaitement temporelle. C’était généralement dans ces occasions-là que, sous la porte cochère, Lady Ded…, je veux dire Mme Delestang, en apercevant le salut que je lui adressais, me faisait, avec une aimable autorité, signe d’approcher de la voiture et d’un ton de nonchalance amusée, déclarait Venez donc faire un tour avec nous. » À quoi le mari ajoutait C’est ça. Allons, montez, jeune homme. » Il me questionnait parfois, d’un air entendu mais avec une délicatesse et un tact parfaits, sur l’emploi de mon temps, et il ne manquait jamais d’exprimer l’espoir que j’écrivais régulièrement à mon très honoré oncle ». Je ne faisais aucun mystère de la façon dont j’employais mon temps, et j’imagine que mes récits naïfs à propos des pilotes ou autres gens, divertissaient Mme Delestang autant que cette ineffable dame pouvait trouver de divertissement au bavardage d’un jeune homme plein de ses nouvelles expériences parmi des gens étranges et d’étranges sensations. Elle n’exprimait aucune opinion et parlait fort peu avec moi ; et pourtant son portrait se trouve suspendu dans la galerie de mes souvenirs intimes, fixé là par un bref et fugitif épisode. Un jour, après que la voiture m’eut déposé au coin d’une rue, elle me tendit la main et d’une légère pression retint la mienne un moment. Tandis que son mari, immobile, regardait droit devant lui, elle se pencha en avant dans la voiture pour me dire, en mettant une très légère nuance d’avertissement dans son intonation languissante Il faut, cependant, faire attention de ne pas gâcher sa vie. » Je n’avais jamais vu son visage si près du mien auparavant. Le cœur m’en battit un peu et j’en demeurai pensif toute la soirée. Certes, il faut, après tout, faire attention de ne pas gâcher sa vie. Mais elle ne savait pas, – personne ne pouvait savoir, – combien ce danger-là me semblait impossible. VII Se peut-il que quelque grave extrait d’un ouvrage d’économie politique apaise, modère, transforme en une froide intuition de l’avenir les transports d’un premier amour ? Cela se conçoit-il, je vous le demande ? Est-ce possible ? Serait-ce convenable ? Le pied sur le bord même de la mer et, me voyant sur le point d’embrasser le plus cher de mes rêves, quel sens pouvait bien avoir pour ma juvénile passion le bien veillant conseil de ne pas gâcher ma vie ? C’était le plus inattendu, et le dernier aussi, des nombreux conseils que j’avais reçus. Il me paraissait très bizarre, et prononcé comme il l’était, en présence même de mon enchanteresse, ce me semblait être la voix de la sottise, la voix de l’ignorance. Mais je n’étais ni assez endurci ni assez sot pour n’y pas reconnaître aussi la voix de la bonté. En outre le caractère vague de ce conseil que pouvait, en effet, bien signifier cette phrase gâcher sa vie » ? retenait l’attention par son air de profondeur sagace. En tout cas, comme je l’ai déjà dit, les paroles de la belle Mme Delestang me laissèrent rêveur toute la soirée. J’essayai de comprendre ce fut en vain, car je n’envisageais pas la vie comme une entreprise que l’on pouvait mal conduire. J’abandonnai mes réflexions un peu avant minuit, heure à laquelle, sans être hanté ni par les fantômes du passé ni par une vision de l’avenir, je descendis jusqu’au quai du Vieux-Port rejoindre le bateau-pilote de mes amis. Je savais où il attendait ses hommes, derrière le Fort, dans un petit canal, à l’entrée du port. Les quais déserts semblaient très blancs et secs dans ce clair de lune, et comme gelés par l’air vif de cette nuit de décembre. Un ou deux rôdeurs s’esquivaient sans bruit un douanier, à allure militaire, le sabre au côté, arpentait le quai, juste sous les beauprés d’une longue rangée de navires, amarrés par l’avant, face au long mur légèrement cintré de hautes maisons qui semblaient ne former qu’un seul bâtiment immense et abandonné, avec d’innombrables fenêtres bien closes. Seul, çà et là, un petit café à matelots jetait une lueur jaune sur le reflet bleuté des pavés. En les longeant, on entendait à l’intérieur un murmure de voix, – rien de plus. Comme tout était tranquille sur ces quais, cette dernière nuit que je passai à la mer avec les pilotes de Marseille ! Aucun bruit de pas, sauf le mien, aucun soupir, pas même le confus écho de l’habituelle débauche qui allait son train dans d’innommables ruelles de la vieille ville, ne parvenait à mon oreille, – et soudain, dans un terrible tintamarre de vitres et de ferraille, l’omnibus de la Joliette qui faisait son dernier voyage de la journée tourna le coin du mur qui fait face à la masse anguleuse et caractéristique du Fort Saint-Jean. Ses trois chevaux attelés de front trottaient en faisant sonner le pavé sous leurs sabots, et la bruyante machine jaune brinquebalait violemment à leur suite, fantastique, éclairée, parfaitement vide, avec son conducteur, apparemment endormi sur son siège branlant, dominant ce singulier tapage. Je m’aplatis haletant contre le mur. Puis après avoir fait quelques pas à tâtons dans l’ombre du fort qui projetait sur le canal une obscurité plus profonde que celle d’une nuit nuageuse, j’aperçus la faible lumière d’une lanterne posée sur le quai et distinguai des silhouettes emmitouflées qui, de divers côtés, se dirigeaient vers elle. Ce sont les pilotes de la troisième compagnie qui se hâtent pour embarquer. Trop endormis pour causer ils montent à bord en silence. Mais on entend quelques grognements et un énorme bâillement. L’un d’eux soupire avec lassitude et lance un Ah ! coquin de sort ! » Le patron de la troisième compagnie il y avait à cette époque, je crois, cinq compagnies de pilotes est le beau-frère de mon ami Solary Baptistin, c’est un homme de quarante ans, large de poitrine, avec de robustes épaules, et un regard franc et pénétrant qui cherche sans cesse votre regard. Il m’accueille à demi-voix avec un cordial Hé ! l’ami. Comment va ? » Avec sa moustache coupée, sa large figure ouverte, empreinte d’une expression énergique et placide à la fois, c’est un beau spécimen du Méridional calme. Car il y a un type méridional chez lequel la volatile passion du Midi se transforme en une calme énergie. Il est blond, mais personne ne le prendrait pour un homme du Nord, même à la faible lueur de la lanterne posée sur le quai. Il vaut une douzaine de Normands ou de Bretons ordinaires d’ailleurs, sur toute l’étendue des rivages de la Méditerranée, on n’en trouverait pas une demi-douzaine de sa trempe. Debout près de la barre, il tire sa montre de dessous sa grosse veste et se penche pour la regarder à la lumière que la lanterne projette dans le bateau. C’est l’heure. De sa voix au timbre agréable il commande tranquillement Larguez. » Un bras s’allonge immédiatement et retire la lanterne du quai, puis d’une pesée régulière, quatre lourds avirons font glisser, hors de l’ombre immobile du Fort, le gros bateau chargé de ses hommes. L’eau de l’avant-port étincelle sous la lune comme si on y avait jeté des millions de sequins, et la longue jetée blanche luit comme une lourde barre d’argent. Avec un grincement de poulies et un glissement soyeux, la voile se remplit d’une petite brise si pénétrante qu’elle pourrait provenir de cette lune glacée, et le bateau, quand cesse le bruit des avirons qu’on rentre, semble au repos, entouré d’un mystérieux murmure si faible et si peu terrestre que ce pourrait être le bruissement des rayons de la lune étincelante qui ruisselle comme une averse sur cette mer dure, lisse, sans ombre. Je me rappelle parfaitement cette dernière nuit passée avec les pilotes de la troisième compagnie. J’ai depuis lors connu le charme des clairs de lune sur des mers et des côtes variées, des côtes de forêts, de rochers, de dunes, – mais jamais magie si parfaitement révélatrice d’un caractère insoupçonné, comme si l’on pouvait contempler la nature mystique des choses matérielles. Des heures durant, je crois, l’on n’échangea pas une parole à bord de ce bateau. Assis sur deux rangs en face l’un de l’autre, les pilotes sommeillaient, les bras croisés, le menton sur la poitrine. Ils portaient des coiffures des plus variées des casquettes de drap, de laine, de cuir, à oreilles, à glands, un ou deux pittoresques bérets ronds abaissés sur les yeux et un vieux grand-père, à figure osseuse et rasée, avec un nez crochu, portait un manteau à capuchon qui lui donnait l’air d’un moine que menait Dieu sait où cette silencieuse compagnie de marins, – tranquilles comme des morts. Les doigts me démangeaient de tenir la barre et au moment voulu mon ami, le patron, me la confia, comme le cocher de la famille laisse un gamin tenir les rênes, pendant une partie du chemin qui n’offre aucun danger. Une grande solitude nous entourait les îlots en avant, Monte-Cristo et le Château d’If, en pleine lumière, semblaient flotter vers nous, tant était régulière et imperceptible la marche de notre bateau Tenez-le dans le sillage de la lune », me murmura tranquillement le patron en s’asseyant pesamment à l’arrière et en cherchant sa pipe. Le stationnement des pilotes, par un temps comme celui-là, n’était qu’à un mille ou deux à l’Ouest des îlots et bientôt, comme nous approchions de l’endroit, le bateau que nous allions relever nous apparut soudain qui rentrait, coupant, noir et sinistre, le sillage de la lune sous une aile noire, tandis que notre voile devait leur apparaître comme une vision de blancheur rayonnante. Sans changer notre marche le moins du monde, nous glissâmes à une longueur d’aviron l’un de l’autre. Du bateau qui venait à notre rencontre nous parvint un appel traînant et sardonique. Instantanément, comme par enchantement, notre douzaine de pilotes se mit sur pied, d’un coup. Une incroyable babel d’exclamations railleuses éclata, échange de propos joyeux, animés et volubiles qui dura jusqu’à ce que nos arrières fussent à hauteur, leur bateau brillant maintenant à nos yeux, avec sa voile étincelante, tandis que pour eux nous devenions une barque noire qui s’éloignait sous une aile sombre. Cet extraordinaire tapage cessa presque aussi soudainement qu’il avait commencé ; d’abord l’un d’eux en eut assez et reprit sa place, puis ce fut un autre, puis trois ou quatre à la fois, et quand avec des murmures et des rires étouffés tout ce bruit eut cessé, on en entendit qui riaient encore sous cape. Le grand-père semblait s’amuser beaucoup au fin fond de son capuchon. Il ne s’était pas joint aux autres pour lancer des plaisanteries, il n’avait pas fait le moindre mouvement. Il était resté tranquillement à sa place au pied du mât. J’avais entendu dire, depuis longtemps qu’il avait le rang de matelot léger dans la flotte qui, de Toulon, avait fait voile pour la conquête de l’Algérie en l’an de grâce 1830. Et, à vrai dire, j’avais pu voir et examiner à loisir un des boutons de son caban rapiécé, le seul bouton de cuivre qui s’y trouvât et qui portait, gravés, les mots Équipages de ligne. Cette sorte de bouton a disparu, si je ne me trompe, en même temps que le dernier des Bourbons. Je l’ai conservé du temps de mon service », m’expliqua-t-il en agitant sa frêle tête de vautour. Il n’avait vraisemblablement pas ramassé cette relique dans la rue. Il paraissait certainement assez vieux pour avoir combattu à Trafalgar, ou du moins pour y avoir été petit servant de gargousse. Peu de temps après que j’eus fait sa connaissance il m’avait raconté dans un jargon franco-provençal et d’une mâchoire édentée et branlante, que quand il était un galopin pas plus haut que ça », il avait vu l’empereur Napoléon à son retour de l’île d’Elbe. C’était la nuit, racontait-il assez vaguement et sans y mettre la moindre animation, à un endroit en pleine campagne entre Fréjus et Antibes. On avait allumé un grand feu près d’un croisement de routes. La population de plusieurs villages s’y était réunie, vieux et jeunes, jusqu’à des enfants dans les bras, parce que les femmes s’étaient refusées à rester chez elles. De grands soldats coiffés d’énormes bonnets à poil, formaient le cercle face à tous ces gens, en silence ; leurs yeux graves et leurs grosses moustaches suffisaient à tenir tout le monde à distance. Lui, comme un impudent petit galopin », il s’était faufilé parmi la foule, et avait rampé sur les mains et les genoux aussi près qu’il l’avait pu des jambes d’un grenadier, et là il avait aperçu, debout et absolument immobile dans la clarté du feu un petit homme gras, coiffé d’un tricorne, boutonné dans un long manteau droit, avec une grosse figure pâle inclinée sur une épaule, et qui avait un peu l’air d’un prêtre. Il avait les mains derrière le dos… Il paraît que c’était l’Empereur », ajoutait l’ancien avec un léger soupir. À plat-ventre par terre, le gamin contemplait ce spectacle de tous ses yeux, quand mon pauvre père », qui avait couru partout à la recherche de son enfant, fondit sur lui et le tira de là par l’oreille. Ce récit avait bien l’air d’un souvenir authentique. Je l’entendis à plusieurs reprises, dans les mêmes termes. Le grand-père m’honorait d’une prédilection spéciale, quelque peu embarrassante. Les extrêmes se touchent. Il était l’aîné de beaucoup de cette Compagnie, dont j’étais temporairement le bébé d’adoption, si je puis dire. Personne ne pouvait se rappeler depuis quand il était pilote trente, quarante ans. Lui-même n’en était pas sûr, mais on pourrait le savoir, déclarait-il, d’après les archives du bureau du pilotage. Il y avait des années qu’il était retraité, mais il sortait avec les pilotes par la force de l’habitude, et comme mon ami le patron de la Compagnie me le confia une fois dans un murmure Le vieux ne fait pas de mal. Il ne nous gêne pas. » Ils le traitaient avec une déférence bourrue. De temps à autre l’un d’entre eux lui faisait une remarque, mais personne ne faisait réellement attention à ce qu’il pouvait dire. Il avait survécu à sa force, à son utilité, à sa sagesse. Il portait de longs bas verts tirés jusqu’au-dessus du genou par-dessus son pantalon, une espèce de bonnet de nuit en laine sur son crâne chauve et des sabots aux pieds. Sans son caban à capuchon il avait l’air d’un paysan. Une douzaine de mains se tendaient pour l’aider à descendre dans le bateau, mais ensuite on l’abandonnait à ses pensées. Il ne faisait naturellement aucun travail, sauf parfois de démarrer quelque filin quand on lui criait Hé, l’Ancien ! larguez donc le bout, là, à votre main. » Ou quelque chose de facile dans ce genre. Personne ne prêta la moindre attention au vieux qui riait sous cape dans les profondeurs de son capuchon. Il continua encore longtemps avec un plaisir intense. Il avait évidemment conservé intacte cette innocence d’esprit qui s’amuse d’un rien. Mais quand il eut épuisé son hilarité, il affirma, d’une voix chevrotante Faut pas compter faire grand’chose par une nuit comme ça ! » Personne ne releva sa remarque. C’était évident. On ne pouvait pas s’attendre à voir un voilier rentrer au port par une pareille nuit de rêveuse splendeur et de paix spirituelle. Il nous faudrait tirer des bordées nonchalamment dans les limites fixées de notre stationnement, et à moins qu’une brise fraîche ne se levât avec le jour, nous débarquerions avant le lever du soleil sur un petit îlot qui, à deux milles de nous brillait comme un morceau de clair de lune pétrifié, afin d’y casser une croûte et de boire un coup de vin à même la bouteille ». L’opération m’était familière. Le robuste bateau, délesté de son équipage, nicherait son flanc à même le rocher, – tant est parfaite la douceur unie de la mer classique, dans ses bons jours. Une fois la croûte cassée et avalée la gorgée de vin – ce n’était littéralement pas plus que cela avec cette race sobre, – les pilotes passeraient leur temps à taper du pied sur les dalles salées par la mer et à souffler dans leurs doigts gourds. Un ou deux misanthropes s’en iraient se percher sur des rochers, comme des oiseaux de mer à allure humaine et à goûts solitaires ; les plus sociables échangeraient des racontars par petits groupes gesticulants et toujours l’un de mes hôtes fouillerait l’horizon vide avec le tube de cuivre de la longue-vue, un objet lourd et d’apparence meurtrière qui appartenait à la collectivité et qui ne cessait de passer de main en main. Puis vers midi c’était un jour de service court, – le service long durait vingt-quatre heures, une autre équipe de pilotes viendrait nous relever, et nous mettrions le cap sur le vieux port Phénicien, que dominait et surveillait du haut d’une aride colline d’un gris de poussière, la masse à raies rouges et blanches de Notre-Dame de la Garde. Tout se passa comme je l’avais prévu dans la plénitude de ma très récente expérience. Mais il arriva en outre quelque chose que je n’avais pas prévu, quelque chose qui me fait encore me souvenir de ma dernière sortie avec les pilotes. C’est ce jour-là que ma main toucha, pour la première fois, le flanc d’un navire anglais. Aucune brise fraîche ne s’était levée avec l’aube, l’air était devenu seulement un peu plus vif à mesure que le ciel vers l’Est, de plus en plus brillant et vitreux, s’était éclairé d’une lueur nette et incolore. Nous étions tous sur l’îlot quand la longue-vue découvrit un vapeur, un point noir gros comme un insecte posé sur la ligne nette de l’horizon. Rapidement on le vit émerger jusqu’à sa ligne de flottaison et il montra bientôt une coque élancée d’où partait un long panache de fumée incliné dans le sens opposé au soleil levant. Nous embarquâmes en hâte, et nous nous élançâmes sur notre proie, mais nous n’avancions guère qu’à trois milles à l’heure. C’était un gros cargo, d’un type qu’on ne rencontre plus à la mer, avec une coque noire, une superstructure basse, peinte en blanc, trois mâts puissants et de nombreuses vergues à sa misaine deux hommes se tenaient à l’énorme roue de la barre, – le gouvernail à vapeur n’était pas encore d’un usage courant, – et sur la passerelle, on distinguait en outre trois gros hommes vêtus d’épaisses vestes bleues, avec des visages rouges emmitouflés, et des bonnets en pointe, – tous les officiers du bord probablement. Il y a des navires que j’ai rencontrés plus d’une fois et que j’ai bien connus de vue, mais dont j’ai oublié les noms mais celui de ce navire que je n’ai vu qu’une fois il y a si longtemps, dans la rose clarté d’un froid et pâle lever de soleil, je ne l’ai jamais oublié. Comment l’aurais-je pu ! le premier navire anglais sur le flanc duquel j’eus jamais posé ma main ! Son nom, – j’en lus chaque lettre à l’avant du navire, – était James Westoll. Pas très romanesque, me direz-vous. Le nom d’un armateur du Nord, un armateur considérable, bien connu et universellement respecté. James Westoll ! Quel meilleur nom un honorable et laborieux navire aurait-il pu porter ? Le groupement même de ses lettres éveille encore en moi le sentiment romanesque que j’éprouvai en présence de ce navire immobile, et qui empruntait une grâce idéale à l’austère pureté de la lumière. Nous nous trouvions alors tout près du vapeur et d’une soudaine impulsion je m’offris à descendre dans le canot qui devait mettre le pilote à bord, tandis que notre bateau, poussé par ce faible souffle que nous avions eu durant toute la nuit, glissait près du flanc noir et luisant du navire. Quelques coups d’aviron nous mirent au long du bord, et ce fut alors que, pour la première fois de ma vie, je m’entendis adresser la parole en anglais, ce langage de mon choix secret, de mon avenir, des longues amitiés, des profondes affections, des heures de labeur et des heures de loisir, et des heures solitaires aussi, des livres lus, des pensées poursuivies, des émotions remémorées, – et même de mes rêves ! Et après l’avoir vu façonner cette part de moi-même qui ne peut dépérir si je n’ose le revendiquer comme mien, c’est du moins, en tout cas, le langage de mes enfants. C’est ainsi que de petits événements deviennent mémorables avec le temps. Quant à la qualité des paroles qu’on m’adressait, je ne peux pas dire qu’elle fut particulièrement frappante. Trop peu nombreuses pour atteindre à l’éloquence et d’une intonation dépourvue de charme, elles consistaient exactement en trois mots Look out there ! que grognait au-dessus de ma tête une voix enrouée. Elles provenaient d’un individu gros et gras il avait un double menton manifeste et poilu, vêtu d’une chemise de laine bleue et d’un vaste pantalon tiré très haut jusqu’à la poitrine, par une paire de bretelles parfaitement visibles. Comme il n’y avait pas de bastingage à l’endroit où il se trouvait, mais seulement une barre et des épontilles, je pus embrasser d’un coup d’œil sa volumineuse personne depuis les pieds jusqu’au sommet d’un chapeau mou noir, posé comme un absurde cône à rebords sur sa grosse tête. L’aspect massif et grotesque de cet homme je pense que ce devait être le lampiste me surprit beaucoup. Le cours de mes lectures, de mes rêves, de mon désir de la mer ne m’avait pas préparé à rencontrer un frère d’armes de ce genre. Je n’ai jamais revu pareille silhouette si ce n’est dans les illustrations des fort divertissants récits de chalands et de caboteurs qu’a publiés M. W. W. Jacobs mais le talent que M. Jacobs apporte à plaisanter de pauvres et innocents marins, dans une prose qui, si extravagante qu’en soit la joyeuse intention, est toujours artistiquement adaptée à la vérité d’observation, n’existait pas encore. Peut-être M. Jacobs lui-même n’était-il pas encore de ce monde. Je suppose que s’il avait fait rire sa nourrice, c’était à peu près tout ce qu’il lui avait été donné d’accomplir à cette époque lointaine. Aussi, je le répète, je ne pouvais vraiment pas être préparé à la vue de ce matelot enroué. L’objet de son bref discours était d’attirer mon attention sur un bout de filin qu’il me lança incontinent. Je le saisis, quoique vraiment ce ne fût pas nécessaire, le navire à ce moment n’ayant plus de mouvement. Ensuite, tout se passa très rapidement. Le canot arriva, heurtant légèrement le flanc du vapeur le pilote, empoignant l’échelle de corde, avait déjà grimpé la moitié des échelons avant même que je me fusse aperçu que notre tâche était terminée le tintement étouffé du télégraphe de la chambre des machines vint frapper mon oreille à travers la plaque de tôle mon compagnon dans le canot me pressait de déborder et quand je m’appuyai sur le flanc lisse du premier navire anglais que j’eusse jamais touché de ma vie, je le sentis déjà qui palpitait sous ma paume. Il vint légèrement à l’Ouest, pour mettre le cap sur le minuscule phare de la jetée de la Joliette qui, dans le lointain, se détachait à peine contre la terre. Le canot dansa dans le clapotement du sillage et, me retournant sur mon banc, je suivis des yeux le James Westoll. Avant qu’il n’eût fait un quart de mille il hissa son pavillon comme le prescrivent les règlements de port à l’arrivée et au départ des navires. Je le vis soudain qui flottait à son mât. Le Pavillon Rouge[15] ! Dans l’atmosphère translucide et incolore qui baignait tout ensemble les masses fauves et grises de cette côte méridionale, les îlots livides, la mer d’un bleu pâle et vitreux sous le ciel pâle et vitreux de ce froid lever de soleil, c’était, – aussi loin que l’œil pouvait atteindre, – la seule tache de couleur vive, semblable à une flamme, intense, et bientôt aussi minuscule que cette petite étincelle rouge que le reflet concentré d’un grand feu allume au cœur d’un globe de cristal. Le Pavillon Rouge ! chaud morceau d’étamine, flottant au loin sur les mers, symbolique et protecteur, et qui devait être, pendant tant d’années, l’unique toit au-dessus de ma tête. Laliste des vins dont vous devez vous méfier. Le rosé est souvent la boisson préférée de l'été : il est à la fois léger et fruité, adapté aux apéritifs estivaux, aux pique-niques et Sommaire Son nomSon rôle dans l'équilibre écologiqueEt ça se mange?Et ça soigne quoi?Récolte de l'écorceOn le trouve où?Son nomLe nom français de viorne » vient du latin viburnum qui signifie lier », par allusion à la souplesse des rameaux. Au Québec, on désigne la viorne sous le nom de pimbina », mot dérivé de l'algonquin nipimina, qui signifie graines ou fruits amers ». La viorne est membre de la famille des caprifoliacées qui comprend plusieurs autres arbustes à petites baies, le chèvrefeuille notamment, qui s'appelait jadis caprifolium - littéralement feuille de bouc » - et qui a donné son nom à la rôle dans l'équilibre écologiqueSelon le frère Marie-Victorin, les fruits du V. cassinoides, une espèce omniprésente au Québec, sont la nourriture principale des bandes de merles d'Amérique venant du nord qui traversent la vallée du Saint-Laurent vers la mi-octobre. Normalement plutôt portés sur les protéines animales, ces passereaux préfèrent, à l'automne, manger les baies qui leur fournissent les précieux hydrates de carbone dont ils ont impérativement besoin pour entreprendre leur voyage vers le les viornes peuvent constituer de belles haies de taille moyenne de un à quatre mètres de haut selon les espèces chargées de petits fruits rouges ou noirs qui peuvent servir de nourriture aux oiseaux migrants ou aux humains sédentaires ou encore rester accrochés aux arbustes et décorer joliment un coin du ça se mange?En Scandinavie, on faisait autrefois une sorte de bouillie avec de la farine, du miel et les fruits du V. opulus. On en a également distillé un alcool. Quoique plutôt âpre, le fruit du V. edule était et est encore un aliment important chez les Amérindiens. Chez certaines peuplades, on ne le cueillait traditionnellement qu'en plein hiver tandis que chez d'autres, on le ramassait en septembre pour le consommer sans délai ou encore le conserver jusqu'à ce qu'il s'attendrisse. On l'a également fait sécher. Une façon très courante de conserver les fruits frais, quelle que soit l'espèce, consistait à les recouvrir de graisse d'animal ou d'huile de poisson ou à les immerger dans l'eau. Dans certaines peuplades de l'Ouest, le fruit de la viorne était considéré comme un aliment prestigieux et seules les personnes de haut rang avaient le droit de le cueillir, dans des endroits dont ils avaient la jouissance exclusive, de par leur statut. Élément important des échanges commerciaux ou cadeau de grande valeur, ce petit fruit apparaît dans de nombreux mythes des Haida, une peuplade de la Colombie-Britannique, qui croyaient que c'était l'aliment de choix des êtres surnaturels. Les Carrier le mangeaient avec de la graisse d'ours, les Nishgale le faisaient bouillir et le mélangeaient ensuite avec de l'huile. Parfois, ils en faisaient une sorte de crème glacée, en le battant avec de l'huile de poisson-chandelle et de la neige. On le faisait également cuire dans la soupe. Dans l'Est, les Algonquins et les Abénakis consommaient le fruit de V. cassinoides les Iroquois, Saulteux, Micmacs et Malécites celui du V. lentago et du V. on n'emploie plus guère le fruit de la viorne que dans les confitures et la gelée ou sous forme de jus ou de vin. Ce qui ne nous empêche pas, nous, de renouer avec une tradition fort ancienne, celle de la neige nappée de sirop. Vous trouverez, dans Documents associés, notre recette de sirop de pimbina sur lit de neige ça soigne quoi?Sédatif utérin et nervin, astringent, diurétique, l'écorce de la viorne à feuille de prunier, V. prunifolium, contribue à soulager les règles douloureuses, à prévenir les accidents nerveux de la grossesse et les risques d'avortement, et à soulager les crampes musculaires. C'est la plante par idéal de la femme enceinte à risque de fausse couche. Sans danger, elle peut être prise à tout moment durant la grossesse, particulièrement en cas de saignements, de même que pour soulager les douleurs post-partum. Elle serait, en outre, fort utile pour les femmes tout juste ménopausées et pour soigner l'hypertension. On croit que l'écorce du V. trilobum et, vraisemblablement, celle du V. edule auraient sensiblement les mêmes propriétés. La première, en tout cas, était considérée comme officinale au Québec où elle avait assez d'importance pour que, en cas de pénurie, on cherche à la remplacer frauduleusement par l'écorce d'une espèce d' en prépare une décoction à raison de 30 g d'écorce moulue par litre d'eau ou 1 cuillerée à café par tasse à faire bouillir une dizaine de minutes. Prendre 2 ou 3 tasses par voie externe, on a employé l'écorce réduite en poudre et incorporée à une crème neutre pour soulager les crampes musculaires ou la tension excessive aux Tanaina et les Sechelt de la Colombie-Britannique employaient les fruits de V. edule les premiers, pour soigner le rhume; les seconds, comme dépuratif et voie externe, on a fait, avec les fruits, un cataplasme contre les ulcères, l'érysipèle maladie infectieuse et contagieuse de la peau et les fièvres scarlatines de l'écorceLes herboristes s'entendent généralement pour dire que, quelle que soit l'espèce d'arbre ou d'arbuste, l'écorce du tronc est plus efficace que celle des branches et celle des racines plus efficace encore que celle du tronc. D'où la recommandation habituelle de récolter cette dernière. Pour éviter d'endommager l'arbre ou l'arbuste, il suffit de creuser la terre à la limite de ses racines l'équivalent projeté sur le sol du diamètre du feuillage, de choisir une racine de taille moyenne les petites sont moins puissantes, les grosses sont essentielles à la santé de l'arbre et d'en couper un morceau à l'aide d'un sécateur bien affûté. Il est ensuite très facile de retirer l'écorce de la racine à l'aide d'un couteau. Quant à l'écorce du tronc, vous en prélèverez des morceaux rectangulaires à l'aide d'un couteau, en évitant de couper sur toute la circonférence de l' le trouve où?V. prunifolium croît en Europe et aux États-Unis, tandis que V. edule et V. trifolium poussent chez nous. On pourrait probablement adapter V. prunifolium dans le sud du Québec étant donné que, aux États-Unis, il remonte jusqu'à la Des lecteurs ont trouvé cet article utile Et vous ?Cet article vous-a-t-il été utile ?À lire aussi Vouspouvez faire du vin de cenelles ou bien utiliser d’autres recettes ! En revanche, pour vous simplifier la vie, nous avons décidé de vous proposer une recette unique et facile à réaliser pour que vous puissiez consommer votre aubépine avec plaisir : la gelée de fleurs d’Aubépine. La gelée de cenelles. Voici une superbe recette pour manger vos cenelles ! C’est L’une des meilleures façons d’utiliser les baies de sureau est d’en faire un sirop ou un cordial, pour faire de délicieuses boissons et cocktails fruités comme ce Kir Royale aux baies de sureau. Vous pouvez également laisser les baies infuser leur saveur dans des spiritueux – le gin de sureau est particulièrement savoureux. Pouvez-vous manger des baies de sureau directement de l’arbre?Sommaire1 Pouvez-vous manger des baies de sureau directement de l’arbre?2 Que faire des baies de sureau après la cueillette ?3 Est-il acceptable de manger des baies de sureau crues ?4 Comment traitez-vous les baies de sureau fraîches?5 Combien de temps faut-il pour cuire les baies de sureau ?6 Pouvez-vous cuisiner des baies de sureau?7 Peut-on utiliser des baies de sureau après avoir fait du sirop ?8 Pourquoi le sureau est-il bon pour vous ?9 Le sureau peut-il être congelé?10 Qui ne devrait pas prendre de sureau?11 Comment éliminer le cyanure des baies de sureau ?12 Comment utiliser le sureau ?13 Quelle est la meilleure façon de récolter les baies de sureau ?14 Pouvez-vous manger des fleurs de sureau?15 Combien de temps durent les baies de sureau fraîches ?16 Quel goût a le sureau ?17 Le sirop de sureau doit-il être réfrigéré?18 Comment utiliser la poudre de sureau ?19 Ai-je besoin de deux buissons de sureau ? Puis-je manger des baies de sureau ? Oui, mais ils doivent d’abord être cuits pour éliminer en toute sécurité la lectine et le cyanure toxines. Les baies crues, qui sont acidulées, sont légèrement toxiques et peuvent provoquer des nausées, des vomissements et des diarrhées. Les branches, l’écorce et les feuilles de sureau ne doivent pas être consommées du tout. Que faire des baies de sureau après la cueillette ? Une fois les baies récoltées, elles doivent être retirées des tiges. Les tiges et les feuilles sont toxiques et ne doivent pas être consommées. Astuce bonus Au lieu d’essayer de retirer chaque baie des tiges individuellement, une tâche pénible et fastidieuse, placez des grappes entières au congélateur pendant quelques heures. Est-il acceptable de manger des baies de sureau crues ? Les gens peuvent manger des fleurs de sureau crues ou cuites. Cependant, les baies de sureau crues, ainsi que les graines, les feuilles et l’écorce de l’arbre, contiennent une substance toxique. Manger ou boire des baies de sureau crues ou une autre partie toxique de la plante peut entraîner des nausées, des vomissements et de la diarrhée. Les baies de sureau peuvent être pressées comme n’importe quel autre fruit mou. Mettez-les dans une casserole et ajoutez un peu d’eau pour éviter qu’elles ne brûlent. Chauffer et laisser mijoter doucement jusqu’à ce que les fruits soient ramollis, puis utiliser un moulin à légumes pour enlever les graines ou filtrer le jus à travers un sac à gelée. Combien de temps faut-il pour cuire les baies de sureau ? Mettez les baies de sureau dans une grande casserole non réactive avec l’eau. Porter à ébullition, puis réduire le feu à faible ébullition et cuire pendant 15 à 20 minutes, jusqu’à ce qu’ils soient tendres et tendres. Pouvez-vous cuisiner des baies de sureau? Les baies de sureau crues sont toxiques et peuvent provoquer des nausées, des vomissements et de la diarrhée, entre autres symptômes. Cependant, les baies de sureau mûres cuites sont parfaitement comestibles et savoureuses. Une fois cuites, les baies de sureau peuvent être utilisées pour faire toutes sortes de délicieuses recettes comme des confitures, des chutneys, des tartes et même du vin. Peut-on utiliser des baies de sureau après avoir fait du sirop ? La plupart des bienfaits des baies de sureau ont été utilisés dans le premier lot de sirop de sureau. Cependant, un deuxième lot se traduira toujours par quelque chose de valable !Mar 6, 2014. Pourquoi le sureau est-il bon pour vous ? Les baies et les fleurs de sureau regorgent d’antioxydants et de vitamines qui peuvent renforcer votre système immunitaire. Ils pourraient aider à maîtriser l’inflammation, à réduire le stress et à protéger votre cœur. Certains experts recommandent le sureau pour aider à prévenir et à soulager les symptômes du rhume et de la grippe. Le sureau peut-il être congelé? Si vous avez une abondance de baies de sureau, la congélation est un excellent moyen de les conserver pour une utilisation future ou de les stocker jusqu’à ce que vous en ayez assez pour une recette. Il est également préférable de congeler les baies de sureau avant d’essayer de les équeuter, même si vous prévoyez de les utiliser tout de suite, car cela rend le processus beaucoup plus facile. Qui ne devrait pas prendre de sureau? Mais cela peut provoquer des nausées, des vomissements, de la diarrhée, des étourdissements, des engourdissements, une distension abdominale et des difficultés respiratoires. 13 Consultez un médecin si vous ressentez l’un de ces symptômes après avoir consommé un extrait de sureau ou un fruit non mûr. Le sureau n’est pas recommandé pour les enfants, les femmes enceintes ou les mères allaitantes. Le cyanure est très volatil s’évapore légèrement au-dessus de la température ambiante, donc le séchage ou la torréfaction éliminerait efficacement tout faible niveau de poison des baies. Combien de baies de sureau devriez-vous prendre? Il n’y a pas de dose standard de sureau. Pour la grippe, certaines études ont utilisé 1 cuillère à soupe d’extrait de sirop de sureau quatre fois par jour. Une autre forme courante de sureau est une pastille, souvent avec du zinc, qui est prise plusieurs fois par jour après le début d’un rhume. Quelle est la meilleure façon de récolter les baies de sureau ? Les baies de sureau juste à côté du buisson sont généralement acidulées. Les grappes mûrissent sur une période de 5 à 15 jours. La façon la plus simple de récolter les baies de sureau est d’utiliser des ciseaux pour couper toute la grappe de l’arbuste, puis de retirer les baies de la grappe. Le rendement annuel moyen par plante est de 12 à 15 livres. Pouvez-vous manger des fleurs de sureau? Vous avez peut-être entendu parler des avantages des baies de sureau, ou même rencontré du sirop de sureau sur l’étagère de votre magasin d’aliments naturels local. Souvent négligées, les jolies petites fleurs blanches ou jaunes de l’arbuste de sureau magique sont également comestibles et médicinales, avec des avantages très particuliers qui leur sont propres. Combien de temps durent les baies de sureau fraîches ? Séchage des baies de sureau Une fois complètement séchées, elles ont une durée de conservation d’environ 1 an, ou tant qu’elles sentent bon et ne sont pas fanées. Quel goût a le sureau ? À quoi ressemblent et goûtent les baies de sureau? Tout d’abord, il est important de savoir reconnaître les baies de sureau. Ces baies noires pendent en grosses grappes sur des arbustes de sureau noir et sont de la même taille que les groseilles. Ils ont un goût très aromatique et sucré mais aussi légèrement amer. Le sirop de sureau doit-il être réfrigéré? Votre sirop doit être conservé dans votre réfrigérateur. Il ne contient pas de conservateurs, car il s’agit d’un produit fraîchement préparé. Nous vous conseillons de conserver votre sirop sur une étagère de votre réfrigérateur. Avec un goût légèrement acidulé et terreux, savourez facilement la poudre de sureau mélangée à de l’eau tiède pour faire un thé ; mijoté avec du miel pour créer un sirop sucré; mélangé à votre avoine du matin; ou mélangé à votre smoothie quotidien. C’est un aliment médicinal qui est destiné à être apprécié !. Ai-je besoin de deux buissons de sureau ? Baies. Les baies de sureau ont besoin d’une pollinisation croisée pour la production de baies. Plantez plus d’une variété. Faites une vérification rapide en ligne ou auprès de votre pépinière locale pour vous assurer que vous obtenez des plantes qui se pollinisent mutuellement. Geléede groseille nature. sucre granulé - 800 gr. groseille - 1 kg. eau potable - 60 ml. Tout d'abord, il est nécessaire de préparer les baies pour de nouvelles manipulations.Pour ce faire, triez, retirez les tiges, débarrassez-vous des copies gâtées. Laver les groseilles, laisser sécher sur un tamis. Advertisement Vous voulez remettre votre alimentation saine sur la bonne voie après lété, mais vous ne savez pas par où commencer? Ces 10 étapes sans fad de la thérapeute nutritionnelle Eve Kalinik sont tout ce dont vous avez besoin Ici, à GTG, nous avons tous ce sentiment de retour à lécole, avec de nouveaux départs dans lair - et cela inclut de se remettre sur la bonne voie avec une alimentation saine, en laissant lhabitude de la baguette en Provence où nous lavons trouvée et les margaritas à Ibiza. Mais nous ne sommes pas tous puritains à ce sujet - de cette façon, le désastre sans parler de la grognon, de linsalubrité et du manque général de plaisir ment. Nous avons parlé de prendre une période de transition pour nous aider à revenir, mais que faire ensuite? Pour la plupart dentre nous, nous avons juste besoin de nous rappeler ce qui est important. Nous avons fait appel à la thérapeute nutritionnelle Eve Kalinik pour ramener une alimentation saine à lessentiel avec ces dix règles tout à fait réalisables et collantes sur le réfrigérateur. Elle a dit vin? Eve dit "Il y a tellement de confusion autour de la nutrition et souvent jentends mes clients dire quils sont totalement submergés de conseils sur ce qui est et nest pas" bon pour vous ". Donc, plutôt que de compliquer les choses, il vaut parfois mieux y aller retour à lessentiel, sasseoir et manger de la nourriture dans une assiette sans téléphone dans les yeux pour commencer afin que vous puissiez commencer à résonner avec la nourriture devant vous est très simple mais a plus deffet positif profond que vous ne le pensez ... cest avant même dentrer dans les aliments eux-mêmes. "Le simple fait de manger une abondance daliments frais et nourrissants à tous les niveaux avec des friandises étranges ici et là est vraiment là où je considère que nous avons une approche saine de la nourriture. Il est facile de se laisser prendre par les dernières modes ou les poudres coûteuses et des potions, mais le simple fait de mâcher correctement vos aliments, par exemple, peut instantanément améliorer le fonctionnement de votre digestion. De plus, comme mon cher nan a toujours dit un peu de ce que vous voulez vous fait du bien». le nirvana ne vous rendra jamais heureux. Elle en était la preuve vivante. Ainsi, dans cet esprit, vous constaterez peut-être que certains de ces 10 conseils peuvent vous aider à lancer une approche plus équilibrée et plus saine de lalimentation. vous aussi pour le long terme. » Lisez ci-dessous les 10 principaux commandements dEve pour une approche meilleure et plus saine de la nutrition. 1. CHEW, CHEW, CHEW La digestion commence dans la bouche où les enzymes de la salive commencent le processus de dégradation des aliments. Si vous ressentez des ballonnements, une mastication insuffisante peut en être la cause - vous voulez que la nourriture soit liquide avant davaler. Visez 20 à 30 bouchées par bouchée bouchée - pas une fourchette pleine. La mastication encourage une alimentation consciente - prendre du temps pendant les repas plutôt que inhaler» de la nourriture. Manger dans un état de repos et de digestion» plutôt que de combat ou de fuite bénéficiera énormément à votre intestin et à votre esprit. 2. IL NY A PAS DE `` MAUVAISE NOURRITURE Nous devons vraiment faire preuve de plus de discernement en ce qui concerne les groupes daliments vilipendés» et cest vrai pour TOUS les aliments, même celui qui a été salué comme le méchant» ultime - le sucre. Comprendre la différence entre les aliments de ces groupes vous donnera plus de connaissances, mais essayez de ne pas trop fixer, stresser ou même étiqueter un aliment comme catégoriquement bon» ou mauvais», car vous pourriez manquer tout un tas de nutriments et de plats savoureux pour aucune raison apparente. Avec les produits laitiers, par exemple, il existe une différence marquée entre le fromage fondu et le fromage entier idéalement non pasteurisé, par exemple - ce dernier regorgeant de probiotiques et de nutriments liposolubles et la plupart conviendraient quil a une bien meilleure saveur. Cest la même chose avec le gluten - les bactéries créent le processus de fermentation dans les pains comme le levain et en tant que tel, cela produit un pain presque `` pré-digéré et généralement plus respectueux des intestins, même sil contient encore du gluten. Lorsque vous pensez que le pain nécessite très peu dingrédients et que vous voyez des alternatives `` sans gluten et souvent insipides qui contiennent une longue liste, vous devez vous demander sil est effectivement meilleur que votre pain standard. Les glucides à certains égards ont également été diabolisés et, à coup sûr, beaucoup de glucides raffinés blancs hautement transformés ne sont pas si bons du point de vue des fibres, mais les sources de haute qualité trouvées dans les grains entiers, les légumineuses, les légumineuses et les légumes devraient faire partie dun régime équilibré. Ils fournissent le principal carburant du cerveau et soutiennent de manière cruciale la croissance de certaines bactéries intestinales bénéfiques, entre autres. Essayez donc de penser plus INCLUSIVEMENT à vos choix alimentaires autant que possible. 3. COMPRENEZ VOTRE SNACK ATTAQUE Tout le monde est différent en ce qui concerne la façon dont ils doivent être rechargés» tout au long de la journée. Mais pour la plupart dentre nous, nous avons tendance à trop grignoter et nous ne devrions vraiment pas avoir besoin de grignoter si nous avons inclus des protéines dans chaque repas - un morceau de viande / volaille bio nourri à lherbe, du poisson, des œufs bio, une portion de quinoa / lentilles / haricots, ou même une petite poignée de noix. Les collations peuvent être un signe que vous manquez dénergie parce que vous nobtenez pas suffisamment de nutriments à partir des repas principaux qui, parallèlement à un apport adéquat en protéines, comprennent beaucoup de vitamines B que vous pouvez trouver dans les légumes à grains entiers et verts pour nen nommer que quelques-uns. Les collations peuvent également se produire lorsque nous confondons la faim et la soif - il est donc essentiel de boire de leau et des tisanes tout au long de la journée. Visez environ deux litres, mais vous en aurez peut-être besoin de plus en fonction de votre niveau dactivité. Mais lennui est de loin lun des déclencheurs de collations les plus classiques, donc si vous constatez que vous êtes constamment attirés par le réfrigérateur, distrayez-vous avec une tasse de tisane ou en vous promenant, même en mettant de la musique et en la secouant littéralement peut aider. Bien sûr, si vous vous entraînez ou si vous avez dautres problèmes de glycémie, consultez votre professionnel de la santé. 4. BOIRE DU VIN PAS DE LEAU Je pensais que cela pourrait attirer votre attention! Rester hydraté est essentiel nous sommes à environ 80% deau et presque tous les processus cellulaires se déroulent dans un environnement aqueux - la déshydratation provoque la constipation et la fatigue. Buvez de leau entre les repas plutôt quavec de la nourriture. Boire de leau au moment des repas est acceptable, mais boire un grand verre peut diluer les sucs gastriques et nuire à la dégradation des aliments, ce qui peut entraîner des ballonnements une plainte très courante. Un petit verre de vin rouge ou blanc peut agir comme digestif - optez pour des variétés biologiques, naturelles et biodynamiques là où vous le pouvez. Découvrez Borough Wines ou 5. SOYEZ AMICAL Ce nest vraiment pas le cas que manger de la graisse vous fasse grossir cela est normalement dû à un excès de sucre. Nous devons manger des graisses saturées et insaturées en quantités modérées pour soutenir labsorption des vitamines liposolubles telles que A, D et E, ainsi que pour avoir un effet positif sur le métabolisme, les processus anti-inflammatoires et même aider à soutenir avec production dhormones. Pour les bienfaits anti-inflammatoires, assurez-vous dun bon apport en oméga 3. Les poissons gras sauvages si possible fournissent la plus grande quantité, mais on le trouve également dans les viandes nourries à lherbe, les œufs bio en plein air, la spiruline ainsi que le chia, le lin et graines de chanvre. Lhuile de coco, le lait de coco, le ghee et le beurre biologique sont de bonnes sources de graisses saturées. Complétez cela avec des noix et des graines, des avocats et des huiles pressées à froid - ne cuisinez pas avec ces huiles et arrosez plutôt vos aliments par la suite afin de pouvoir profiter de leurs avantages nutritionnels. Chauffer ou rôtir avec lune des graisses saturées ci-dessus car elles ont généralement un point de fumée plus élevé. 6. PAS DE RAW APRÈS 4 Tout comme notre esprit, la digestion peut être fatiguée vers la fin de la journée. Bien que la nourriture crue regorge dénergie, elle a également besoin de beaucoup dénergie pour la décomposer et avec un système digestif compromis, cela peut être un peu plus difficile. Manger cru plus tôt dans la journée peut donner le temps au corps de le traiter plus efficacement. Le soir, faites cuire légèrement les légumes à la vapeur et faites-les refroidir si vous préférez les manger de cette façon. Les repas copieux en général tard le soir ne sont pas les meilleurs pour notre intestin car la digestion est moins efficace la nuit en partie à cause du fait que vous êtes allongé. Si vous mangez un gros repas et que vous vous couchez ensuite, vous pouvez ressentir des symptômes désagréables tels que reflux ou indigestion. Si vous savez que vous allez manger tard, essayez de manger plus léger. La soupe ou les œufs brouillés avec des légumes verts peuvent être un repas du soir rapide, sain et léger. 7. PRENEZ LE TEMPS POUR GAGNER LE TEMPS Cela peut sembler contre-intuitif et probablement un peu condescendant, mais soyez indulgents avec moi! Passer un peu de temps à préparer les aliments peut décupler votre investissement. Lorsque vous cuisinez le soir, faites des portions doubles à emporter au travail le lendemain. Faire de la nourriture pour vous-même produira probablement quelque chose de plus nutritif et délicieux et cela vous redonnera du temps aussi, même si ce nest quune heure le week-end pour créer un peu une discothèque domestique et profiter du processus. Faire bouillir une demi-douzaine dœufs pour la semaine à venir ou cuire quelques filets de saumon à refroidir pour le déjeuner sont des options de protéines très simples. Vous évitez également le gaspillage - combien dentre nous entrent dans un supermarché après une longue journée de travail et achètent une charge de BOGOF et dingrédients que nous finissons par jeter? La planification signifie également que vous dépensez moins dargent. 8. SPARK JOY DANS VOS PLACARDS DE CUISINE Obtenez la sensation de propreté printanière que vous ressentez après le nettoyage de votre garde-robe. Jetez des trucs dépassés et des saboteurs» qui nous mettent dans des moments de faiblesse - oui, ce paquet de biscuits, je vous parle! Cela semble évident, mais sils ne sont pas là, vous ne pouvez pas les manger. Au lieu de cela, emballez votre cuisine avec des aliments nutritifs et inspirants - des herbes séchées telles que le romarin, le thym et la sauge sont excellentes ajoutées à une purée de légumes rapide pour une soupe savoureuse. Les épices, y compris le curcuma, le cumin et le piment, rehaussent totalement un repas les Steenberg ont une gamme biologique incroyable et le simple fait de les ajouter aux plats les plus simples fait dun bon repas un excellent repas. Jai aussi des huiles pressées à froid comme dolive, de noix, de noisette et de sésame pour parfumer les légumes et les salades. Les farines telles que la noix de coco, les céréales complètes, la châtaigne et le sarrasin sont fabuleuses pour faire des crêpes faciles - ajoutez simplement des œufs ou du chia si vous êtes végétalien pour lier plus un peu de lait et le tour est joué! Jai beaucoup de noix et de graines que je transforme en laits de noix ou que jajoute aux salades et aux légumes. Lhuile de coco et le ghee sont toujours dans mon placard. Je ne suis pas non plus à court dail et de citrons frais car ils sont super polyvalents et peuvent à nouveau transformer une assiette de nourriture. 9. IGNORER LHYPE Oubliez les régimes, les détox et les modes et concentrez-vous plutôt sur la nutrition de votre corps avec des aliments frais idéalement locaux et de saison au goût délicieux. Investissez dans des ingrédients de bonne qualité. Découvrez les marchés fermiers où vous pouvez acheter les ingrédients les plus frais à un bon prix et passer du temps à discuter avec les producteurs. Ils peuvent vous donner des idées sur la façon de préparer vos achats, ce qui est important lorsque vous vous impliquez beaucoup plus dans le plaisir et la préparation de votre nourriture et que vous vous connectez beaucoup plus profondément à votre assiette. Je vous encourage également à faire votre propre réflexion critique dans un monde où nous sommes inondés de tant dinformations sur la nutrition. Pensez à la façon dont certains des conseils» qui existent vous concernent, car ce ne sera pas le cas pour tout le monde et il est important dapprendre à faire confiance à votre corps et à votre esprit. Vous devez comprendre cela vous-même à plusieurs niveaux et suivre votre propre cheminement personnel. 10. NE SOYEZ PAS PERFECTIONNISTE Une approche saine pour bien manger consiste à se donner la permission de profiter des choses que lon aime - avec modération. Être un perfectionniste de la nutrition et lutter pour ce nirvana alimentaire que jai mentionné plus tôt nest ni réaliste ni amusant et nous rend simplement misérables. Vous pouvez avoir votre gâteau et le manger - mais pas tous les jours. La chose la plus importante à propos de la modération est de comprendre vos déclencheurs. Pourraient-ils être du stress - ou de lennui? Si tel est le cas, essayez dintroduire des activités relaxantes dans votre journée et dutiliser les repas comme des poches de pleine conscience et de récupération plutôt que de baisser votre nourriture ou de vérifier votre téléphone pendant que vous mangez. Si vos déclencheurs sont des envies spécifiques, consulter un praticien tel quun thérapeute nutritionnel pour vous aider à gérer le côté physique ou quelquun comme un acupuncteur pour un alignement plus énergétique peut vous aider. Et si vous pensez quil sagit dun problème plus profondément enraciné, vous devriez demander lavis dun psychothérapeute agréé. Sauvegarder Sauvegarder Sauvegarder SancerreRouge - Accords Mets et Vins : quel plat ou mets manger avec un Sancerre Rouge ? Recherche des Accords Mets et Vins et Accords Plats et Vins. Gestion de cave à vin en ligne. Avec quels vins accompagner un plat ? Avec quels plats accompagner un vin ? Accords entre 6669 plats et 1764 vins de 25 pays - Accord mets et vins du jour (23/08/2022) entre unAlain-Fournier Le grand Meaulnes roman La Bibliothèque électronique du Québec Collection Classiques du 20e siècle Volume 22 version À ma sÅ“ur Isabelle Première partie I Le pensionnaire Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189... Je continue à dire  chez nous », bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n’y reviendrons certainement jamais. Nous habitions les bâtiments du Cours Supérieur de Sainte-Agathe. Mon père, que j’appelais M. Seurel, comme les autres élèves, y dirigeait à la fois le Cours Supérieur, où l’on préparait le brevet d’instituteur, et le Cours Moyen. Ma mère faisait la petite classe. Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l’extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ; au sud et par derrière, des champs, des jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan sommaire de cette demeure où s’écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie – demeure d’où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures. Le hasard des  changements », une décision d’inspecteur ou de préfet nous avaient conduits là . Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s’étaient enfuis silencieusement par les trous de la haie... Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était bien la ménagère la plus méthodique que j’aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque  déplacement », que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite... Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d’enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu’il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable... Quant à moi, coiffé d’un grand chapeau de paille à rubans, j’étais resté là , sur le gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar. C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà , les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand-rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible – l’école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite – est à jamais, dans ma mémoire, agité, transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos. Nous étions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. J’avais quinze ans. C’était un froid dimanche de novembre, le premier jour d’automne qui fÃt songer à l’hiver. Toute la journée, Millie avait attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe ; et jusqu’au sermon, assis dans le chÅ“ur avec les autres enfants, j’avais regardé anxieusement du côté des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf. Après midi, je dus partir seul à vêpres. – D’ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon costume d’enfant, même s’il était arrivé, ce chapeau, il aurait bien fallu, sans doute, que je passe mon dimanche à le refaire. Souvent nos dimanches d’hiver se passaient ainsi. Dès le matin, mon père s’en allait au loin, sur le bord de quelque étang couvert de brume, pêcher le brochet dans une barque ; et ma mère, retirée jusqu’à la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait d’humbles toilettes. Elle s’enfermait ainsi de crainte qu’une dame de ses amies, aussi pauvre qu’elle mais aussi fière, vÃnt la surprendre. Et moi, les vêpres finies, j’attendais, en lisant dans la froide salle à manger, qu’elle ouvrÃt la porte pour me montrer comment ça lui allait. Ce dimanche-là , quelque animation devant l’église me retint dehors après vêpres. Un baptême, sous le porche, avait attroupé des gamins. Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient revêtu leurs vareuses de pompiers ; et, les faisceaux formés, transis et battant la semelle, ils écoutaient Boujardon, le brigadier, s’embrouiller dans la théorie... Le carillon du baptême s’arrêta soudain, comme une sonnerie de fête qui se serait trompée de jour et d’endroit ; Boujardon et ses hommes, l’arme en bandoulière, emmenèrent la pompe au petit trot ; et je les vis disparaÃtre au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, écrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givrée où je n’osais pas les suivre. Dans le bourg, il n’y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où j’entendais sourdement monter puis s’apaiser les discussions des buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre maison du village, j’arrivai, un peu anxieux de mon retard, à la petite grille. Elle était entrouverte et je vis aussitôt qu’il se passait quelque chose d’insolite. En effet, à la porte de la salle à manger – la plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient sur la cour – une femme aux cheveux gris, penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite, coiffée d’une capote de velours noir à l’ancienne mode. Elle avait un visage maigre et fin, mais ravagé par l’inquiétude ; et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m’arrêta sur la première marche, devant la grille. – Où est-il passé ? mon Dieu ! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi tout à l’heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s’est peut-être sauvé... Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à peine perceptibles. Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure... En effet, lorsque j’eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur sa tête des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n’étaient pas encore parfaitement équilibrés... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués d’avoir travaillé à la chute du jour, et s’écria – Regarde ! Je t’attendais pour te montrer... Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de la salle, elle s’arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié. La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un sac de cuir, avait commencé de s’expliquer, en balançant légèrement la tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu’elle parla de son fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua. Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d’Angillon, à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve – et fort riche, à ce qu’elle nous fit comprendre – elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l’école, pour s’être baigné avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre l’aÃné, Augustin, en pension chez nous pour qu’il pût suivre le Cours Supérieur. Et aussitôt elle fit l’éloge de ce pensionnaire qu’elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j’avais vue courbée devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l’oiseau sauvage de sa couvée. Ce qu’elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant il aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des Å“ufs de poules d’eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait aussi des nasses... L’autre nuit, il avait découvert dans le bois une faisane prise au collet... Moi qui n’osais plus rentrer à la maison quand j’avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec étonnement. Mais ma mère n’écoutait plus. Elle fit même signe à la dame de se taire ; et, déposant avec précaution son  nid » sur la table, elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre quelqu’un... Au-dessus de nous, en effet, dans un réduit où s’entassaient les pièces d’artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assuré, allait et venait, ébranlant le plafond, traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdait enfin vers les chambres d’adjoints abandonnées où l’on mettait sécher le tilleul et mûrir les pommes. – Déjà , tout à l’heure, j’avais entendu ce bruit dans les chambres du bas, dit Millie à mi-voix, et je croyais que c’était toi, François, qui étais rentré... Personne ne répondit. Nous étions debout tous les trois, le cÅ“ur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l’escalier de la cuisine s’ouvrit ; quelqu’un descendit les marches, traversa la cuisine, et se présenta dans l’entrée obscure de la salle à manger. – C’est toi, Augustin ? dit la dame. C’était un grand garçon de dix-sept ans environ. Je ne vis d’abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffé en arrière et sa blouse noire sanglée d’une ceinture comme en portent les écoliers. Je pus distinguer aussi qu’il souriait... Il m’aperçut, et, avant que personne eût pu lui demander aucune explication – Viens-tu dans la cour ? dit-il. J’hésitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma casquette et j’allai vers lui. Nous sortÃmes par la porte de la cuisine et nous allâmes au préau, que l’obscurité envahissait déjà . À la lueur de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez droit, à la lèvre duvetée. – Tiens, dit-il, j’ai trouvé ça dans ton grenier. Tu n’y avais donc jamais regardé ? Il tenait à la main une petite roue en bois noirci ; un cordon de fusées déchiquetées courait tout autour ; ç’avait dû être le soleil ou la lune au feu d’artifice du Quatorze Juillet. – Il y en a deux qui ne sont pas parties nous allons toujours les allumer, dit-il d’un ton tranquille et de l’air de quelqu’un qui espère bien trouver mieux par la suite. Il jeta son chapeau par terre et je vis qu’il avait les cheveux complètement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusées avec leurs bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis abandonnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa poche – à mon grand étonnement, car cela nous était formellement interdit – une boÃte d’allumettes. Se baissant avec précaution, il mit le feu à la mèche. Puis, me prenant par la main, il m’entraÃna vivement en arrière. Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix de pension, vit jaillir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d’étoiles rouges et blanches ; et elle put m’apercevoir, l’espace d’une seconde, dressé dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau venu et ne bronchant pas... Cette fois encore, elle n’osa rien dire. Et le soir, au dÃner, il y eut, à la table de famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, la tête basse, sans se soucier de nos trois regards fixés sur lui. II Après quatre heures Je n’avais guère été, jusqu’alors, courir dans les rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont j’ai souffert jusque vers cette année 189..., m’avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore poursuivant les écoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la maison, en sautillant misérablement sur une jambe... Aussi ne me laissait-on guère sortir. Et je me rappelle que Millie, qui était très fière de moi, me ramena plus d’une fois à la maison, avec force taloches, pour m’avoir ainsi rencontré, sautant à cloche-pied, avec les garnements du village. L’arrivée d’Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement d’une vie nouvelle. Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue soirée de solitude commençait pour moi. Mon père transportait le feu du poêle de la classe dans la cheminée de notre salle à manger ; et peu à peu les derniers gamins attardés abandonnaient l’école refroidie où roulaient des tourbillons de fumée. Il y avait encore quelques jeux, des galopades dans la cour ; puis la nuit venait ; les deux élèves qui avaient balayé la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs pèlerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant le grand portail ouvert... Alors, tant qu’il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la mairie, enfermé dans le cabinet des archives plein de mouches mortes, d’affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule, auprès d’une fenêtre qui donnait sur le jardin. Lorsqu’il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commençaient à hurler et que le carreau de notre petite cuisine s’illuminait, je rentrais enfin. Ma mère avait commencé de préparer le repas. Je montais trois marches de l’escalier du grenier ; je m’asseyais sans rien dire et, la tête appuyée aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer son feu dans l’étroite cuisine où vacillait la flamme d’une bougie. Mais quelqu’un est venu qui m’a enlevé à tous ces plaisirs d’enfant paisible. Quelqu’un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu’un a éteint la lampe autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. Et celui-là , ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt le grand Meaulnes. Dès qu’il fut pensionnaire chez nous, c’est-à -dire dès les premiers jours de décembre, l’école cessa d’être désertée le soir, après quatre heures. Malgré le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et leurs seaux d’eau, il y avait toujours, après le cours, dans la classe, une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés autour de Meaulnes. Et c’étaient de longues discussions, des disputes interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquiétude et plaisir. Meaulnes ne disait rien ; mais c’était pour lui qu’à chaque instant l’un des plus bavards s’avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin tour à tour chacun de ses compagnons, qui l’approuvaient bruyamment, racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement. Assis sur un pupitre, en balançant les jambes, Meaulnes réfléchissait. Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s’il eût réservé ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul. Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe n’éclairait plus le groupe confus des jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle pressé – Allons, en route ! criait-il. Alors tous le suivaient et l’on entendait leurs cris jusqu’à la nuit noire, dans le haut du bourg... Il m’arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j’allais à la porte des écuries des faubourgs, à l’heure où l’on trait les vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l’obscurité, entre deux claquements de son métier, le tisserand disait – Voilà les étudiants ! Généralement, à l’heure du dÃner, nous nous trouvions tout près du Cours, chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique était une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux battants qu’on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la forge et l’on apercevait à la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté leur voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous, adossé à une porte, qui regardait sans rien dire. Et c’est là que tout commença, environ huit jours avant NoÃl. III  Je fréquentais la boutique d’un vannier » La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu’au soir. La journée avait été mortellement ennuyeuse. Aux récréations, personne ne sortait. Et l’on entendait mon père, M. Seurel, crier à chaque minute, dans la classe – Ne sabotez donc pas comme ça, les gamins ! Après la dernière récréation de la journée, ou, comme nous disions, après le dernier  quart d’heure », M. Seurel, qui depuis un instant marchait de long en large pensivement, s’arrêta, frappa un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins de classe où l’on s’ennuie, et, dans le silence attentif, demanda – Qui est-ce qui ira demain en voiture à La Gare avec François, pour chercher M. et Mme Charpentier ? C’étaient mes grands-parents grand-père Charpentier, l’homme au grand burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son bonnet de poil de lapin qu’il appelait son képi... Les petits gamins le connaissaient bien. Les matins, pour se débarbouiller, il tirait un seau d’eau, dans lequel il barbotait, à la façon des vieux soldats, en se frottant vaguement la barbiche. Un cercle d’enfants, les mains derrière le dos, l’observaient avec une curiosité respectueuse... Et ils connaissaient aussi grand-mère Charpentier, la petite paysanne, avec sa capote tricotée, parce que Millie l’amenait, au moins une fois, dans la classe des plus petits. Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant NoÃl, à La Gare, au train de 4 h. 2. Ils avaient pour nous voir, traversé tout le département, chargés de ballots de châtaignes et victuailles pour NoÃl enveloppées dans des serviettes. Dès qu’ils avaient passé, tous les deux, emmitouflés, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, nous fermions sur eux toutes les portes, et c’était une grande semaine de plaisir qui commençait... Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il fallait quelqu’un de sérieux qui ne nous versât pas dans un fossé, et d’assez débonnaire aussi, car le grand-père Charpentier jurait facilement et la grand-mère était un peu bavarde. À la question de M. Seurel, une dizaine de voix répondirent, criant ensemble – Le grand Meaulnes ! le grand Meaulnes ! Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre. Alors ils crièrent – Fromentin ! D’autres – Jasmin Delouche ! Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monté sur sa truie lancée au triple galop, criait  Moi ! Moi ! », d’une voix perçante. Dutremblay et MouchebÅ“uf se contentaient de lever timidement la main. J’aurais voulu que ce fût Meaulnes. Ce petit voyage en voiture à âne serait devenu un événement plus important. Il le désirait aussi, mais il affectait de se taire dédaigneusement. Tous les grands élèves s’étaient assis comme lui sur la table, à revers, les pieds sur le banc, ainsi que nous faisions dans les moments de grand répit et de réjouissance. Coffin, sa blouse relevée et roulée autour de la ceinture, embrassait la colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commençait de grimper en signe d’allégresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en disant – Allons ! Ce sera MouchebÅ“uf. Et chacun regagna sa place en silence. À quatre heures, dans la grande cour glacée, ravinée par la pluie, je me trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant que séchait la bourrasque. Bientôt, le petit Coffin, en capuchon, un morceau de pain à la main, sortit de chez lui et, rasant les murs, se présenta en sifflant à la porte du charron. Meaulnes ouvrit le portail, le héla et, tous les trois, un instant après, nous étions installés au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversée par de glacials coups de vent Coffin et moi, assis auprès de la forge, nos pieds boueux dans les copeaux blancs ; Meaulnes, les mains aux poches, silencieux, adossé au battant de la porte d’entrée. De temps à autre, dans la rue, passait une dame du village, la tête baissée à cause du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour regarder qui c’était. Personne ne disait rien. Le maréchal et son ouvrier, l’un soufflant la forge, l’autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques... Je me rappelle ce soir-là comme un des grands soirs de mon adolescence. C’était en moi un mélange de plaisir et d’anxiété je craignais que mon compagnon ne m’enlevât cette pauvre joie d’aller à La Gare en voiture ; et pourtant j’attendais de lui, sans oser me l’avouer, quelque entreprise extraordinaire qui vÃnt tout bouleverser. De temps à autre, le travail paisible et régulier de la boutique s’interrompait pour un instant. Le maréchal laissait à petits coups pesants et clairs retomber son marteau sur l’enclume. Il regardait, en l’approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu’il avait travaillé. Et, redressant la tête, il nous disait, histoire de souffler un peu – Eh bien ! ça va, la jeunesse ? L’ouvrier restait la main en l’air à la chaÃne du soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant. Puis le travail sourd et bruyant reprenait. Durant une de ces pauses, on aperçut, par la porte battante, Millie dans le grand vent, serrée dans un fichu, qui passait chargée de petits paquets. Le maréchal demanda – C’est-il que M. Charpentier va bientôt venir ? – Demain, répondis-je, avec ma grand-mère, j’irai les chercher en voiture au train de 4 h. 2. – Dans la voiture à Fromentin, peut-être ? Je répondis bien vite – Non, dans celle du père Martin. – Oh ! alors, vous n’êtes pas revenus. Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire. L’ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose – Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon. Il y a une heure d’arrêt. C’est à quinze kilomètres. On aurait été de retour avant même que l’âne à Martin fût attelé. – Ça, dit l’autre, c’est une jument qui marche !... – Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement. La conversation finit là . De nouveau la boutique fut un endroit plein d’étincelles et de bruit, où chacun ne pensa que pour soi. Mais lorsque l’heure fut venue de partir et que je me levai pour faire signe au grand Meaulnes, il ne m’aperçut pas d’abord. Adossé à la porte et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui venait d’être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant, comme à travers des lieues de brouillard, ces gens paisibles qui travaillaient, je pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé, où l’on voit l’adolescent anglais, avant son grand départ,  fréquentant la boutique d’un vannier »... Et j’y ai souvent repensé depuis. IV L’évasion À deux heures de l’après-midi, le lendemain, la classe du Cours Supérieur est claire, au milieu du paysage gelé, comme une barque sur l’Océan. On n’y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de trop près. On a distribué, car la fin de l’année approche, les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel écrit au tableau l’énoncé des problèmes, un silence imparfait s’établit, mêlé de conversations à voix basse, coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son voisin – Monsieur ! Un tel me... Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne de temps à autre, en regardant tout le monde d’un air à la fois sévère et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement d’abord, comme un ronronnement. Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs. De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté de la ferme de La Belle-Étoile. Dès le début de la classe, je me suis aperçu que Meaulnes n’était pas rentré après la récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s’en apercevoir aussi. Il n’a rien dit encore, préoccupé par sa composition. Mais, dès qu’il aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu’un, comme c’est l’usage, ne manquera pas de crier à haute voix les premiers mots de la phrase – Monsieur ! Meaulnes... Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de s’être échappé. Sitôt le déjeuner terminé, il a dû sauter le petit mur et filer à travers champs, en passant le ruisseau à la Vieille-Planche, jusqu’à La Belle-Étoile. Il aura demandé la jument pour aller chercher M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment. La Belle-Étoile est, là -bas, de l’autre côté du ruisseau, sur le versant de la côte, une grande ferme, que les ormes, les chênes de la cour et les haies vives cachent en été. Elle est placée sur un petit chemin qui rejoint d’un côté la route de La Gare, de l’autre un faubourg du pays. Entourée de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne dans le fumier, la grande bâtisse féodale est au mois de juin enfouie sous les feuilles, et, de l’école, on entend seulement, à la tombée de la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais aujourd’hui, j’aperçois par la vitre, entre les arbres dépouillés, le haut mur grisâtre de la cour, la porte d’entrée, puis, entre des tronçons de haie, une bande du chemin blanchi de givre, parallèle au ruisseau, qui mène à la route de La Gare. Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d’hiver. Rien n’est changé encore. Ici, M. Seurel achève de copier le deuxième problème. Il en donne trois d’habitude. Si aujourd’hui, par hasard, il n’en donnait que deux... Il remonterait aussitôt dans sa chaire et s’apercevrait de l’absence de Meaulnes. Il enverrait pour le chercher à travers le bourg deux gamins qui parviendraient certainement à le découvrir avant que la jument ne soit attelée... Seurel, le deuxième problème copié, laisse un instant retomber son bras fatigué... Puis, à mon grand soulagement, il va à la ligne et recommence à écrire en disant – Ceci, maintenant, n’est plus qu’un jeu d’enfant ! ... Deux petits traits noirs, qui dépassaient le mur de La Belle-Étoile et qui devaient être les deux brancards dressés d’une voiture, ont disparu. Je suis sûr maintenant qu’on fait là -bas les préparatifs du départ de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tête et le poitrail entre les deux pilastres de l’entrée, puis s’arrête, tandis qu’on fixe sans doute, à l’arrière de la voiture, un second siège pour les voyageurs que Meaulnes prétend ramener. Enfin tout l’équipage sort lentement de la cour, disparaÃt un instant derrière la haie, et repasse avec la même lenteur sur le bout de chemin blanc qu’on aperçoit entre deux tronçons de la clôture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les guides, un coude nonchalamment appuyé sur le côté de la voiture, à la façon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes. Un instant encore tout disparaÃt derrière la haie. Deux hommes qui sont restés au portail de La Belle-Étoile, à regarder partir la voiture, se concertent maintenant avec une animation croissante. L’un d’eux se décide enfin à mettre sa main en porte-voix près de sa bouche et à appeler Meaulnes, puis à courir quelques pas, dans sa direction, sur le chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivée sur la route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir, Meaulnes change soudain d’attitude. Un pied sur le devant, dressé comme un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance sa bête à fond de train et disparaÃt en un instant de l’autre côté de la montée. Sur le chemin, l’homme qui appelait s’est repris à courir ; l’autre s’est lancé au galop à travers champs et semble venir vers nous. En quelques minutes, et au moment même où M. Seurel, quittant le tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment où trois voix à la fois crient du fond de la classe – Monsieur ! Le grand Meaulnes est parti ! l’homme en blouse bleue est à la porte, qu’il ouvre soudain toute grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil – Excusez-moi, monsieur, c’est-il vous qui avez autorisé cet élève à demander la voiture pour aller à Vierzon chercher vos parents ? Il nous est venu des soupçons... – Mais pas du tout ! répond M. Seurel. Et aussitôt c’est dans la classe un désarroi effroyable. Les trois premiers, près de la sortie, ordinairement chargés de pourchasser à coups de pierres les chèvres ou les porcs qui viennent brouter dans la cour les corbeilles d’argent, se sont précipités à la porte. Au violent piétinement de leurs sabots ferrés sur les dalles de l’école a succédé, dehors, le bruit étouffé de leurs pas précipités qui mâchent le sable de la cour et dérapent au virage de la petite grille ouverte sur la route. Tout le reste de la classe s’entasse aux fenêtres du jardin. Certains ont grimpé sur les tables pour mieux voir... Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s’est évadé. – Tu iras tout de même à La Gare avec MouchebÅ“uf, me dit M. Seurel. Meaulnes ne connaÃt pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures. Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander – Mais qu’y a-t-il donc ? Dans la rue du bourg, les gens commencent à s’attrouper. Le paysan est toujours là , immobile, entêté, son chapeau à la main, comme quelqu’un qui demande justice. V La voiture qui revient Lorsque j’eus ramené de La Gare les grands-parents, lorsque après le dÃner, assis devant la haute cheminée, ils commencèrent à raconter par le menu détail tout ce qui leur était arrivé depuis les dernières vacances, je m’aperçus bientôt que je ne les écoutais pas. La petite grille de la cour était tout près de la porte de la salle à manger. Elle grinçait en s’ouvrant. D’ordinaire, au début de la nuit, pendant nos veillées de campagne, j’attendais secrètement ce grincement de la grille. Il était suivi d’un bruit de sabots claquant ou s’essuyant sur le seuil, parfois d’un chuchotement comme de personnes qui se concertent avant d’entrer. Et l’on frappait. C’était un voisin, les institutrices, quelqu’un enfin qui venait nous distraire de la longue veillée. Or, ce soir-là , je n’avais plus rien à espérer du dehors, puisque tous ceux que j’aimais étaient réunis dans notre maison ; et pourtant je ne cessais d’épier tous les bruits de la nuit et d’attendre qu’on ouvrÃt notre porte. Le vieux grand-père, avec son air broussailleux de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement posés devant lui, son bâton entre les jambes, inclinant l’épaule pour cogner sa pipe contre son soulier, était là . Il approuvait de ses yeux mouillés et bons ce que disait la grand-mère, de son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui n’avaient pas encore payé leur fermage. Mais je n’étais plus avec eux. J’imaginais le roulement de voiture qui s’arrêterait soudain devant la porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne s’était passé... Ou peut-être irait-il d’abord reconduire la jument à La Belle-Étoile ; et j’entendrais bientôt son pas sonner sur la route et la grille s’ouvrir... Mais rien. Le grand-père regardait fixement devant lui et ses paupières en battant s’arrêtaient longuement sur ses yeux comme à l’approche du sommeil. La grand-mère répétait avec embarras sa dernière phrase, que personne n’écoutait. – C’est de ce garçon que vous êtes en peine ? dit-elle enfin. À La Gare, en effet, je l’avais questionnée vainement. Elle n’avait vu personne, à l’arrêt de Vierzon, qui ressemblât au grand Meaulnes. Mon compagnon avait dû s’attarder en chemin. Sa tentative était manquée. Pendant le retour, en voiture, j’avais ruminé ma déception, tandis que ma grand-mère causait avec MouchebÅ“uf. Sur la route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l’âne trottinant. De temps à autre, sur le grand calme de l’après-midi gelé, montait l’appel lointain d’une bergère ou d’un gamin hélant son compagnon d’un bosquet de sapins à l’autre. Et chaque fois, ce long cri sur les coteaux déserts me faisait tressaillir, comme si c’eût été la voix de Meaulnes me conviant à le suivre au loin... Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l’heure arriva de se coucher. Déjà le grand-père était entré dans la chambre rouge, la chambre-salon, tout humide et glacée d’être close depuis l’autre hiver. On avait enlevé, pour qu’il s’y installât, les têtières en dentelle des fauteuils, relevé les tapis et mis de côté les objets fragiles. Il avait posé son bâton sur une chaise, ses gros souliers sous un fauteuil ; il venait de souffler sa bougie, et nous étions debout, nous disant bonsoir, prêts à nous séparer pour la nuit, lorsqu’un bruit de voitures nous fit taire. On eût dit deux équipages se suivant lentement au très petit trot. Cela ralentit le pas et finalement vint s’arrêter sous la fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la route, mais qui était condamnée. Mon père avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte qu’on avait déjà fermée à clef. Puis, poussant la grille, s’avançant sur le bord des marches, il leva la lumière au-dessus de sa tête pour voir ce qui se passait. C’étaient bien deux voitures arrêtées, le cheval de l’une attaché derrière l’autre. Un homme avait sauté à terre et hésitait... – C’est ici la Mairie ? dit-il en s’approchant. Pourriez-vous m’indiquez M. Fromentin, métayer à La Belle-Étoile ? J’ai trouvé sa voiture et sa jument qui s’en allaient sans conducteur, le long d’un chemin près de la route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j’ai pu voir son nom et son adresse sur la plaque. Comme c’était sur mon chemin, j’ai ramené son attelage par ici, afin d’éviter des accidents, mais ça m’a rudement retardé quand même. Nous étions là , stupéfaits. Mon père s’approcha. Il éclaira la carriole avec sa lampe. – Il n’y a aucune trace de voyageur, poursuivit l’homme. Pas même une couverture. La bête est fatiguée ; elle boitille un peu. Je m’étais approché jusqu’au premier rang et je regardais avec les autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une épave qu’eût ramenée la haute mer – la première épave et la dernière, peut-être, de l’aventure de Meaulnes. – Si c’est trop loin, chez Fromentin, dit l’homme, je vais vous laisser la voiture. J’ai déjà perdu beaucoup de temps et l’on doit s’inquiéter, chez moi. Mon père accepta. De cette façon nous pourrions dès ce soir reconduire l’attelage à La Belle-Étoile sans dire ce qui s’était passé. Ensuite, on déciderait de ce qu’il faudrait raconter aux gens du pays et écrire à la mère de Meaulnes... Et l’homme fouetta sa bête, en refusant le verre de vin que nous lui offrions. Du fond de sa chambre où il avait rallumé la bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire et que mon père conduisait la voiture à la ferme, mon grand-père appelait – Alors ? Est-il rentré, ce voyageur ? Les femmes se concertèrent du regard, une seconde – Mais oui, il a été chez sa mère. Allons, dors. Ne t’inquiète pas ! – Eh bien, tant mieux. C’est bien ce que je pensais, dit-il. Et, satisfait, il éteignit sa lumière et se tourna dans son lit pour dormir. Ce fut la même explication que nous donnâmes aux gens du bourg. Quant à la mère du fugitif, il fut décidé qu’on attendrait pour lui écrire. Et nous gardâmes pour nous seuls notre inquiétude qui dura trois grands jours. Je vois encore mon père rentrant de la ferme vers onze heures, sa moustache mouillée par la nuit, discutant avec Millie d’une voix très basse, angoissée et colère... VI On frappe au carreau Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là . De grand matin, les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l’école pour s’y précipiter. Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d’avoir traversé des paysages de givre, d’avoir vu les étangs glacés, les taillis où les lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et d’écurie qui alourdissait l’air de la classe, quand ils se pressaient autour du poêle rouge. Et, ce matin-là , l’un d’eux avait apporté dans un panier un écureuil gelé qu’il avait découvert en route. Il essayait, je me souviens, d’accrocher par ses griffes, au poteau du préau, la longue bête raidie... Puis la pesante classe d’hiver commença... Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant, avant d’entrer, le givre de sa blouse, la tête haute et comme ébloui ! Les deux élèves, du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent pour l’ouvrir il y eut à l’entrée comme un vague conciliabule, que nous n’entendÃmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l’école. Cette bouffée d’air frais venue de la cour déserte, les brindilles de paille qu’on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de curiosité. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en train de nous faire la dictée, et Meaulnes marchait vers lui d’un air agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits passées au dehors, sans doute. Il s’avança jusqu’à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu’un qui rapporte un renseignement – Je suis rentré, monsieur. – Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec curiosité... Allez vous asseoir à votre place. Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d’un air moqueur, comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu’ils sont punis, et, saisissant d’une main le bout de la table, il se laissa glisser sur son banc. – Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maÃtre – toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes – pendant que vos camarades finiront la dictée. Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand Meaulnes se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d’où l’on apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts, ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde, auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains, s’accouda pour lire à deux reprises je vis ses paupières se fermer et je crus qu’il allait s’endormir. – Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas. – Allez ! dit M. Seurel, désireux surtout d’éviter un incident. Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l’air, à regret nous le regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux. Que la matinée fut lente à traverser ! Aux approches de midi, nous entendÃmes là -haut, dans la mansarde, le voyageur s’apprêter pour descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, près des grands-parents interdits, pendant qu’aux douze coups de l’horloge, les grands élèves et les gamins éparpillés dans la cour neigeuse filaient comme des ombres devant la porte de la salle à manger. De ce déjeuner je ne me rappelle qu’un grand silence et une grande gêne. Tout était glacé la toile cirée sans nappe, le vin froid dans les verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait décidé, pour ne pas le pousser à la révolte, de ne rien demander au fugitif. Et il profita de cette trêve pour ne pas dire un mot. Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dans la cour. Cour d’école, après midi, où les sabots avaient enlevé la neige... cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du préau... cour pleine de jeux et de cris perçants ! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. Mais mon compagnon se précipita dans la grande classe, où je le suivis, et referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l’assaut de ceux qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres secouées, de sabots claquant sur le seuil ; une poussée qui fit plier la tige de fer maintenant les deux battants de la porte ; mais déjà Meaulnes, au risque de se blesser à son anneau brisé, avait tourné la petite clef qui fermait la serrure. Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareille conduite. En été, ceux qu’on laissait ainsi à la porte couraient au galop dans le jardin et parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant qu’on eût pu les fermer toutes. Mais nous étions en décembre et tout était clos. Un instant on fit au dehors des pesées sur la porte ; on nous cria des injures ; puis, un à un, ils tournèrent le dos et s’en allèrent, la tête basse, en rajustant leurs cache-nez. Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n’y avait que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables. Je m’approchai du poêle pour m’y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis qu’Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maÃtre et dans les pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas, qu’il se mit à étudier avec passion, debout sur l’estrade, les coudes sur le bureau, la tête entre les mains. Je me disposais à aller près de lui ; je lui aurais mis la main sur l’épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu’il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec la petite classe s’ouvrit toute battante sous une violente poussée, et Jasmin Delouche, suivi d’un gars du bourg et de trois autres de la campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres de la petite classe était sans doute mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter par là . Jasmin Delouche, encore qu’assez petit, était l’un des plus âgés du Cours Supérieur. Il était fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu’il se donnât comme son ami. Avant l’arrivée de notre pensionnaire, c’était lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, assez fade, et les cheveux pommadés. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste, il faisait l’homme ; il répétait avec vanité ce qu’il entendait dire aux joueurs de billard, aux buveurs de vermouths. À son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant – On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici ! – Si tu n’es pas content, il fallait rester où tu étais, répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons. Je pense qu’Augustin était dans cet état de fatigue où la colère monte et vous surprend sans qu’on puisse la contenir. – Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pâle, tu vas commencer par sortir d’ici ! L’autre ricana – Oh ! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours échappé, tu crois que tu vas être le maÃtre maintenant ? Et, associant les autres à sa querelle – Ce n’est pas toi qui nous feras sortir, tu sais ! Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d’abord une bousculade les manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des gars de la campagne entrés avec Jasmin, s’interposa – Tu vas le laisser ! dit-il, les narines gonflées, secouant la tête comme un bélier. D’une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au milieu de la classe ; puis, saisissant d’une main Delouche par le cou, de l’autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin s’agrippait aux tables et traÃnait les pieds sur les dalles, faisant crisser ses souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris son équilibre, revenait à pas comptés, la tête en avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour se colleter avec cet imbécile, et il allait peut-être se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements s’ouvrit à demi. M. Seurel parut, la tête tournée vers la cuisine, terminant, avant d’entrer, une conversation avec quelqu’un... Aussitôt la bataille s’arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la tête basse, ayant évité jusqu’au bout de prendre parti. Meaulnes s’assit à sa place, le haut de ses manches décousu et défroncé. Quant à Jasmin, tout congestionné, on l’entendit crier durant les quelques secondes qui précédèrent le coup de règle du début de la classe – Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il s’imagine peut-être qu’on ne sait pas où il a été ! – Imbécile ! Je ne le sais pas moi-même, répondit Meaulnes, dans le silence déjà grand. Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à apprendre ses leçons. VII Le gilet de soie Notre chambre était, comme je l’ai dit, une grande mansarde. À moitié mansarde, à moitié chambre. Il y avait des fenêtres aux autres logis d’adjoints ; on ne sait pas pourquoi celui-ci était éclairé par une lucarne. Il était impossible de fermer complètement la porte, qui frottait sur le plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre bougie que menaçaient tous les courants d’air de la grande demeure, chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous étions obligés d’y renoncer. Et, toute la nuit, nous sentions autour de nous, pénétrant jusque dans notre chambre, le silence des trois greniers. C’est là que nous nous retrouvâmes, Augustin et moi, le soir de ce même jour d’hiver. Tandis qu’en un tour de main j’avais quitté tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, sans rien dire, commençait lentement à se déshabiller. Du lit de fer aux rideaux de cretonne décorés de pampres, où j’étais monté déjà , je le regardais faire. Tantôt il s’asseyait sur son lit bas et sans rideaux. Tantôt il se levait et marchait de long en large, tout en se dévêtant. La bougie, qu’il avait posée sur une petite table d’osier tressée par des bohémiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque. Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d’un air distrait et amer, mais avec soin, ses habits d’écolier, Je le revois plaquant sur une chaise sa lourde ceinture ; pliant sur le dossier sa blouse noire extraordinairement fripée et salie ; retirant une espèce de paletot gros bleu qu’il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour l’étaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu’il se redressa et se retourna vers moi, je vis qu’il portait, au lieu du petit gilet à boutons de cuivre, qui était d’uniforme sous le paletot, un étrange gilet de soie, très ouvert, que fermait dans le bas un rang serré de petits boutons de nacre. C’était un vêtement d’une fantaisie charmante, comme devaient en porter les jeunes gens qui dansaient avec nos grands-mères, dans les bals de mil huit cent trente. Je me rappelle, en cet instant, le grand écolier paysan, nu-tête, car il avait soigneusement posé sa casquette sur ses autres habits – visage si jeune, si vaillant et si durci déjà . Il avait repris sa marche à travers la chambre lorsqu’il se mit à déboutonner cette pièce mystérieuse d’un costume qui n’était pas le sien. Et il était étrange de le voir en bras de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant la main sur ce gilet de marquis. Dès qu’il l’eut touché, sortant brusquement de sa rêverie, il tourna la tête vers moi et me regarda d’un Å“il inquiet. J’avais un peu envie de rire. Il sourit en même temps que moi et son visage s’éclaira. – Oh ! dis-moi ce que c’est, fis-je, enhardi, à voix basse. Où l’as-tu pris ? Mais son sourire s’éteignit aussitôt. Il passa deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu’un qui ne peut plus résister à son désir, il réendossa sur le fin jabot sa vareuse qu’il boutonna solidement et sa blouse fripée ; puis il hésita un instant, en me regardant de côté... Finalement, il s’assit sur le bord de son lit, quitta ses souliers qui tombèrent bruyamment sur le plancher ; et, tout habillé comme un soldat au cantonnement d’alerte, il s’étendit sur son lit et souffla la bougie. Vers le milieu de la nuit je m’éveillai soudain. Meaulnes était au milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tête, et il cherchait au porte-manteau quelque chose – une pèlerine qu’il se mit sur le dos... La chambre était très obscure. Pas même la clarté que donne parfois le reflet de la neige. Un vent noir et glacé soufflait dans le jardin mort et sur le toit. Je me dressai un peu et je lui criai tout bas – Meaulnes ! tu repars ? Il ne répondit pas. Alors, tout à fait affolé, je dis – Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m’emmènes. Et je sautai à bas. Il s’approcha, me saisit par le bras, me forçant à m’asseoir sur le rebord du lit, et il me dit – Je ne puis pas t’emmener, François. Si je connaissais bien mon chemin, tu m’accompagnerais. Mais il faut d’abord que je le retrouve sur le plan, et je n’y parviens pas. – Alors, tu ne peux pas repartir non plus ? – C’est vrai, c’est bien inutile... fit-il avec découragement. Allons, recouche-toi. Je te promets de ne pas repartir sans toi. Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n’osais plus rien lui dire. Il marchait, s’arrêtait, repartait plus vite, comme quelqu’un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouvé ; puis de nouveau lâche le fil et recommence à chercher... Ce ne fut pas la seule nuit où, réveillé par le bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre et les greniers – comme ces marins qui n’ont pu se déshabituer de faire le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s’habillent à l’heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne. À deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la première quinzaine de février, je fus ainsi tiré de mon sommeil. Le grand Meaulnes était là , dressé, tout équipé, sa pèlerine sur le dos, prêt à partir, et chaque fois, au bord de ce pays mystérieux, où une fois déjà il s’était évadé, il s’arrêtait, hésitant. Au moment de lever le loquet de la porte de l’escalier et de filer par la porte de la cuisine qu’il eût facilement ouverte sans que personne l’entendÃt, il reculait une fois encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit, fiévreusement, il arpentait, en réfléchissant, les greniers abandonnés. Enfin une nuit, vers le 15 février, ce fut lui-même qui m’éveilla en me posant doucement la main sur l’épaule. La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissait complètement tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, sur l’atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de table en table, franchissant les bancs et l’estrade d’un saut... On savait qu’il ne faisait pas bon s’approcher de Meaulnes lorsqu’il travaillait ainsi ; cependant, comme la récréation se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, par manière de jeu, s’approchèrent à pas de loup et regardèrent par-dessus son épaule. L’un d’eux s’enhardit jusqu’à pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux autres avaient pu s’échapper. ... C’était ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le grand Meaulnes, à qui il cria rageusement – Grand lâche ! ça ne m’étonne pas qu’ils sont tous contre toi, qu’ils veulent te faire la guerre !... et une foule d’injures, auxquelles nous répondÃmes, sans avoir bien compris ce qu’il avait voulu dire. C’est moi qui criais le plus fort, car j’avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu’il m’avait faite de m’emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde,  que je ne pourrais pas marcher », m’avait lié à lui pour toujours. Et je ne cessais de penser à son mystérieux voyage. Je m’étais persuadé qu’il avait dû rencontrer une jeune fille. Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu’on apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure ; et que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde, et que Jenny, la fille de la châtelaine, qui était admirable, mais folle et toujours enfermée. C’est à une jeune fille certainement qu’il pensait la nuit, comme un héros de roman. Et j’avais décidé de lui en parler, bravement, la première fois qu’il m’éveillerait... Le soir de cette nouvelle bataille, après quatre heures, nous étions tous les deux occupés à rentrer des outils du jardin, des pics et des pelles qui avaient servi à creuser des trous, lorsque nous entendÃmes des cris sur la route. C’était une bande de jeunes gens et de gamins, en colonne par quatre, au pas gymnastique, évoluant comme une compagnie parfaitement organisée, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre que nous ne connûmes point. Ils nous avaient aperçus et ils nous huaient de la belle façon. Ainsi tout le bourg était contre nous, et l’on préparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous étions exclus. Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la bêche et la pioche qu’il avait sur l’épaule... Mais, à minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m’éveillais en sursaut. – Lève-toi, dit-il, nous partons. – Connais-tu maintenant le chemin jusqu’au bout ? – J’en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le reste ! répondit-il, les dents serrées. – Écoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon séant. Écoute-moi nous n’avons qu’une chose à faire ; c’est de chercher tous les deux en plein jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque. – Mais cette portion-là est très loin d’ici. – Eh bien, nous irons en voiture, cet été, dès que les journées seront longues. Il y eut un silence prolongé qui voulait dire qu’il acceptait. – Puisque nous tâcherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d’elle. Il s’assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l’ombre sa tête penchée, ses bras croisés et ses genoux. Puis il aspira l’air fortement, comme quelqu’un qui a eu gros cÅ“ur longtemps et qui va enfin confier son secret... VIII L’aventure Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-là tout ce qui lui était arrivé sur la route. Et même lorsqu’il se fut décidé à me tout confier, durant des jours de détresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand secret de nos adolescences. Mais aujourd’hui que tout est fini, maintenant qu’il ne reste plus que poussière de tant de mal, de tant de bien, je puis raconter son étrange aventure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . À une heure et demie de l’après-midi, sur la route de Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes fit marcher sa bête bon train, car il savait n’être pas en avance. Il ne songea d’abord, pour s’en amuser, qu’à notre surprise à tous, lorsqu’il ramènerait dans la carriole, à quatre heures, le grand-père et la grand-mère Charpentier. Car, à ce moment-là , certes, il n’avait pas d’autre intention. Peu à peu, le froid le pénétrant, il s’enveloppa les jambes dans une couverture qu’il avait d’abord refusée et que les gens de La Belle-Étoile avaient mise de force dans la voiture. À deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n’était jamais passé dans un petit pays aux heures de classe et s’amusa de voir celui-là aussi désert, aussi endormi. C’est à peine si, de loin en loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne femme. À la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d’école, il hésita entre deux routes et crut se rappeler qu’il fallait tourner à gauche pour aller à Vierzon. Personne n’était là pour le renseigner. Il remit sa jument au trot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée. Il longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier à qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s’il était bien là sur la route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait à trotter ; l’homme ne dut pas comprendre ce qu’on lui demandait ; il cria quelque chose en faisant un geste vague, et, à tout hasard, Meaulnes poursuivit sa route. De nouveau ce fut la vaste campagne gelée, sans accident ni distraction aucune ; parfois seulement une pie s’envolait, effrayée par la voiture, pour aller se percher plus loin sur un orme sans tête. Le voyageur avait enroulé autour de ses épaules, comme une cape, sa grande couverture. Les jambes allongées, accoudé sur un côté de la carriole, il dut somnoler un assez long moment... ... Lorsque, grâce au froid, qui traversait maintenant la couverture, Meaulnes eut repris ses esprits, il s’aperçut que le paysage avait changé. Ce n’étaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc où se perdait le regard, mais de petits prés encore verts avec de hautes clôtures. À droite et à gauche, l’eau des fossés coulait sous la glace. Tout faisait pressentir l’approche d’une rivière. Et, entre les hautes haies, la route n’était plus qu’un étroit chemin défoncé. La jument, depuis un instant, avait cessé de trotter. D’un coup de fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle continua à marcher au pas avec une extrême lenteur, et le grand écolier, regardant de côté, les mains appuyées sur le devant de la voiture, s’aperçut qu’elle boitait d’une jambe de derrière. Aussitôt il sauta à terre, très inquiet. – Jamais nous n’arriverons à Vierzon pour le train, dit-il à mi-voix. Et il n’osait pas s’avouer sa pensée la plus inquiétante, à savoir que peut-être il s’était trompé de chemin et qu’il n’était plus là sur la route de Vierzon. Il examina longuement le pied de la bête et n’y découvrit aucune trace de blessure. Très craintive, la jument levait la patte dès que Meaulnes voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. Il comprit enfin qu’elle avait tout simplement un caillou dans le sabot. En gars expert au maniement du bétail, il s’accroupit, tenta de lui saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses genoux, mais il fut gêné par la voiture. À deux reprises, la jument se déroba et avança de quelques mètres. Le marchepied vint le frapper à la tête et la roue le blessa au genou. Il s’obstina et finit par triompher de la bête peureuse ; mais le caillou se trouvait si bien enfoncé que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir à bout. Lorsqu’il eut terminé sa besogne, et qu’il releva enfin la tête, à demi étourdi et les yeux troubles, il s’aperçut avec stupeur que la nuit tombait... Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. C’était le seul moyen de ne pas s’égarer davantage. Mais il réfléchit qu’il devait être maintenant fort loin de La Motte. En outre la jument pouvait avoir pris un chemin transversal pendant qu’il dormait. Enfin, ce chemin-là devait bien à la longue mener vers quelque village... Ajoutez à toutes ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marchepied, tandis que la bête impatiente tirait déjà sur les guides, sentait grandir en lui le désir exaspéré d’aboutir à quelque chose et d’arriver quelque part, en dépit de tous les obstacles ! Il fouetta la jument qui fit un écart et se remit au grand trot. L’obscurité croissait. Dans le sentier raviné, il y avait maintenant tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu’il fit tout à fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de cÅ“ur, à la salle à manger de Sainte-Agathe, où nous devions, à cette heure, être tous réunis. Puis la colère le prit ; puis l’orgueil, et la joie profonde de s’être ainsi évadé, sans l’avoir voulu... IX Une halte Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait buté dans l’ombre ; Meaulnes vit sa tête plonger et se relever par deux fois ; puis elle s’arrêta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. Autour des pieds de la bête, on entendait comme un clapotis d’eau. Un ruisseau coupait le chemin. En été, ce devait être un gué. Mais à cette époque le courant était si fort que la glace n’avait pas pris et qu’il eût été dangereux de pousser plus avant. Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et, très perplexe, se dressa dans la voiture. C’est alors qu’il aperçut, entre les branches, une lumière. Deux ou trois prés seulement devaient la séparer du chemin... L’écolier descendit de voiture et ramena la jument en arrière, en lui parlant pour la calmer, pour arrêter ses brusques coups de tête effrayés – Allons, ma vieille ! Allons ! Maintenant nous n’irons pas plus loin. Nous saurons bientôt où nous sommes arrivés. Et, poussant la barrière entrouverte d’un petit pré qui donnait sur le chemin, il fit entrer là son équipage. Ses pieds enfonçaient dans l’herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tête contre celle de la bête, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il la conduisit tout au bout du pré, lui mit sur le dos la couverture ; puis, écartant les branches de la clôture du fond, il aperçut de nouveau la lumière, qui était celle d’une maison isolée. Il lui fallut bien, tout de même, traverser trois prés, sauter un traÃtre petit ruisseau, où il faillit plonger les deux pieds à la fois... Enfin, après un dernier saut du haut d’un talus, il se trouva dans la cour d’une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet. Au bruit des pas sur la terre gelée, un chien se mit à aboyer avec fureur. Le volet de la porte était ouvert, et la lueur que Meaulnes avait aperçue était celle d’un feu de fagots allumé dans la cheminée. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle du feu. Une bonne femme, dans la maison, se leva et s’approcha de la porte, sans paraÃtre autrement effrayée. L’horloge à poids, juste à cet instant, sonna la demie de sept heures. – Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garçon, je crois bien que j’ai mis le pied dans vos chrysanthèmes. Arrêtée, un bol à la main, elle le regardait. – Il est vrai, dit-elle, qu’il fait noir dans la cour à ne pas s’y conduire. Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs de la pièce tapissée de journaux illustrés comme une auberge, et la table, sur laquelle un chapeau d’homme était posé. – Il n’est pas là , le patron ? dit-il en s’asseyant. – Il va revenir, répondit la femme, mise en confiance. Il est allé chercher un fagot. – Ce n’est pas que j’aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes là plusieurs chasseurs à l’affût. Je suis venu vous demander de nous céder un peu de pain. Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout dans une ferme isolée, il faut parler avec beaucoup de discrétion, de politique même, et surtout ne jamais montrer qu’on n’est pas du pays. – Du pain ? dit-elle. Nous ne pourrons guère vous en donner. Le boulanger qui passe pourtant tous les mardis n’est pas venu aujourd’hui. Augustin, qui avait espéré un instant se trouver à proximité d’un village, s’effraya. – Le boulanger de quel pays ? demanda-t-il. – Eh bien ! le boulanger du Vieux-Nançay, répondit la femme avec étonnement. – C’est à quelle distance d’ici, au juste, le Vieux-Nançay ? poursuivit Meaulnes très inquiet. – Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste ; mais par la traverse il y a trois lieues et demie. Et elle se mit à raconter qu’elle y avait sa fille en place, qu’elle venait à pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que ses patrons... Mais Meaulnes, complètement dérouté, l’interrompit pour dire – Le Vieux-Nançay serait-il le bourg le plus rapproché d’ici ? – Non, c’est les Landes, à cinq kilomètres. Mais il n’y a pas de marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblée, chaque année, à la Saint-Martin. Meaulnes n’avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit à tel point égaré qu’il en fut presque amusé. Mais la femme, qui était occupée à laver son bol sur l’évier, se retourna, curieuse à son tour, et elle dit lentement, en le regardant bien droit – C’est-il que vous n’êtes pas du pays ?... À ce moment, un paysan âgé se présenta à la porte, avec une brassée de bois, qu’il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, très fort, comme s’il eût été sourd, ce que demandait le jeune homme. – Eh bien ! c’est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous, monsieur. Vous ne vous chauffez pas. Tous les deux, un instant plus tard, ils étaient installés près des chenets le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant un bol de lait avec du pain qu’on lui avait offert. Notre voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison après tant d’inquiétudes, pensant que sa bizarre aventure était terminée, faisait déjà le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas que c’était là seulement une halte, et qu’il allait tout à l’heure reprendre son chemin. Il demanda bientôt qu’on le remÃt sur la route de La Motte. Et, revenant peu à peu à la vérité, il raconta qu’avec sa voiture il s’était séparé des autres chasseurs et se trouvait maintenant complètement égaré. Alors l’homme et la femme insistèrent si longtemps pour qu’il restât coucher et repartÃt seulement au grand jour, que Meaulnes finit par accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer à l’écurie. – Vous prendrez garde aux trous de la sente, lui dit l’homme. Meaulnes n’osa pas avouer qu’il n’était pas venu par la  sente ». Il fut sur le point de demander au brave homme de l’accompagner. Il hésita une seconde sur le seuil et si grande était son indécision qu’il faillit chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure. X La bergerie Pour s’y reconnaÃtre, il grimpa sur le talus d’où il avait sauté. Lentement et difficilement, comme à l’aller, il se guida entre les herbes et les eaux, à travers les clôtures de saules, et s’en fut chercher sa voiture dans le fond du pré où il l’avait laissée. La voiture n’y était plus... Immobile, la tête battante, il s’efforça d’écouter tous les bruits de la nuit, croyant à chaque seconde entendre sonner tout près le collier de la bête. Rien... Il fit le tour du pré ; la barrière était à demi ouverte, à demi renversée, comme si une roue de voiture avait passé dessus. La jument avait dû, par là , s’échapper toute seule. Remontant le chemin, il fit quelques pas et s’embarrassa les pieds dans la couverture qui sans doute avait glissé de la jument à terre. Il en conclut que la bête s’était enfuie dans cette direction. Il se prit à courir. Sans autre idée que la volonté tenace et folle de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, en proie à ce désir panique qui ressemblait à la peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornières. Aux tournants, dans l’obscurité totale, il se jetait contre les clôtures, et, déjà trop fatigué pour s’arrêter à temps, s’abattait sur les épines, les bras en avant, se déchirant les mains pour se protéger le visage. Parfois, il s’arrêtait, écoutait – et repartait. Un instant, il crut entendre un bruit de voiture ; mais ce n’était qu’un tombereau cahotant qui passait très loin, sur une route, à gauche... Vint un moment où son genou, blessé au marchepied, lui fit si mal qu’il dut s’arrêter, la jambe raidie. Alors il réfléchit que si la jument ne s’était pas sauvée au grand galop, il l’aurait depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu’une voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu’un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, épuisé, colère, se traÃnant à peine. À la longue, il crut se retrouver dans les parages qu’il avait quittés et bientôt il aperçut la lumière de la maison qu’il cherchait. Un sentier profond s’ouvrait dans la haie – Voilà la sente dont le vieux m’a parlé, se dit Augustin. Et il s’engagea dans ce passage, heureux de n’avoir plus à franchir les haies et les talus. Au bout d’un instant, le sentier déviant à gauche, la lumière parut glisser à droite, et, parvenu à un croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hâte à regagner le pauvre logis, suivit sans réfléchir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumière disparut, soit qu’elle fût cachée par une haie, soit que les paysans, fatigués d’attendre, eussent fermé leurs volets. Courageusement, l’écolier sauta à travers champs, marcha tout droit dans la direction où la lumière avait brillé tout à l’heure. Puis, franchissant encore une clôture, il retomba dans un nouveau sentier... Ainsi peu à peu, s’embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait le lien qui l’attachait à ceux qu’il avait quittés. Découragé, presque à bout de forces, il résolut, dans son désespoir, de suivre ce sentier jusqu’au bout. À cent pas de là , il débouchait dans une grande prairie grise, où l’on distinguait de loin en loin des ombres qui devaient être des genévriers, et une bâtisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s’en approcha. Ce n’était là qu’une sorte de grand parc à bétail ou de bergerie abandonnée. La porte céda avec un gémissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les nuages, passait à travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi régnait. Sans chercher plus avant, Meaulnes s’étendit sur la paille humide, le coude à terre, la tête dans la main. Ayant retiré sa ceinture, il se recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors à la couverture de la jument qu’il avait laissée dans le chemin, et il se sentit si malheureux, si fâché contre lui-même qu’il lui prit une forte envie de pleurer... Aussi s’efforça-t-il de penser à autre chose. Glacé jusqu’aux moelles, il se rappela un rêve – une vision plutôt, qu’il avait eue tout enfant, et dont il n’avait jamais parlé à personne un matin, au lieu de s’éveiller dans sa chambre, où pendaient ses culottes et ses paletots, il s’était trouvé dans une longue pièce verte, aux tentures pareilles à des feuillages. En ce lieu coulait une lumière si douce qu’on eût cru pouvoir la goûter. Près de la première fenêtre, une jeune fille cousait, le dos tourné, semblant attendre son réveil... Il n’avait pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure enchantée. Il s’était rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin, peut-être !... XI Le domaine mystérieux Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui faisait mal ; il lui fallait s’arrêter et s’asseoir à chaque moment tant la douleur était vive. L’endroit où il se trouvait était d’ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu’une bergère, à l’horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans l’entendre. Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante lenteur... Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d’un courlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de décembre, clair et glacial. Il pouvait être trois heures de l’après-midi lorsqu’il aperçut enfin, au-dessus d’un bois de sapins, la flèche d’une tourelle grise. – Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier désert !... Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s’engagea. Il y fit quelques pas et s’arrêta, plein de surprise, troublé d’une émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants ; et pourtant un contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu’il n’y avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C’est ainsi que, jadis, la veille des grandes fêtes d’été, il se sentait défaillir, lorsque à la tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches. – Tant de joie, se dit-il, parce que j’arrive à ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d’air !... Et, fâché contre lui-même, il s’arrêta, se demandant s’il ne valait pas mieux rebrousser chemin et continuer jusqu’au prochain village. Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu’il s’aperçut soudain que l’allée était balayée à grands ronds réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à la grand-rue de La Ferté, le matin de l’Assomption !... Il eût aperçu au détour de l’allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière, comme au mois de juin, qu’il n’eût pas été surpris davantage. – Y aurait-il une fête dans cette solitude ? se demanda-t-il. Avançant jusqu’au premier détour, il entendit un bruit de voix qui s’approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, s’accroupit et écouta en retenant son souffle. C’étaient des voix enfantines. Une troupe d’enfants passa tout près de lui. L’un d’eux, probablement une petite fille, parlait d’un ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu’il ne comprÃt guère le sens de ses paroles, ne put s’empêcher de sourire – Une seule chose m’inquiète, disait-elle, c’est la question des chevaux. On n’empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney jaune ! – Jamais on ne m’en empêchera ! répondit une voix moqueuse de jeune garçon. Est-ce que nous n’avons pas toutes les permissions ?... Même celle de nous faire mal, s’il nous plaÃt... Et les voix s’éloignèrent, au moment où s’approchait déjà un autre groupe d’enfants. – Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en bateau. – Mais nous le permettra-t-on ? dit une autre. – Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise. – Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée ? – Eh bien, il ferait ce que nous voudrions !...  Il s’agit d’une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici ?... Étrange domaine ! » Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l’on trouverait à boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui s’éloignait. C’étaient trois fillettes avec des robes droites qui s’arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une plume blanche leur traÃnait dans le cou, à toutes les trois. L’une d’elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications, le doigt levé. – Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe. Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l’allée, il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du  pigeonnier », sans trop réfléchir à ce qu’il pourrait demander là -bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De l’autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c’était une longue cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d’auberge un jour de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes de fines petites voitures à quatre places, les brancards en l’air ; des chars à bancs ; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées. Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu’on ne l’aperçût, examinait le désordre du lieu, lorsqu’il avisa, de l’autre côté de la cour, juste au-dessus du siège d’un haut char à bancs, une fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore cette ouverture. Mais le temps les avait descellés. – Je vais entrer là , se dit l’écolier, je dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites filles. Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, passant d’une voiture sur l’autre, du siège d’un char à bancs sur le toit d’une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu’il poussa sans bruit comme une porte. Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait, dans la demi-obscurité du soir d’hiver, que la table, la cheminée et même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d’objets de prix, d’armes anciennes. Au fond de la pièce, des rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve. Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte d’être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le fond de l’alcôve, puis s’étendit sur cette couche pour s’y reposer et réfléchir un peu à l’étrange aventure dans laquelle il s’était jeté. Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on entendait gémir le grand vent de décembre. Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix des enfants dans l’allée, malgré les voitures entassées, ce n’était pas là simplement, comme il l’avait pensé d’abord, une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l’hiver. Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d’une musique perdue. C’était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l’après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l’écoutait jusqu’à la nuit... – On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part ? pensa-t-il. Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir... XII La chambre de Wellington Il faisait nuit lorsqu’il s’éveilla. Transi de froid, il se tourna et se retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une faible clarté glauque baignait les rideaux de l’alcôve. S’asseyant sur le lit, il glissa sa tête entre les rideaux. Quelqu’un avait ouvert la fenêtre et l’on avait attaché dans l’embrasure deux lanternes vénitiennes vertes. Mais à peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d’œil, qu’il entendit sur le palier un bruit de pas étouffé et de conversation à voix basse. Il se rejeta dans l’alcôve et ses souliers ferrés firent sonner un des objets de bronze qu’il avait repoussés contre le mur. Un instant, très inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprochèrent et deux ombres glissèrent dans la chambre. – Ne fais pas de bruit, disait l’un. – Ah ! répondait l’autre, il est toujours bien temps qu’il s’éveille ! – As-tu garni sa chambre ? – Mais oui, comme celles des autres. Le vent fit battre la fenêtre ouverte. – Tiens, dit le premier, tu n’as pas même fermé la fenêtre. Le vent a déjà éteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer. – Bah ! répondit l’autre, pris d’une paresse et d’un découragement soudains. À quoi bon ces illuminations du côté de la campagne, du côté du désert, autant dire ? Il n’y a personne pour les voir. – Personne ? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la nuit. Là -bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien contents d’apercevoir nos lumières ! Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parlé le dernier, et qui paraissait être le chef, reprit d’une voix traÃnante, à la façon d’un fossoyeur de Shakespeare – Tu mets des lanternes vertes à la chambre de Wellington. T’en mettrais aussi bien des rouges... Tu ne t’y connais pas plus que moi ! Un silence. » ... Wellington, c’était un Américain ? Eh bien ! C’est-il une couleur américaine, le vert ? Toi, le comédien qui as voyagé, tu devrais savoir ça. – Oh ! là là ! répondit le  comédien », voyagé ? Oui, j’ai voyagé ! Mais je n’ai rien vu ! Que veux-tu voir dans une roulotte ? Meaulnes avec précaution regarda entre les rideaux. Celui qui commandait la manÅ“uvre était un gros homme nu-tête, enfoncé dans un énorme paletot. Il tenait à la main une longue perche garnie de lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisée sur l’autre, travailler son compagnon. Quant au comédien, c’était le corps le plus lamentable qu’on puisse imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa moustache retombant sur sa bouche édentée faisaient songer à la face d’un noyé qui ruisselle sur une dalle. Il était en manches de chemise, et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le mépris le plus parfait pour sa propre personne. Après un moment de réflexion amère et risible à la fois, il s’approcha de son partenaire et lui confia, les deux bras écartés – Veux-tu que je te dise ?... Je ne peux pas comprendre qu’on soit allé chercher des dégoûtants comme nous, pour servir dans une fête pareille ! Voilà , mon gars !... Mais sans prendre garde à ce grand élan du cÅ“ur, le gros homme continua de regarder son travail, les jambes croisées, bâilla, renifla tranquillement, puis, tournant le dos, s’en fut, sa perche sur l’épaule, en disant – Allons, en route ! Il est temps de s’habiller pour le dÃner. Le bohémien le suivit, mais, en passant devant l’alcôve – Monsieur l’Endormi, fit-il avec des révérences et des inflexions de voix gouailleuses, vous n’avez plus qu’à vous éveiller, à vous habiller en marquis, même si vous êtes un marmiteux comme je suis ; et vous descendrez à la fête costumée, puisque c’est le bon plaisir de ces messieurs et de ces petites demoiselles. Il ajouta sur le ton d’un boniment forain, avec une dernière révérence – Notre camarade Maloyau, attaché aux cuisines, vous présentera le personnage d’Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot. XIII La fête étrange Dès qu’ils eurent disparu, l’écolier sortit de sa cachette. Il avait les pieds glacés, les articulations raides ; mais il était reposé et son genou paraissait guéri. – Descendre au dÃner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je serai simplement un invité dont tout le monde a oublié le nom. D’ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M. Maloyau et son compagnon m’attendaient... Au sortir de l’obscurité totale de l’alcôve, il put y voir assez distinctement dans la chambre éclairée par les lanternes vertes. Le bohémien l’avait  garnie ». Des manteaux étaient accrochés aux patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, on avait disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eût passé la nuit précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait, sur la cheminée, des allumettes auprès d’un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer le parquet ; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des gravats. De nouveau il eut l’impression d’être dans une maison depuis longtemps abandonnée... En allant vers la cheminée, il faillit buter contre une pile de grands cartons et de petites boÃtes il étendit le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour regarder. C’étaient des costumes de jeunes gens d’il y a longtemps, des redingotes à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts, d’interminables cravates blanches et des souliers vernis du début de ce siècle. Il n’osait rien toucher du bout du doigt, mais après s’être nettoyé en frissonnant, il endossa sur sa blouse d’écolier un des grands manteaux dont il releva le collet plissé, remplaça ses souliers ferrés par de fins escarpins vernis et se prépara à descendre nu-tête. Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d’un escalier de bois, dans un recoin de cour obscur. L’haleine glacée de la nuit vint lui souffler au visage et soulever un pan de son manteau. Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il put se rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il était dans une petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Tout y paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliers étaient béantes, car les portes depuis longtemps avaient été enlevées ; on n’avait pas non plus remplacé les carreaux des fenêtres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et pourtant toutes ces bâtisses avaient un mystérieux air de fête. Une sorte de reflet coloré flottait dans les chambres basses où l’on avait dû allumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La terre était balayée ; on avait arraché l’herbe envahissante. Enfin, en prêtant l’oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix d’enfants et de jeunes filles, là -bas, vers les bâtiments confus où le vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues des fenêtres. Il était là , dans son grand manteau, comme un chasseur, à demi penché, prêtant l’oreille, lorsqu’un extraordinaire petit jeune homme sortit du bâtiment voisin, qu’on aurait cru désert. Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dans la nuit comme s’il eût été d’argent ; un habit dont le col lui montait dans les cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds... Cet élégant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme s’il eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une rapidité extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s’arrêter, profondément, automatiquement, et disparut dans l’obscurité, vers le bâtiment central, ferme, château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l’écolier au début de l’après-midi. Après un instant d’hésitation, notre héros emboÃta le pas au curieux petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grande cour-jardin, passèrent entre des massifs, contournèrent un vivier enclos de palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil de la demeure centrale. Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée comme une porte de presbytère, était à demi ouverte. L’élégant s’y engouffra. Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas dans le corridor, il se trouva, sans voir personne, entouré de rires, de chants, d’appels et de poursuites. Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes hésitait s’il allait pousser jusqu’au fond ou bien ouvrir une des portes derrière lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu’il vit passer dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et les rattraper, à pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de portes qui s’ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraÃcheur du soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets à brides, et tout va disparaÃtre dans un brusque éclat de lumière. Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu ; leurs amples jupes légères se soulèvent et se gonflent ; on aperçoit la dentelle de leurs longs, amusants pantalons ; puis, ensemble, après cette pirouette, elles bondissent dans la pièce et referment la porte. Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridor noir. Il craint maintenant d’être surpris. Son allure hésitante et gauche le ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s’en retourner délibérément vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond du corridor un bruit de pas et des voix d’enfants. Ce sont deux petits garçons qui s’approchent en parlant. – Est-ce qu’on va bientôt dÃner, leur demande Meaulnes avec aplomb. – Viens avec nous, répond le plus grand, on va t’y conduire. Et avec cette confiance et ce besoin d’amitié qu’ont les enfants, la veille d’une grande fête, ils le prennent chacun par la main. Ce sont probablement deux petits garçons de paysans. On leur a mis leurs plus beaux habits de petites culottes coupées à mi-jambe qui laissent voir leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de velours bleu, une casquette de même couleur et un nÅ“ud de cravate blanc. – La connais-tu, toi ? demande l’un des enfants. – Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeux naïfs, maman m’a dit qu’elle avait une robe noire et une collerette et qu’elle ressemblait à un joli pierrot. – Qui donc ? demande Meaulnes. – Eh bien ! la fiancée que Frantz est allé chercher... Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois arrivés à la porte d’une grande salle où flambe un beau feu. Des planches, en guise de table, ont été posées sur des tréteaux ; on a étendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dÃnent avec cérémonie. XIV La fête étrange suite C’était, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que l’on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus de très loin. Les deux enfants avaient lâché les mains de l’écolier et s’étaient précipités dans une chambre attenante où l’on entendait des voix puériles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec audace et sans s’émouvoir, enjamba un banc et se trouva assis auprès de deux vieilles paysannes. Il se mit aussitôt à manger avec un appétit féroce ; et c’est au bout d’un instant seulement qu’il leva la tête pour regarder les convives et les écouter. On parlait peu, d’ailleurs. Ces gens semblaient à peine se connaÃtre. Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de villes lointaines. Il y avait, épars le long des tables, quelques vieillards avec des favoris, et d’autres complètement rasés qui pouvaient être d’anciens marins. Près d’eux dÃnaient d’autres vieux qui leur ressemblaient même face tannée, mêmes yeux vifs sous des sourcils en broussaille, mêmes cravates étroites comme des cordons de souliers... Mais il était aisé de voir que ceux-ci n’avaient jamais navigué plus loin que le bout du canton ; et s’ils avaient tangué, roulé plus de mille fois sous les averses et dans le vent, c’était pour ce dur voyage sans péril qui consiste à creuser le sillon jusqu’au bout de son champ et à retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes ; quelques vieilles paysannes avec de rondes figures ridées comme des pommes, sous des bonnets tuyautés. Il n’y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentÃt à l’aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette impression quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute impardonnable, on songe parfois, au milieu d’une grande amertume  Il y a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient. » On imagine de vieilles gens, des grands-parents pleins d’indulgence, qui sont persuadés à l’avance que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement parmi ces bonnes gens-là les convives de cette salle avaient été choisis. Quant aux autres, c’étaient des adolescents et des enfants... Cependant, auprès de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient – En mettant tout pour le mieux, disait la plus âgée, d’une voix cocasse et suraiguà qu’elle cherchait vainement à adoucir, les fiancés ne seront pas là , demain, avant trois heures. – Tais-toi, tu me ferais mettre en colère, répondait l’autre du ton le plus tranquille. Celle-ci portait sur le front une capeline tricotée. – Comptons ! reprit la première sans s’émouvoir. Une heure et demie de chemin de fer de Bourges à Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu’ici... La discussion continua. Meaulnes n’en perdait pas une parole. Grâce à cette paisible prise de bec, la situation s’éclairait faiblement Frantz de Galais, le fils du château – qui était étudiant ou marin ou peut-être aspirant de marine, on ne savait pas... – était allé à Bourges pour y chercher une jeune fille et l’épouser. Chose étrange, ce garçon, qui devait être très jeune et très fantasque, réglait tout à sa guise dans le Domaine. Il avait voulu que la maison où sa fiancée entrerait ressemblât à un palais en fête. Et pour célébrer la venue de la jeune fille, il avait invité lui-même ces enfants et ces vieilles gens débonnaires. Tels étaient les points que la discussion des deux femmes précisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystère, et reprenaient sans cesse la question du retour des fiancés. L’une tenait pour le matin du lendemain. L’autre pour l’après-midi. – Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune avec calme. – Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que je ne t’avais vue, tu n’as pas changé, répondait l’autre en haussant les épaules, mais de sa voix la plus paisible. Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l’espoir d’en apprendre davantage – Est-elle aussi jolie qu’on le dit, la fiancée de Frantz ? Elles le regardèrent, interloquées. Personne d’autre que Frantz n’avait vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l’avait rencontrée un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu’on appelle les Marais. Son père, un tisserand, l’avait chassée de chez lui. Elle était fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l’épouser. C’était une étrange histoire ; mais son père, M. de Galais, et sa sÅ“ur Yvonne ne lui avaient-ils pas toujours tout accordé !... Meaulnes, avec précaution, allait poser d’autres questions, lorsque parut à la porte un couple charmant une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe à grands volants ; un jeune personnage en habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant un pas de deux ; d’autres les suivirent ; puis d’autres passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop longues, coiffé d’un bonnet noir et riant d’une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur ; les jeunes gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et l’écolier crut reconnaÃtre, complètement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à l’heure accrochait les lanternes. Le repas était terminé. Chacun se levait. Dans les couloirs s’organisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tête à demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, se mit à poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du domaine, comme dans les coulisses d’un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu’à la fin de la nuit à une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans une chambre où l’on montrait la lanterne magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit... Parfois, dans un coin de salon où l’on dansait, il engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l’on porterait les jours suivants... Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s’offrait à lui, craignant à chaque instant que son manteau entrouvert ne laissât voir sa blouse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n’y entendait que le bruit étouffé d’un piano. Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger éclairée par une lampe à suspension. Là aussi c’était fête, mais fête pour les petits enfants. Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs genoux ; d’autres étaient accroupis par terre devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d’images ; d’autres, auprès du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans l’immense demeure, la rumeur de la fête. Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la tête. C’était une sorte de petit salon-parloir ; une femme ou une jeune fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu’il se fait tard, écoutaient. De temps en temps seulement, l’un d’eux, arc-bouté sur les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle à manger un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait prendre sa place... Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou, où lui-même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du monde. Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna s’asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges épars sur la table, il commença distraitement à lire. Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s’approcha, se pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en même temps que lui ; un autre en fit autant de l’autre côté. Alors ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu’il était dans sa propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano, près de lui, c’était sa femme... XV La rencontre Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu’à cacher ses fines chaussures, et un chapeau haut de forme. La cour était déserte encore lorsqu’il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là . Il faisait du soleil comme aux premiers jours d’avril. Le givre fondait et l’herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le visage du promeneur. Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maÃtre de la maison. Il sortit dans la cour du domaine, pensant à chaque instant qu’une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui – Déjà réveillé, Augustin ?... Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour. Là -bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la tourelle. On avait ouvert déjà , cependant, les deux battants de la ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin. Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l’intérieur de la propriété. Les vestiges d’un mur séparaient le jardin délabré de la cour, où l’on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. À l’extrémité des dépendances qu’il habitait, c’étaient des écuries bâties dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis d’arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l’est, où l’on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de sapins encore. Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière de bois qui entourait le vivier ; vers les bords il restait un peu de glace mince et plissée comme une écume. Il s’aperçut lui-même reflété dans l’eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d’étudiant romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes ; non plus l’écolier qui s’était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et romanesque, au milieu d’un beau livre de prix... Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande salle où il avait dÃné la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle lui versa le café en disant – Vous êtes le premier, monsieur. Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d’être soudain reconnu comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heure partirait le bateau pour la promenade matinale qu’on avait annoncée. – Pas avant une demi-heure, monsieur personne n’est descendu encore, fut la réponse. Il continua donc d’errer en cherchant le lieu de l’embarcadère, autour de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église. Lorsqu’il eut contourné l’aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à perte de vue, qui formaient tout le paysage. L’eau des étangs venait de ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues clapotantes. DésÅ“uvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d’outils rouillés et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l’autre bout des bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable. C’étaient deux femmes, l’une très vieille et courbée ; l’autre, une jeune fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les déguisements extraordinaires de la veille, parut d’abord à Meaulnes extraordinaire. Elles s’arrêtèrent un instant pour regarder le paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien grossier – Voilà sans doute ce qu’on appelle une jeune fille excentrique, – peut-être une actrice qu’on a mandée pour la fête. Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu’il s’endormait après avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. L’une avait un chapeau comme elle et l’autre son air un peu penché, l’autre son regard si pur ; l’autre encore sa taille fine, et l’autre avait aussi ses yeux bleus mais aucune de ces femmes n’était jamais la grande jeune fille. Meaulnes eut le temps d’apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes... Perplexe, il se demandait s’il allait les accompagner, lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne – Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense ?... Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et lorsqu’elles descendirent sur l’embarcadère, elle eut ce même regard innocent et grave, qui semblait dire – Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. D’autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les promeneurs. Un à un, sur le passage des dames, qui paraissaient être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les demoiselles s’inclinaient. Étrange matinée ! Étrange partie de plaisir ! Il faisait froid malgré le soleil d’hiver, et les femmes enroulaient autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode... La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s’accouda sur le pont, tenant d’une main son chapeau battu par le grand vent, et il put regarder à l’aise la jeune fille, qui s’était assise à l’abri. Elle aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu mordue. Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait avec un bruit calme de machine et d’eau. On eût pu se croire au cÅ“ur de l’été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de campagne. La jeune fille s’y promènerait sous une ombrelle blanche. Jusqu’au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette étrange fête. On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passagers durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu’un des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de l’étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la jeune fille ! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu’à ce qu’ils fussent près de s’emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secret délicat qu’elle lui eût confié, un peu de poudre restée sur sa joue... À terre, tout s’arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et s’éparpillaient à travers bois, Meaulnes s’avança dans une allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d’elle sans avoir eu le temps de réfléchir – Vous êtes belle, dit-il simplement. Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale. D’autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement ce qu’il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu’il ne reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu’il l’aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l’étroit sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles étaient si fines qu’elles pliaient par instants et qu’on craignait de les voir se briser. Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas – Voulez-vous me pardonner ? – Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les enfants, puisqu’ils sont les maÃtres aujourd’hui. Adieu. Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d’un ton si troublé, si plein de désarroi, qu’elle marcha plus lentement et l’écouta. – Je ne sais même pas qui vous êtes, dit-elle enfin. Elle prononçait chaque mot d’un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin. – Je ne sais pas non plus votre nom, répondit Meaulnes. Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l’on voyait à quelque distance les invités se presser autour d’une maison isolée dans la pleine campagne. – Voici la  maison de Frantz », dit la jeune fille ; il faut que je vous quitte... Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit – Mon nom ?... Je suis Mademoiselle Yvonne de Galais... Et elle s’échappa. La  maison de Frantz » était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu’aux greniers par la foule des invités. Il n’eut guère le loisir d’ailleurs d’examiner le lieu où il se trouvait on déjeuna en hâte d’un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute ; et l’on repartit. Meaulnes s’approcha de Mlle de Galais dès qu’il la vit sortir et, répondant à ce qu’elle avait dit tout à l’heure – Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il. – Comment ? Quel était ce nom ? fit-elle, toujours avec la même gravité. Mais il eut peur d’avoir dit une sottise et ne répondit rien. – Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis étudiant. – Oh ! vous étudiez ? dit-elle. Et ils parlèrent un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec bonheur, – avec amitié. Puis l’attitude de la jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète. On eût dit qu’elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s’en effarouchait à l’avance. Elle était auprès de lui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol. – À quoi bon ? À quoi bon ? répondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes. Mais lorsqu’enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour vers ce beau domaine – Je vous attendrai, répondit-elle simplement. Ils arrivaient en vue de l’embarcadère. Elle s’arrêta soudain et dit pensivement – Nous sommes deux enfants ; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez pas. Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se reprit à marcher. Et alors la jeune fille, dans le lointain, au moment de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s’arrêta et, se tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Était-ce un dernier signe d’adieu ? Était-ce pour lui défendre de l’accompagner ? Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire ?... Dès qu’on fut rentré au domaine, commença, derrière la ferme, dans une grande prairie en pente, la course des poneys. C’était la dernière partie de la fête. D’après toutes les prévisions, les fiancés devaient arriver à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout. On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes de jockeys, les fillettes en écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys enrubannés, les autres, de très vieux chevaux dociles. Au milieu des cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se fût cru transporté sur la pelouse verte et taillée de quelque champ de course en miniature. Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux à plumes, qu’il avait entendus la veille dans l’allée du bois... Le reste du spectacle lui échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la foule le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu’une volée de coups de cloche et des cris de joie annoncèrent la fin des courses. Une petite fille sur une vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau flottait au vent. Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n’était pas de retour. On hésita un instant ; on se concerta avec embarras. Enfin, par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans l’inquiétude et le silence, le retour des fiancés. XVI Frantz de Galais La course avait fini trop tôt. Il était quatre heures et demie et il faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la tête pleine des événements de son extraordinaire journée. Il s’assit devant la table, désÅ“uvré, attendant le dÃner et la fête qui devait suivre. De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l’entendait gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuyé d’une chute d’eau. Le tablier de la cheminée battait de temps à autre. Pour la première fois, Meaulnes sentit en lui cette légère angoisse qui vous saisit à la fin des trop belles journées. Un instant il pensa à allumer du feu ; mais il essaya vainement de lever le tablier rouillé de la cheminée. Alors il se prit à ranger dans la chambre ; il accrocha ses beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises bouleversées, comme s’il eût tout voulu préparer là pour un long séjour. Cependant, songeant qu’il devait se tenir toujours prêt à partir, il plia soigneusement sur le dossier d’une chaise, comme un costume de voyage, sa blouse et ses autres vêtements de collégien ; sous la chaise, il mit ses souliers ferrés pleins de terre encore. Puis il revint s’asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa demeure qu’il avait mise en ordre. De temps à autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaisé, depuis qu’il avait rangé son appartement, le grand garçon se sentit parfaitement heureux. Il était là , mystérieux, étranger, au milieu de ce monde inconnu, dans la chambre qu’il avait choisie. Ce qu’il avait obtenu dépassait toutes ses espérances. Et il suffisait maintenant à sa joie de se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se tournait vers lui... Durant cette rêverie, la nuit était tombée sans qu’il songeât même à allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l’arrière-chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenêtre donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu’il aperçut dans cette pièce une lueur, comme celle d’une bougie allumée sur la table. Il avança la tête dans l’entrebâillement de la porte. Quelqu’un était entré là , par la fenêtre sans doute, et se promenait de long en large, à pas silencieux. Autant qu’on pouvait voir, c’était un très jeune homme. Nu-tête, une pèlerine de voyage sur les épaules, il marchait sans arrêt, comme affolé par une douleur insupportable. Le vent de la fenêtre qu’il avait laissée grande ouverte faisait flotter sa pèlerine et, chaque fois qu’il passait près de la lumière, on voyait luire des boutons dorés sur sa fine redingote. Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espèce d’air marin, comme en chantent, pour s’égayer le cÅ“ur, les matelots et les filles dans les cabarets des ports... Un instant, au milieu de sa promenade agitée, il s’arrêta et se pencha sur la table, chercha dans une boÃte, en sortit plusieurs feuilles de papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un très fin, très aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que partageait une raie de côté. Il avait cessé de siffler. Très pâle, les lèvres entrouvertes, il paraissait à bout de souffle, comme s’il avait reçu au cÅ“ur un coup violent. Meaulnes hésitait s’il allait, par discrétion, se retirer, ou s’avancer, lui mettre doucement, en camarade, la main sur l’épaule, et lui parler. Mais l’autre leva la tête et l’aperçut. Il le considéra une seconde, puis, sans s’étonner, s’approcha et dit, affermissant sa voix – Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir. Puisque vous voici, c’est à vous que je vais expliquer... Voilà !... Il paraissait complètement désemparé. Lorsqu’il eut dit Voilà , il prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son attention. Puis il tourna la tête vers la fenêtre, comme pour réfléchir à ce qu’il allait dire, cligna des yeux – et Meaulnes comprit qu’il avait une forte envie de pleurer. Il ravala d’un coup toute cette peine d’enfant, puis, regardant toujours fixement la fenêtre, il reprit d’une voix altérée – Eh bien ! voilà c’est fini ; la fête est finie. Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentré tout seul. Ma fiancée ne viendra pas. Par scrupule, par crainte, par manque de foi... d’ailleurs, monsieur, je vais vous expliquer... Mais il ne put continuer ; tout son visage se plissa. Il n’expliqua rien. Se détournant soudain, il s’en alla dans l’ombre ouvrir et refermer des tiroirs pleins de vêtements et de livres. – Je vais m’apprêter pour repartir, dit-il. Qu’on ne me dérange pas. Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un pistolet... Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui serrer la main. En bas, déjà , tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le bâtiment principal le dÃner avait commencé, mais hâtivement, dans le désordre, comme à l’instant d’un départ. Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini formaient des groupes où l’on se disait au revoir. – Que se passe-t-il ? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa serviette fixée à son gilet. – Nous partons, répondit-il. Cela s’est décidé tout d’un coup. À cinq heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous avions attendu jusqu’à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus venir. Quelqu’un a dit si nous partions... Et tout le monde s’est apprêté pour le départ. Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s’en aller maintenant. N’avait-il pas été jusqu’au bout de son aventure ?... N’avait-il pas obtenu cette fois tout ce qu’il désirait ? C’est à peine s’il avait eu le temps de repasser à l’aise dans sa mémoire toute la belle conversation du matin. Pour l’instant, il ne s’agissait que de partir. Et bientôt, il reviendrait – sans tricherie, cette fois... – Si vous voulez venir avec nous, continua l’autre, qui était un garçon de son âge, hâtez-vous d’aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans un instant. Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire aux invités ce qu’il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient plongés dans une obscurité profonde. Il n’y avait pas, ce soir-là , de lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dÃner ressemblait au dernier repas des fins de noces, les moins bons des invités, qui peut-être avaient bu, s’étaient mis à chanter. À mesure qu’il s’éloignait, Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et c’était le commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près du vivier où le matin même il s’était miré. Comme tout paraissait changé déjà ... – avec cette chanson, reprise en chÅ“ur, qui arrivait par bribes D’où donc que tu reviens, petite libertine ? Ton bonnet est déchiré, Tu es bien mal coiffée... et cette autre encore Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont rouges... Adieu, sans retour ! Comme il arrivait au pied de l’escalier de sa demeure isolée, quelqu’un en descendait qui le heurta dans l’ombre et lui dit – Adieu, monsieur ! et, s’enveloppant dans sa pèlerine comme s’il avait très froid, disparut. C’était Frantz de Galais. La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien n’avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de papier à lettres placée en évidence, ces mots Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu’elle ne pouvait pas être ma femme ; qu’elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne sais que devenir. Je m’en vais. Je n’ai plus envie de vivre. Qu’Yvonne me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour moi... C’était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde et s’éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. Malgré l’obscurité, il reconnut chacune des choses qu’il avait rangées en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses godillots jusqu’à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se déshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, déposa sur une chaise ses habits d’emprunt, se trompant de gilet. Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa voiture de l’inextricable fouillis où elle était prise. De temps en temps un homme grimpait sur le siège d’une charrette, sur la bâche d’une grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait frapper la fenêtre un instant, autour de Meaulnes, la chambre maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales, palpitait, revivait... Et c’est ainsi qu’il quitta, refermant soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu’il ne devait sans doute jamais revoir. XVII La fête étrange fin Déjà , dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la grille du bois. En tête, un homme revêtu d’une peau de chèvre, une lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier attelage. Meaulnes avait hâte de trouver quelqu’un qui voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du cÅ“ur, de se trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût découverte. Lorsqu’il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les couvertures tombaient à leurs pieds et l’on voyait les figures inquiètes de celles qui baissaient leur tête du côté des falots. Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à l’heure avait offert de l’emmener – Puis-je monter ? lui cria-t-il. – Où vas-tu, mon garçon ? répondit l’autre qui ne le reconnaissait plus. – Du côté de Sainte-Agathe. – Alors il faut demander une place à Maritain. Et voilà le grand écolier cherchant parmi les voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine. – C’est un  amusard », lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du matin. Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui entendrait chanter dans le domaine, jusqu’au milieu de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle ? Où était sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux ? Mais rien ne servirait à l’écolier de s’attarder. Il fallait partir. Une fois rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair ; il cesserait d’être un écolier évadé ; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine. Une à une, les voitures s’en allaient ; les roues grinçaient sur le sable de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et disparaÃtre, chargées de femmes emmitouflées, d’enfants dans des fichus, qui déjà s’endormaient. Une grande carriole encore ; un char à bancs, où les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n’allait plus rester bientôt qu’une vieille berline que conduisait un paysan en blouse. – Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d’Augustin, nous allons dans cette direction. Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient. Ils s’éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se rendormirent... Déjà la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la portière et s’installa avec précaution dans l’autre coin ; puis, avidement, s’efforça de distinguer à travers la vitre les lieux qu’il allait quitter et la route par où il était venu il devina, malgré la nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant l’escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait vaguement les troncs des vieux sapins. – Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais, se disait Meaulnes, le cÅ“ur battant. Brusquement, dans le chemin étroit, la voiture fit un écart pour ne pas heurter un obstacle. C’était, autant qu’on pouvait deviner dans la nuit à ses formes massives, une roulotte arrêtée presque au milieu du chemin et qui avait dû rester là , à proximité de la fête, durant ces derniers jours. Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commençait à se fatiguer de regarder à la vitre, s’efforçant vainement de percer l’obscurité environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, il y eut un éclair, suivi d’une détonation. Les chevaux partirent au galop et Meaulnes ne sut pas d’abord si le cocher en blouse s’efforçait de les retenir ou, au contraire, les excitait à fuir. Il voulut ouvrir la portière. Comme la poignée se trouvait à l’extérieur, il essaya vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, réveillés en peur, se serraient l’un contre l’autre, sans rien dire. Et tandis qu’il secouait la vitre, le visage collé au carreau, il aperçut, grâce à un coude du chemin, une forme blanche qui courait. C’était, hagard et affolé, le grand pierrot de la fête, le bohémien en tenue de mascarade, qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. Puis tout disparut. Dans la voiture qui fuyait au grand galop à travers la nuit, les deux enfants s’étaient rendormis. Personne à qui parler des événements mystérieux de ces deux jours. Après avoir longtemps repassé dans son esprit tout ce qu’il avait vu et entendu, plein de fatigue et le cÅ“ur gros, le jeune homme lui aussi s’abandonna au sommeil, comme un enfant triste... ... Ce n’était pas encore le petit jour lorsque, la voiture s’étant arrêtée sur la route, Meaulnes fut réveillé par quelqu’un qui cognait à la vitre. Le conducteur ouvrit péniblement la portière et cria, tandis que le vent froid de la nuit glaçait l’écolier jusqu’aux os – Il va falloir descendre ici. Le jour se lève. Nous allons prendre la traverse. Vous êtes tout près de Sainte-Agathe. À demi replié, Meaulnes obéit, chercha vaguement, d’un geste inconscient, sa casquette, qui avait roulé sous les pieds des deux enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il sortit en se baissant. – Allons, au revoir, dit l’homme en remontant sur son siège. Vous n’avez plus que six kilomètres à faire. Tenez, la borne est là , au bord du chemin. Meaulnes, qui ne s’était pas encore arraché de son sommeil, marcha courbé en avant, d’un pas lourd, jusqu’à la borne et s’y assit, les bras croisés, la tête inclinée, comme pour se rendormir. – Ah ! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir là . Il fait trop froid. Allons, debout, marchez un peu... Vacillant comme un homme ivre, le grand garçon, les mains dans ses poches, les épaules rentrées, s’en alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe ; tandis que, dernier vestige de la fête mystérieuse, la vieille berline quittait le gravier de la route et s’éloignait, cahotant en silence, sur l’herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau du conducteur, dansant au-dessus des clôtures... Deuxième partie I Le grand jeu Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l’impossibilité où nous étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi, de reparler du Pays perdu avant la fin de l’hiver. Nous ne pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de février, ces jeudis sillonnés de bourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée. Rien ne nous rappelait l’aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que depuis l’après-midi de son retour nous n’avions plus d’amis. Aux récréations, les mêmes jeux qu’autrefois s’organisaient, mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand Meaulnes. Les soirs, aussitôt la classe balayée, la cour se vidait comme au temps où j’étais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à manger. Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d’une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d’anglais et des cahiers de musique finement recopiés. L’après-midi, c’était quelque visite qui nous faisait fuir l’appartement ; et nous regagnions l’école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui s’arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le heurtaient en jouant à des jeux militaires incompréhensibles et puis s’en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu’à la fin de février. Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, lorsqu’une aventure, plus étrange que les autres, vint me prouver que je m’étais trompé et qu’une crise violente se préparait sous la surface morne de cette vie d’hiver. Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du domaine étrange, la première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu’à nous. Nous étions en pleine veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous, Millie et mon père, qui ne se doutaient nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe était divisée en deux clans. À huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les miettes du repas fit – Ah ! d’une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait très sombre, je m’avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche était profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure et fondaient aussitôt. On me fit rentrer très vite et Millie ferma la porte frileusement. À neuf heures, nous nous disposions à monter nous coucher ; ma mère avait déjà la lampe à la main, lorsque nous entendÃmes très nettement deux grands coups lancés à toute volée dans le portail, à l’autre bout de la cour. Elle replaça la lampe sur la table et nous restâmes tous debout, aux aguets, l’oreille tendue. Il ne fallait pas songer à aller voir ce qui se passait. Avant d’avoir traversé seulement la moitié de la cour, la lampe eût été éteinte et le verre brisé. Il y eut un court silence et mon père commençait à dire que  c’était sans doute... », lorsque, tout juste sous la fenêtre de la salle à manger, qui donnait, je l’ai dit, sur la route de La Gare, un coup de sifflet partit, strident et très prolongé, qui dut s’entendre jusque dans la rue de l’église. Et, immédiatement, derrière la fenêtre, à peine voilés par les carreaux, poussés par des gens qui devaient être montés à la force des poignets sur l’appui extérieur, éclatèrent des cris perçants. – Amenez-le ! Amenez-le ! À l’autre extrémité du bâtiment, les mêmes cris répondirent. Ceux-là avaient dû passer par le champ du père Martin ; ils devaient être grimpés sur le mur bas qui séparait le champ de notre cour. Puis, vociférés à chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix déguisées, les cris de  Amenez-le ! » éclatèrent successivement – sur le toit du cellier qu’ils avaient dû atteindre en escaladant un tas de fagots adossé au mur extérieur ; – sur un petit mur qui joignait le hangar au portail et dont la crête arrondie permettait de se mettre commodément à cheval – sur le mur grillé de la route de La Gare où l’on pouvait facilement monter... Enfin, par derrière, dans le jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la même sarabande, criant cette fois – À l’abordage ! Et nous entendions l’écho de leurs cris résonner dans les salles de classe vides, dont ils avaient ouvert les fenêtres. Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les détours et les passages de la grande demeure, que nous voyions très nettement, comme sur un plan, tous les points où ces gens inconnus étaient en train de l’attaquer. À vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eûmes de l’effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre à une attaque de rôdeurs et de bohémiens. Justement il y avait depuis une quinzaine, sur la place, derrière l’église, un grand malandrin et un jeune garçon à la tête serrée dans des bandages. Il y avait aussi, chez les charrons et les maréchaux, des ouvriers qui n’étaient pas du pays. Mais, dès que nous eûmes entendu les assaillants crier, nous fûmes persuadés que nous avions affaire à des gens – et probablement à des jeunes gens – du bourg. Il y avait même certainement des gamins – on reconnaissait leurs voix suraiguÃs – dans la troupe qui se jetait à l’assaut de notre demeure comme à l’abordage d’un navire. – Ah ! bien, par exemple... s’écria mon père. Et Millie demanda à mi-voix – Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Lorsque soudain les voix du portail et du mur grillé – puis celles de la fenêtre – s’arrêtèrent. Deux coups de sifflet partirent derrière la croisée. Les cris des gens grimpés sur le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, décrurent progressivement, puis cessèrent ; nous entendÃmes, le long du mur de la salle à manger le frôlement de toute la troupe qui se retirait en hâte et dont les pas étaient amortis par la neige. Quelqu’un évidemment les dérangeait. À cette heure où tout dormait, ils avaient pensé mener en paix leur assaut contre cette maison isolée à la sortie du bourg. Mais voici qu’on troublait leur plan de campagne. À peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir – car l’attaque avait été soudaine comme un abordage bien conduit – et nous disposions-nous à sortir, que nous entendÃmes une voix connue appeler à la petite grille – Monsieur Seurel ! Monsieur Seurel ! C’était M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudrée de neige et entra. Il se donnait l’air finaud et effaré de quelqu’un qui a surpris tout le secret d’une mystérieuse affaire – J’étais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes. J’allais fermer l’étable des chevreaux. Tout d’un coup, dressés sur la neige, qu’est-ce que je vois deux grands gars qui semblaient faire sentinelle ou guetter quelque chose. Ils étaient vers la croix. Je m’avance je fais deux pas – Hip ! les voilà partis au grand galop du côté de chez vous. Ah ! je n’ai pas hésité, j’ai pris mon falot et j’ai dit Je vas aller raconter ça à M. Seurel... Et le voilà qui recommence son histoire  J’étais dans la cour derrière chez moi... » Sur ce, on lui offre une liqueur, qu’il accepte, et on lui demande des détails qu’il est incapable de fournir. Il n’avait rien vu en arrivant à la maison. Toutes les troupes mises en éveil par les deux sentinelles qu’il avait dérangées s’étaient éclipsées aussitôt. Quant à dire qui ces estafettes pouvaient être... – Ça pourrait bien être des bohémiens, avançait-il. Depuis bientôt un mois qu’ils sont sur la place, à attendre le beau temps pour jouer la comédie, ils ne sont pas sans avoir organisé quelque mauvais coup. Tout cela ne nous avançait guère et nous restions debout, fort perplexes, tandis que l’homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire, lorsque Meaulnes, qui avait écouté jusque-là fort attentivement, prit par terre le falot du boucher et décida – Il faut aller voir ! Il ouvrit la porte et nous le suivÃmes, M. Seurel, M. Pasquier et moi. Millie, déjà rassurée, puisque les assaillants étaient partis, et, comme tous les gens ordonnés et méticuleux, fort peu curieuse de sa nature, déclara – Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je laisserai la lampe allumée. II Nous tombons dans une embuscade Nous partÃmes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en avant, projetant la lueur en éventail de sa lanterne grillagée... À peine sortions-nous par le grand portail que, derrière la bascule municipale, qui s’adossait au mur de notre préau, partirent d’un seul coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnés. Soit moquerie, soit plaisir causé par l’étrange jeu qu’ils jouaient là , soit excitation nerveuse et peur d’être rejoints, ils dirent en courant deux ou trois paroles coupées de rires. Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant – Suis-moi, François !... Et laissant là les deux hommes âgés incapables de soutenir une pareille course, nous nous lançâmes à la poursuite des deux ombres, qui, après avoir un instant contourné le bas du bourg, en suivant le chemin de la Vieille-Planche, remontèrent délibérément vers l’église. Ils couraient régulièrement sans trop de hâte et nous n’avions pas de peine à les suivre. Ils traversèrent la rue de l’église où tout était endormi et silencieux, et s’engagèrent derrière le cimetière dans un dédale de petites ruelles et d’impasses. C’était là un quartier de journaliers, de couturières et de tisserands, qu’on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissions assez mal et nous n’y étions jamais venus la nuit. L’endroit était désert le jour les journaliers absents, les tisserands enfermés ; et durant cette nuit de grand silence il paraissait plus abandonné, plus endormi encore que les autres quartiers du bourg. Il n’y avait donc aucune chance pour que quelqu’un survÃnt et nous prêtât main-forte. Je ne connaissais qu’un chemin, entre ces petites maisons posées au hasard comme des boÃtes en carton, c’était celui qui menait chez la couturière qu’on surnommait  la Muette ». On descendait d’abord une pente assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides, on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis longtemps abandonnée. Chez la Muette, tandis qu’elle engageait avec ma mère une conversation silencieuse, les doigts frétillants, coupée seulement de petits cris d’infirme, je pouvais voir par la croisée le grand mur de la ferme, qui était la dernière maison de ce côté du faubourg, et la barrière toujours fermée de la cour sèche, sans paille, où jamais rien ne passait plus... C’est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. À chaque tournant nous craignions de les perdre, mais, à ma surprise, nous arrivions toujours au détour de la ruelle suivante avant qu’ils l’eussent quittée. Je dis à ma surprise, car le fait n’eût pas été possible, tant ces ruelles étaient courtes, s’ils n’avaient pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure. Enfin, sans hésiter, ils s’engagèrent dans la rue qui menait chez la Muette, et je criai à Meaulnes – Nous les tenons, c’est une impasse ! À vrai dire, c’étaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient conduits là où ils avaient voulu. Arrivés au mur, ils se retournèrent vers nous résolument et l’un des deux lança le même coup de sifflet que nous avions déjà par deux fois entendu, ce soir-là . Aussitôt une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnée où ils semblaient avoir été postés pour nous attendre. Ils étaient tous encapuchonnés, le visage enfoncé dans leurs cache-nez... Qui c’était, nous le savions d’avance, mais nous étions bien résolus à n’en rien dire à M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnûmes dans la lutte leur façon de se battre et leurs voix entrecoupées. Mais un point demeurait inquiétant et semblait presque effrayer Meaulnes il y avait là quelqu’un que nous ne connaissions pas et qui paraissait être le chef... Il ne touchait pas Meaulnes il regardait manÅ“uvrer ses soldats qui avaient fort à faire et qui, traÃnés dans la neige, déguenillés du haut en bas, s’acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d’entre eux s’étaient occupés de moi, m’avaient immobilisé avec peine, car je me débattais comme un diable. J’étais par terre, les genoux pliés, assis sur les talons ; on me tenait les bras joints par derrière, et je regardais la scène avec une intense curiosité mêlée d’effroi. Meaulnes s’était débarrassé de quatre garçons du Cours qu’il avait dégrafés de sa blouse en tournant vivement sur lui-même et en les jetant à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de temps à autre d’une voix nette – Allez... Courage... Revenez-y... Go on, my boys... C’était évidemment lui qui commandait... D’où venait-il ? Où et comment les avait-il entraÃnés à la bataille ? Voilà qui restait un mystère pour nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s’avança vers lui, menaçant, le mouvement qu’il fit pour y voir bien clair et faire face à la situation découvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la tête à la façon d’un bandage. C’est à ce moment que je criai à Meaulnes – Prends garde par derrière ! Il y en a un autre. Il n’eut pas le temps de se retourner que de la barrière à laquelle il tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la neige revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le dernier venu, l’homme au lasso, avait allumé une petite bougie qu’il protégeait de la main, et chaque fois qu’il découvrait un papier nouveau, le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu’il contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d’inscriptions à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s’écria avec joie – Cette fois nous l’avons. Voilà le plan ! Voilà le guide ! Nous allons voir si ce monsieur est bien allé où je l’imagine... Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils étaient venus, me laissant libre de délier en hâte mon compagnon. – Il n’ira pas très loin avec ce plan-là , dit Meaulnes en se levant. Et nous repartÃmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l’église M. Seurel et le père Pasquier – Vous n’avez rien vu ? dirent-ils... Nous non plus ! Grâce à la nuit profonde ils ne s’aperçurent de rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher. Mais nous deux, dans notre chambre, là -haut, à la lueur de la lampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme deux compagnons d’armes le soir d’une bataille perdue... III Le bohémien à l’école Le réveil du lendemain fut pénible. À huit heures et demie, à l’instant où M. Seurel allait donner le signal d’entrer, nous arrivâmes tout essoufflés pour nous mettre sur les rangs. Comme nous étions en retard, nous nous glissâmes n’importe où, mais d’ordinaire le grand Meaulnes était le premier de la longue file d’élèves, coude à coude, chargés de livres, de cahiers et de porte-plumes, que M. Seurel inspectait. Je fus surpris de l’empressement silencieux que l’on mit à nous faire place vers le milieu de la file ; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques secondes l’entrée au cours, inspectait le grand Meaulnes, j’avançai curieusement la tête, regardant à droite et à gauche pour voir les visages de nos ennemis de la veille. Le premier que j’aperçus était celui-là même auquel je ne cessais de penser, mais le dernier que j’eusse pu m’attendre à voir en ce lieu. Il était à la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur la marche de pierre, une épaule et le coin du sac qu’il avait sur le dos, accotés au chambranle de la porte. Son visage fin, très pâle, un peu piqué de rousseur, était penché et tourné vers nous avec une sorte de curiosité méprisante et amusée. Il avait la tête et tout un côté de la figure bandés de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le jeune bohémien qui nous avait volés la nuit précédente. Mais déjà nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le nouvel élève s’assit près du poteau, à la gauche du long banc dont Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat, Delouche et les trois autres du premier banc s’étaient serrés les uns contre les autres pour lui faire place, comme si tout eût été convenu d’avance... Souvent, l’hiver, passaient ainsi parmi nous des élèves de hasard, mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs immobilisés par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, rarement plus... Objets de curiosité durant la première heure, ils étaient aussitôt négligés et disparaissaient bien vite dans la foule des élèves ordinaires. Mais celui-ci ne devait pas se faire aussitôt oublier. Je me rappelle encore cet être singulier et tous les trésors étranges apportés dans ce cartable qu’il s’accrochait au dos. Ce furent d’abord les porte-plume  à vue » qu’il tira pour écrire sa dictée. Dans un Å“illet du manche, en fermant un Å“il, on voyait apparaÃtre, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt passèrent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois rempli de compas et d’instruments amusants qui s’en allèrent par le banc de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main, sous les cahiers, pour que M. Seurel ne pût rien voir. Passèrent aussi des livres tout neufs, dont j’avais, avec convoitise, lu les titres derrière la couverture des rares bouquins de notre bibliothèque La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon ami Benoist... Les uns feuilletaient d’une main sur leurs genoux ces volumes, venus on ne savait d’où, volés peut-être, et écrivaient la dictée de l’autre main. D’autres faisaient tourner les compas au fond de leurs casiers. D’autres, brusquement, tandis que M. Seurel tournant le dos continuait la dictée en marchant du bureau à la fenêtre, fermaient un Å“il et se collaient sur l’autre la vue glauque et trouée de Notre-Dame de Paris. Et l’élève étranger, la plume à la main, son fin profil contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif qui s’organisait autour de lui. Peu à peu cependant toute la classe s’inquiéta les objets, qu’on  faisait passer » à mesure, arrivaient l’un après l’autre dans les mains du grand Meaulnes qui, négligemment, sans les regarder, les posait auprès de lui. Il y en eut bientôt un tas, mathématique et diversement coloré, comme aux pieds de la femme qui représente la Science, dans les compositions allégoriques. Fatalement M. Seurel allait découvrir ce déballage insolite et s’apercevoir du manège. Il devait songer, d’ailleurs, à faire une enquête sur les événements de la nuit. La présence du bohémien allait faciliter sa besogne... Bientôt, en effet, il s’arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes. – À qui appartient tout cela ? demanda-t-il en désignant  tout cela » du dos de son livre refermé sur son index. – Je n’en sais rien, répondit Meaulnes d’un ton bourru, sans lever la tête. Mais l’écolier inconnu intervint – C’est à moi, dit-il. Et il ajouta aussitôt avec un geste large et élégant de jeune seigneur auquel le vieil instituteur ne sut pas résister – Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez regarder. Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa curieusement autour du maÃtre qui penchait sur ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec un air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant, silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s’absorbait dans un problème difficile. Le  quart d’heure » nous surprit dans ces occupations. La dictée n’était pas finie et le désordre régnait dans la classe. À vrai dire, depuis le matin la récréation durait. À dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on s’aperçut bien vite qu’un nouveau maÃtre régnait sur les jeux. De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là , introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant c’était une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs épaules. Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l’adversaire par la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s’efforçaient de désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, perdant l’équilibre, allaient s’étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait malignement sa monture en riant aux éclats. Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d’abord avec mauvaise humeur s’organiser ces jeux. Et j’étais auprès de lui, indécis. – C’est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin, c’était le seul moyen de n’être pas soupçonné. Et M. Seurel s’y est laissé prendre ! Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j’étais, je ne manquais pas de l’approuver. Partout, dans tous les coins, en l’absence du maÃtre, se poursuivait la lutte les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres ; ils couraient et culbutaient avant même d’avoir reçu le choc de l’adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, qu’un groupe acharné et tourbillonnant d’où surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef. Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses mains sur ses cuisses et me cria – Allons-y, François ! Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant – Voilà Meaulnes ! Voilà le grand Meaulnes ! Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me disant – Étends les bras empoigne-les comme j’ai fait cette nuit. Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j’agrippais au passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne resta debout que le nouveau venu monté sur Delage ; mais celui-ci, peu désireux d’engager la lutte avec Augustin, d’un violent coup de reins en arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc. La main à l’épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes avec un peu de saisissement et une immense admiration – À la bonne heure ! dit-il. Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s’étaient rassemblés autour de nous dans l’attente d’une scène curieuse. Et Meaulnes, dépité de n’avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur – Ce sera pour une autre fois ! Jusqu’à midi la classe continua comme à l’approche des vacances, mêlée d’intermèdes amusants et de conversations dont l’écolier-comédien était le centre. Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne songeant pas même à organiser des représentations nocturnes où personne ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les oiseaux des ÃŽles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages dans le pays environnant, alors que l’averse tombe sur le mauvais toit de zinc de la voiture et qu’il faut descendre aux côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient du groupe bavard en tendant l’oreille, laissant une main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place. – Et de quoi vivez-vous ? demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu puérile de maÃtre d’école et qui posait une foule de questions. Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s’était inquiété de ce détail. – Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l’automne précédent, je pense. C’est Ganache qui règle les comptes. Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand diable, qui traÃtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes par derrière et l’avait renversé... IV Où il est question du domaine mystérieux L’après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d’autres objets précieux, coquillages, jeux, chansons, et jusqu’à un petit singe qui griffait sourdement l’intérieur de sa gibecière... À chaque instant, il fallait que Seurel s’interrompÃt pour examiner ce que le malin garçon venait de tirer de son sac... Quatre heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes. Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n’y avait plus, semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure démarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner comme d’ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux élèves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n’y manquions jamais, car c’était une façon d’annoncer et de hâter la sortie du cours. Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour du grand Meaulnes ; et dès le matin j’avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les nouveaux étaient toujours désignés d’office pour faire le second balayeur, le jour de leur arrivée. Meaulnes revint en classe dès qu’il eut été chercher le pain de son goûter. Quant au bohémien, il se fit longtemps attendre et arriva le dernier, en courant, comme la nuit commençait de tomber... – Tu resteras dans la classe, m’avait dit mon compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu’il m’a volé. Je m’étais donc assis sur une petite table, auprès de la fenêtre, lisant à la dernière lueur du jour et je les vis tous les deux déplacer en silence les bancs de l’école – le grand Meaulnes, taciturne et l’air dur, sa blouse noire boutonnée à trois boutons en arrière et sanglée à la ceinture ; l’autre, délicat, nerveux, la tête bandée comme un blessé. Il était vêtu d’un mauvais paletot, avec des déchirures que je n’avais pas remarquées pendant le jour. Plein d’une ardeur presque sauvage, il soulevait et poussait les tables avec une précipitation folle, en souriant un peu. On eût dit qu’il jouait là quelque jeu extraordinaire dont nous ne connaissions pas le fin mot. Ils arrivèrent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour déplacer la dernière table. En cet endroit, d’un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son adversaire, sans que personne du dehors eût chance de les apercevoir ou de les entendre par les fenêtres. Je ne comprenais pas qu’il laissât échapper une pareille occasion. L’autre, revenu près de la porte, allait s’enfuir d’un instant à l’autre, prétextant que la besogne était terminée, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps à retrouver, à concilier, à réunir, seraient perdus pour nous... À chaque seconde j’attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui m’annonçât le début de la bataille, mais le grand garçon ne bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixité étrange et d’un air interrogatif le bandeau du bohémien, qui, dans la pénombre de la nuit, paraissait largement taché de noir. La dernière table fut déplacée sans que rien arrivât. Mais au moment où, remontant tous les deux vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant la tête, et, sans regarder notre ennemi, dit à mi-voix – Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont déchirés. L’autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu’il disait, mais profondément ému de le lui entendre dire. – Ils ont voulu, répondit-il, m’arracher votre plan tout à l’heure, sur la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont compris que j’allais faire la paix avec vous, ils se sont révoltés contre moi. Mais je l’ai tout de même sauvé, ajouta-t-il fièrement, en tendant à Meaulnes le précieux papier plié. Meaulnes se tourna lentement vers moi – Tu entends ? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour nous, tandis que nous lui tendions un piège ! Puis cessant d’employer ce  vous » insolite chez des écoliers de Sainte-Agathe – Tu es un vrai camarade, dit-il, et il lui tendit la main. Le comédien la saisit et demeura sans parole une seconde, très troublé, la voix coupée... Mais bientôt avec une curiosité ardente il poursuivit – Ainsi vous me tendiez un piège ! Que c’est amusant ! Je l’avais deviné et je me disais ils vont être bien étonnés, quand, m’ayant repris ce plan, ils s’apercevront que je l’ai complété... – Complété ? – Oh ! attendez ! Pas entièrement... Quittant ce ton enjoué, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant de nous – Meaulnes, il est temps que je vous le dise moi aussi je suis allé là où vous avez été. J’assistais à cette fête extraordinaire. J’ai bien pensé, quand les garçons du Cours m’ont parlé de votre aventure mystérieuse, qu’il s’agissait du vieux domaine perdu. Pour m’en assurer je vous ai volé votre carte... Mais je suis comme vous j’ignore le nom de ce château ; je ne saurais pas y retourner ; je ne connais pas en entier le chemin qui d’ici vous y conduirait. Avec quel élan, avec quelle intense curiosité, avec quelle amitié nous nous pressâmes contre lui ! Avidement Meaulnes lui posait des questions... Il nous semblait à tous deux qu’en insistant ardemment auprès de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela même qu’il prétendait ne pas savoir. – Vous verrez, vous verrez, répondait le jeune garçon avec un peu d’ennui et d’embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous n’aviez pas... C’est tout ce que je pouvais faire. Puis, nous voyant plein d’admiration et d’enthousiasme – Oh ! dit-il tristement et fièrement, je préfère vous avertir je ne suis pas un garçon comme les autres. Il y a trois mois, j’ai voulu me tirer une balle dans la tête et c’est ce qui vous explique ce bandeau, sur le front, comme un mobile de la Seine, en 1870... – Et ce soir, en vous battant, la plaie s’est rouverte, dit Meaulnes avec amitié. Mais l’autre, sans y prendre garde, poursuivit d’un ton légèrement emphatique – Je voulais mourir. Et puisque je n’ai pas réussi, je ne continuerai à vivre que pour l’amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J’ai tout abandonné. Je n’ai plus ni père, ni sÅ“ur, ni maison, ni amour... Plus rien, que des compagnons de jeux. – Ces compagnons-là vous ont déjà trahi, dis-je. – Oui, répondit-il avec animation. C’est la faute d’un certain Delouche. Il a deviné que j’allais faire cause commune avec vous. Il a démoralisé ma troupe qui était si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au soir, comme c’était conduit, comme ça marchait ! Depuis mon enfance, je n’avais rien organisé d’aussi réussi... Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous désabuser tout à fait sur son compte – Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c’est que je m’en suis aperçu ce matin – il y a plus de plaisir à prendre avec vous qu’avec la bande de tous les autres. C’est ce Delouche surtout qui me déplaÃt. Quelle idée de faire l’homme à dix-sept ans ! Rien ne me dégoûte davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer ? – Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous ? – Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je n’ai que Ganache... Toute sa fièvre, tout son enjouement étaient tombés soudain. Un instant, il plongea dans ce même désespoir où sans doute, un jour, l’idée de se tuer l’avait surpris. – Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez je connais votre secret et je l’ai défendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous avez perdue... Et il ajouta presque solennellement – Soyez mes amis pour le jour où je serais encore à deux doigts de l’enfer comme une fois déjà ... Jurez-moi que vous répondrez quand je vous appellerai – quand je vous appellerai ainsi... et il poussa une sorte de cri étrange Hou-ou !... Vous, Meaulnes, jurez d’abord ! Et nous jurâmes, car, enfants que nous étions, tout ce qui était plus solennel et plus sérieux que nature nous séduisait. – En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire, je vous indiquerai la maison de Paris où la jeune fille du château avait l’habitude de passer les fêtes Pâques et la Pentecôte, le mois de juin et quelquefois une partie de l’hiver. À ce moment une voix inconnue appela du grand portail, à plusieurs reprises, dans la nuit. Nous devinâmes que c’était Ganache, qui n’osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D’une voix pressante, anxieuse, il appelait tantôt très haut, tantôt presque bas – Hou-ou ! Hou-ou ! – Dites ! Dites vite ! cria Meaulnes au jeune bohémien qui avait tressailli et qui rajustait ses habits pour partir. Le jeune garçon nous donna rapidement une adresse à Paris, que nous répétâmes à mi-voix. Puis il courut, dans l’ombre, rejoindre son compagnon à la grille, nous laissant dans un état de trouble inexprimable. V L’homme aux espadrilles Cette nuit-là , vers trois heures du matin, la veuve Delouche, l’aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer son feu. Dumas, son beau-frère, qui habitait chez elle, devait partir en route à quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite était recroquevillée par une brûlure ancienne, se hâtait dans la cuisine obscure pour préparer le café. Il faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux fichu, puis tenant d’une main sa bougie allumée, abritant la flamme de l’autre main – la mauvaise – avec son tablier levé, elle traversa la cour encombrée de bouteilles vides et de caisses à savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bûcher qui servait de cabane aux poules... Mais à peine avait-elle poussé la porte que, d’un coup de casquette si violent qu’il fit ronfler l’air, un individu surgissant de l’obscurité profonde éteignit la chandelle, abattit du même coup la bonne femme et s’enfuit à toutes jambes, tandis que les poules et les coqs affolés menaient un tapage infernal. L’homme emportait dans un sac – comme la veuve Delouche retrouvant son aplomb s’en aperçut un instant plus tard – une douzaine de ses poulets les plus beaux. Aux cris de sa belle-sÅ“ur, Dumas était accouru. Il constata que le chenapan, pour entrer, avait dû ouvrir avec une fausse clef la porte de la petite cour et qu’il s’était enfui, sans la refermer, par le même chemin. Aussitôt, en homme habitué aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d’une main, son fusil chargé de l’autre, il s’efforça de suivre la trace du voleur, trace très imprécise – l’individu devait être chaussé d’espadrilles – qui le mena sur la route de La Gare puis se perdit devant la barrière d’un pré. Forcé d’arrêter là ses recherches, il releva la tête, s’arrêta... et entendit au loin, sur la route, le bruit d’une voiture lancée au grand galop, qui s’enfuyait... De son côté, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s’était levé et, jetant en hâte un capuchon sur ses épaules, il était sorti en chaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout était plongé dans l’obscurité et le silence profond qui précèdent les premières lueurs du jour. Arrivé aux Quatre-Routes, il entendit seulement – comme son oncle – très loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d’une voiture dont le cheval devait galoper les quatre pieds levés. Garçon malin et fanfaron, il se dit alors, comme il nous le répéta par la suite avec l’insupportable grasseyement des faubourgs de Montluçon – Ceux-là sont partis vers La Gare, mais il n’est pas dit que je n’en  chaufferai » pas d’autres, de l’autre côté du bourg. Et il rebroussa chemin vers l’église, dans le même silence nocturne. Sur la place, dans la roulotte des bohémiens, il y avait une lumière. Quelqu’un de malade sans doute. Il allait s’approcher, pour demander ce qui était arrivé, lorsqu’une ombre silencieuse, une ombre chaussée d’espadrilles, déboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien voir, vers le marchepied de la voiture... Jasmin, qui avait reconnu l’allure de Ganache, s’avança soudain dans la lumière et demanda à mi-voix – Eh bien ! Qu’y a-t-il ? Hagard, échevelé, édenté, l’autre s’arrêta, le regarda, avec un rictus misérable causé par l’effroi et la suffocation, et répondit d’une haleine hachée – C’est le compagnon qui est malade. Il s’est battu hier soir et sa blessure s’est rouverte... Je viens d’aller chercher la sÅ“ur. En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigué, rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui se hâtait. Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de leurs portes avec les mêmes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d’indignation et, par le bourg, comme une traÃnée de poudre. Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole qui s’arrêtait et dans laquelle on chargeait en hâte des paquets qui tombaient mollement. Il n’y avait, dans la maison, que deux femmes et elles n’avaient pas osé bouger. Au jour, elles avaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets en question étaient les lapins et la volaille... Millie, durant la première récréation, trouva devant la porte de la buanderie plusieurs allumettes à demi brûlées. On en conclut qu’ils étaient mal renseignés sur notre demeure et n’avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clément, on crut d’abord qu’ils avaient volé aussi les cochons, mais on les retrouva dans la matinée, occupés à déterrer des salades, dans différents jardins. Tout le troupeau avait profité de l’occasion et de la porte ouverte pour faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enlevé la volaille ; mais on s’en était tenu là . Mme Pignot, la boulangère, qui ne faisait pas d’élevage, cria bien toute la journée qu’on lui avait volé son battoir et une livre d’indigo, mais le fait ne fut jamais prouvé, ni inscrit sur le procès-verbal... Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durèrent tout le matin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit – Ah ! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontré un, il l’a bien dit Je le fusillais comme un lapin ! Et il ajoutait en nous regardant – C’est heureux qu’il n’ait pas rencontré Ganache, il était capable de tirer dessus. C’est tous la même race, qu’il dit, et Dessaigne le disait aussi. Personne cependant ne songeait à inquiéter nos nouveaux amis. C’est le lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer à son oncle que Ganache, comme leur voleur, était chaussé d’espadrilles. Ils furent d’accord pour trouver qu’il valait la peine de dire cela aux gendarmes. Ils décidèrent donc, en grand secret, d’aller dès leur premier loisir au chef-lieu de canton prévenir le brigadier de la gendarmerie. Durant les jours qui suivirent, le jeune bohémien, malade de sa blessure légèrement rouverte, ne parut pas. Sur la place de l’église, le soir, nous allions rôder, rien que pour voir sa lampe derrière le rideau rouge de la voiture. Pleins d’angoisse et de fièvre, nous restions là , sans oser approcher de l’humble bicoque, qui nous paraissait être le mystérieux passage et l’antichambre du Pays dont nous avions perdu le chemin. VI Une dispute dans la coulisse Tant d’anxiétés et de troubles divers, durant ces jours passés, nous avaient empêchés de prendre garde que mars était venu et que le vent avait molli. Mais le troisième jour après cette aventure, en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que c’était le printemps. Une brise délicieuse comme une eau tiédie coulait par-dessus le mur, une pluie silencieuse avait mouillé la nuit les feuilles des pivoines ; la terre remuée du jardin avait un goût puissant, et j’entendais, dans l’arbre voisin de la fenêtre, un oiseau qui essayait d’apprendre la musique... Meaulnes, à la première récréation, parla d’essayer tout de suite l’itinéraire qu’avait précisé l’écolier-bohémien. À grand-peine je lui persuadai d’attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fût sérieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur. Appuyés contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux poches et nu-tête, nous parlions et le vent tantôt nous faisait frissonner de froid, tantôt, par bouffées de tiédeur, réveillait en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah ! frère, compagnon, voyageur, comme nous étions persuadés, tous deux, que le bonheur était proche, et qu’il allait suffire de se mettre en chemin pour l’atteindre !... À midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendÃmes un roulement de tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d’œil, nous étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main... C’était Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures,  vu le beau temps », une grande représentation sur la place de l’église. À tout hasard,  pour se prémunir contre la pluie », une tente serait dressée. Suivait un long programme des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes distinguer vaguement  pantomimes... chansons... fantaisies équestres... », le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour. Pendant le dÃner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec un bourdonnement de conversations, les gens des faubourgs, par petits groupes, qui s’en allaient vers la place de l’église. Et nous étions là , tous deux, forcés de rester à table, trépignant d’impatience ! Vers neuf heures, enfin, nous entendÃmes des frottements de pieds et des rires étouffés à la petite grille les institutrices venaient nous chercher. Dans l’obscurité complète nous partÃmes en bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l’église illuminé comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la baraque ondulaient au vent... À l’intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d’ombre où s’étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l’épicière, les filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des paysans, d’autres gens encore. La représentation était avancée plus qu’à moitié. On voyait sur la piste une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C’était Ganache qui la commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous d’un air inquiet, la bouche ouverte, les yeux morts. Assis sur un tabouret, près de deux autres quinquets, à l’endroit où la piste communiquait avec la roulotte, nous reconnûmes, en fin maillot noir, front bandé, le meneur de jeu, notre ami. À peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui s’arrêtait toujours devant l’un de nous lorsqu’il fallait désigner la personne la plus aimable ou la plus brave de la société ; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu’il s’agissait de découvrir la plus menteuse, la plus avare ou  la plus amoureuse... » Et c’étaient autour d’elle des rires, des cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d’oies que pourchasse un épagneul !... À l’entracte, le meneur de jeu vint s’entretenir un instant avec M. Seurel, qui n’eût pas été plus fier d’avoir parlé à Talma ou à Léotard ; et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu’il disait de sa blessure – refermée ; de ce spectacle – préparé durant les longues journées d’hiver ; de leur départ – qui ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et nouvelles. Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime. Vers la fin de l’entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner l’entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s’écartèrent. Ce costume noir, cet air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d’un voyage, et qui s’entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident qu’une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme Pignot quelque chose que je n’entendis pas, mais certainement une injure, un mot provocant à l’adresse de notre ami. Ce devait être une menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s’empêcher de se retourner et de regarder l’autre, qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son côté... Tout ceci se passa d’ailleurs en quelques secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc à m’en apercevoir. Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait l’entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer, et un grand silence s’établit. Alors, derrière le rideau, tandis que s’apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n’entendions pas ce qui était dit, mais nous reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme – la première qui expliquait, qui se justifiait ; l’autre qui gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois – Mais malheureux ! disait celle-ci, pourquoi ne m’avoir pas dit... Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât l’oreille. Puis tout se tut, soudainement. L’altercation se poursuivit à voix basse ; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier – Les lampions, le rideau ! et à frapper du pied. VII Le bohémien enlève son bandeau Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face – sillonnée de rides, tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains à cacheter ! – d’un long pierrot en trois pièces mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste. Je ne saurais plus reconstituer aujourd’hui le sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s’être vainement et désespérément retenu sur ses pieds, il tomba. Il eut beau se relever ; c’était plus fort que lui il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il s’embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraÃnait dans sa chute une table énorme qu’on avait apportée sur la piste. Il finit par aller s’étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand-peine, le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d’inconcevables efforts. Et chaque fois qu’il tombait, il poussait un petit cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute, accompagné par les cris d’effroi des femmes. Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m’en rappeler la raison,  le pauvre pierrot qui tombe » sortant d’une de ses manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle tout une scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son qu’elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et au moment de la plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l’oreille, pour aller ensuite s’aplatir sur l’estomac de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines l’imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s’effondrèrent, les jambes en l’air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et dire – Nous avons, Messieurs et Mesdames, l’honneur de vous remercier ! Mais à ce moment même et au milieu de l’immense brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria – Regarde le bohémien ! Regarde ! Je l’ai enfin reconnu. Avant même d’avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait en moi et n’attendait que l’instant d’éclore, j’avais deviné ! Debout auprès d’un quinquet, à l’entrée de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur ses épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère, à la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entrouvertes, il feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse des cheveux, c’était tel que me l’avait décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du domaine inconnu. Il était évident qu’il avait ainsi enlevé son bandage pour être reconnu de nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous avoir jeté un coup d’œil d’entente et nous avoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriait d’ordinaire. – Et l’autre ! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l’ai-je pas reconnu tout de suite ! C’est le pierrot de la fête, là -bas... Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications avec la piste ; un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule qui s’écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, dans l’ombre où nous piétinions d’impatience. Dès qu’il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était clos déjà . Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était rentré et commençait à dormir. VIII Les gendarmes ! Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c’était Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s’était enfui avec lui. L’autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et d’aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance... Frantz de Galais nous avait jusqu’ici caché son nom et il avait feint d’ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d’être forcé de rentrer chez ses parents ; mais pourquoi, ce soir-là , lui avait-il plu soudain de se faire connaÃtre à nous et de nous laisser deviner la vérité tout entière ?... Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des spectateurs s’écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient pour là -bas ! Quel voyage sur la route mouillée ! Frantz expliquerait tout ; tout s’arrangerait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s’était interrompue... Quant à moi je marchais dans l’obscurité avec un gonflement de cÅ“ur indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible plaisir que donnait l’attente du jeudi jusqu’à la très grande découverte que nous venions de faire, jusqu’à la très grande chance qui nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de cÅ“ur, je m’approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l’on m’imposait parfois le supplice d’offrir mon bras, et spontanément je lui donnai la main. Amers souvenirs ! Vains espoirs écrasés ! Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux sur la place de l’église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et s’élança vers la place vide... Sur l’emplacement de la baraque et des voitures, il n’y avait plus qu’un pot cassé et des chiffons. Les bohémiens étaient partis... Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu’à chaque pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de s’élancer, d’abord sur la route du Vieux-Nançay, puis sur la route de Saint-Loup des Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire ? Dix traces de voitures s’embrouillaient sur la place, puis s’effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là , inertes. Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s’éparpillèrent à travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance d’un village... Mais il était trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fui avec son compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons qu’il étranglait. Prévenu à temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier son compagnon et lui vivaient quand la caisse de la roulotte était vide ; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de prendre du champ avant l’arrivée des gendarmes. Mais, ne craignant plus désormais qu’on tentât de le ramener au domaine de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de disparaÃtre. Un seul point resta toujours obscur comment Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne sÅ“ur pour la fièvre de son ami ? Mais n’était-ce pas là toute l’histoire du pauvre diable ? Voleur et chemineau d’un côté, bonne créature de l’autre... IX À la recherche du sentier perdu Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin ; les ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient ; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma mémoire. Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce jeudi-là , pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat d’Études Supérieures, les autres le concours de l’École Normale. Lorsque nous arrivâmes tous les deux, Meaulnes plein d’un regret et d’une agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très abattu, l’école était vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la poussière d’un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d’un planisphère. Comment rester là , devant un livre, à ruminer notre déception, tandis que tout nous appelait au-dehors les poursuites des oiseaux dans les branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux désir d’essayer au plus vite l’itinéraire incomplet vérifié par le bohémien – dernière ressource de notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé toutes les autres ?... Cela était au-dessus de nos forces ! Meaulnes marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s’il eût attendu quelqu’un qui ne viendrait certainement pas. – J’ai l’idée, me dit-il enfin, j’ai l’idée que ce n’est peut-être pas aussi loin que nous l’imaginons... » Frantz a supprimé sur mon plan toute une portion de la route que j’avais indiquée. » Cela veut dire, peut-être, que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long détour inutile... J’étais à moitié assis sur le coin d’une grande table, un pied par terre, l’autre ballant, l’air découragé et désÅ“uvré, la tête basse. – Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a duré toute la nuit. – Nous étions partis à minuit, répondit-il vivement. On m’a déposé à quatre heures du matin, à environ six kilomètres à l’ouest de Sainte-Agathe, tandis que j’étais parti par la route de La Gare à l’est. Il faut donc compter ces six kilomètres en moins entre Sainte-Agathe et le pays perdu. » Vraiment, il me semble qu’en sortant du bois des Communaux, on ne doit pas être à plus de deux lieues de ce que nous cherchons. – Ce sont précisément ces deux lieues-là qui manquent sur ta carte. – C’est vrai. Et la sortie du bois est bien à une lieue et demie d’ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinée... À cet instant MouchebÅ“uf arriva. Il avait une tendance irritante à se faire passer pour bon élève, non pas en travaillant mieux que les autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci. – Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En tête Jasmin Delouche qui connaÃt les nids. Et, voulant faire le bon apôtre, il commença à raconter tout ce qu’ils avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en décidant cette expédition. – S’ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, car je m’en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi. MouchebÅ“uf resta ébahi. – Ne viens-tu pas ? me demanda Augustin, s’arrêtant une seconde sur le seuil de la porte entrouverte – ce qui fit entrer dans la pièce grise, en une bouffée d’air tiédi par le soleil, un fouillis de cris, d’appels, de pépiements, le bruit d’un seau sur la margelle du puits et le claquement d’un fouet au loin. – Non, dis-je, bien que la tentation fût forte, je ne puis pas, à cause de M. Seurel. Mais hâte-toi. Je t’attendrai avec impatience. Il fit un geste vague et partit, très vite, plein d’espoir. Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitté sa veste d’alpaga noir, revêtu un paletot de pêcheur aux vastes poches boutonnées, un chapeau de paille et de courtes jambières vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu’il ne fut guère surpris de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre MouchebÅ“uf qui lui répéta trois fois que les gars avaient dit – S’il a besoin de nous, qu’il vienne donc nous chercher ! Et il commanda – Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les dénicher à notre tour... Pourras-tu marcher jusque-là , François ? J’affirmai que oui et nous partÃmes. Il fut entendu que MouchebÅ“uf conduirait M. Seurel et lui servirait d’appeau... C’est-à -dire que, connaissant les futaies où se trouvaient les dénicheurs, il devait de temps à autre crier à toute voix – Hop ! Holà ! Giraudat ! Delouche ! Où êtes-vous ?... Y en a-t-il ?... En avez-vous trouvé ?... Quant à moi, je fus chargé, à mon vif plaisir, de suivre la lisière est du bois, pour le cas où les écoliers fugitifs chercheraient à s’échapper de ce côté. Or, dans le plan rectifié par le bohémien et que nous avions maintes fois étudié avec Meaulnes, il semblait qu’un chemin à un trait, un chemin de terre, partÃt de cette lisière du bois pour aller dans la direction du Domaine. Si j’allais le découvrir ce matin !... Je commençai à me persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir perdu... La merveilleuse promenade !... Dès que nous eûmes passé le Glacis et contourné le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on eût dit qu’il partait en guerre – je crois bien qu’il avait mis dans sa poche un vieux pistolet – et ce traÃtre de MouchebÅ“uf. Prenant un chemin de traverse, j’arrivai bientôt à la lisière du bois, seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une patrouille que son caporal a perdue. Me voici, j’imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du bois, l’endroit le plus frais et le plus caché du pays, tandis que mon grand frère aussi est parti à la découverte. C’est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe sous les basses branches d’arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent être des aulnes. J’ai sauté tout à l’heure un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie d’herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes. Parfois mon pied se pose, durant quelque pas, sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j’entends un oiseau – je m’imagine que c’est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu’ils ne chantent que le soir – un oiseau qui répète obstinément la même phrase voix de la matinée, parole dite sous l’ombrage, invitation délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m’accompagner sous la feuille. Pour la première fois me voilà , moi aussi, sur le chemin de l’aventure. Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, sous la direction de M. Seurel, ni des orchis que le maÃtre d’école ne connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent dans le champ du père Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d’un grillage, enfouie sous tant d’herbes folles qu’il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C’est le passage dont il est question dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n’a pu trouver l’entrée. Cela se découvre à l’heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu’il va être onze heures, midi... Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage inégalement écartées, on l’aperçoit comme une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumière tout petit. Mais tandis que j’espère et m’enivre ainsi, voici que brusquement je débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement un pré. Je suis arrivé sans y penser à l’extrémité des Communaux, que j’avais toujours imaginée infiniment loin. Et voici à ma droite, entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l’ombre, la maison du garde. Deux paires de bas sèchent sur l’appui de la fenêtre. Les années passées, lorsque nous arrivions à l’entrée du bois, nous disions toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l’immense allée noire  C’est là -bas la maison du garde ; la maison de Baladier. » Mais jamais nous n’avions poussé jusque-là . Nous entendions dire quelquefois, comme s’il se fût agi d’une expédition extraordinaire  Il a été jusqu’à la maison du garde !... » Cette fois, je suis allé jusqu’à la maison de Baladier, et je n’ai rien trouvé. Je commençais à souffrir de ma jambe fatiguée et de la chaleur que je n’avais pas sentie jusque-là ; je craignais de faire tout seul le chemin du retour, lorsque j’entendis près de moi l’appeau de M. Seurel, la voix de MouchebÅ“uf, puis d’autres voix qui m’appelaient... Il y avait là une troupe de six grands gamins, où, seul, le traÃtre MouchebÅ“uf avait l’air triomphant. C’était Giraudat, Auberger, Delage et d’autres... Grâce à l’appeau, on avait pris les uns grimpés dans un merisier isolé au milieu d’une clairière ; les autres en train de dénicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, à la blouse crasseuse, avait caché les petits dans son estomac, entre sa chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s’étaient enfuis à l’approche de M. Seurel ce devait être Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d’abord répondu par des plaisanteries à l’adresse de  Mouchevache ! », que répétaient les échos des bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sûr de son affaire, avait répondu, vexé – Vous n’avez qu’à descendre, vous savez ! M. Seurel est là ... Alors tout s’était tu subitement ; ç’avait été une fuite silencieuse à travers le bois. Et comme ils le connaissaient à fond, il ne fallait pas songer à les rejoindre. On ne savait pas non plus où le grand Meaulnes était passé. On n’avait pas entendu sa voix ; et l’on dut renoncer à poursuivre les recherches. Il était plus que midi lorsque nous reprÃmes la route de Sainte-Agathe, lentement, la tête basse, fatigués, terreux. À la sortie du bois, lorsque nous eûmes frotté et secoué la boue de nos souliers sur la route sèche, le soleil commença de frapper dur. Déjà ce n’était plus ce matin de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l’après-midi avaient commencé. De loin en loin un coq criait, cri désolé ! dans les fermes désertes aux alentours de la route. À la descente du Glacis, nous nous arrêtâmes un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui avaient repris leur travail après le déjeuner. Ils étaient accoudés à la barrière, et M. Seurel leur disait – De fameux galopins ! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons dans sa chemise. Ils ont fait là dedans ce qu’ils ont voulu. C’est du propre... Il me semblait que c’était de ma débâcle aussi que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant la tête, mais ils ne donnaient pas tout à fait tort aux jeunes gars qu’ils connaissaient bien. Ils nous confièrent même, lorsque M. Seurel eut repris la tête de la colonne – Il y en a un autre qui est passé, un grand, vous savez bien... Il a dû rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l’a fait monter, il est descendu, plein de terre, tout déchiré, ici, à l’entrée du chemin des Granges ! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais que vous n’étiez pas de retour encore. Et il a continué tout doucement sa route vers Sainte-Agathe. En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand Meaulnes, l’air brisé de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il répondit que lui aussi était parti à la recherche des écoliers buissonniers. Et à celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en hochant la tête avec découragement – Non ! rien ! rien qui ressemble à ça. Après déjeuner, dans la classe fermée, noire et vide, au milieu du pays radieux, il s’assit à l’une des grandes tables et, la tête dans les bras, il dormit longtemps, d’un sommeil triste et lourd. Vers le soir, après un long instant de réflexion, comme s’il venait de prendre une décision importante, il écrivit une lettre à sa mère. Et c’est tout ce que je me rappelle de cette morne fin d’un grand jour de défaite. X La lessive Nous avions escompté trop tôt la venue du printemps. Le lundi soir, nous voulûmes faire nos devoirs aussitôt après quatre heures comme en plein été, et pour y voir plus clair nous sortÃmes deux grandes tables dans la cour. Mais le temps s’assombrit tout de suite ; une goutte de pluie tomba sur un cahier ; nous rentrâmes en hâte. Et de la grande salle obscurcie, par les larges fenêtres, nous regardions silencieusement dans le ciel gris la déroute des nuages. Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignée de croisée, ne put s’empêcher de dire, comme s’il eût été fâché de sentir monter en lui tant de regret – Ah ! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j’étais sur la route, dans la voiture de La Belle-Étoile. – Sur quelle route ? demanda Jasmin. Mais Meaulnes ne répondit pas. – Moi, dis-je, pour faire diversion, j’aurais aimé voyager comme cela en voiture, par la pluie battante, abrité sous un grand parapluie. – Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre. – Il ne pleuvait pas et je n’avais pas envie de lire, répondit Meaulnes, je ne pensais qu’à regarder le pays. Mais lorsque Giraudat, à son tour, demanda de quel pays il s’agissait, Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit – Je sais... Toujours la fameuse aventure !... Il avait dit ces mots d’un ton conciliant et important, comme s’il eût été lui-même un peu dans le secret. Ce fut peine perdue ; ses avances lui restèrent pour compte ; et comme la nuit tombait, chacun s’en fut au galop, la blouse relevée sur la tête, sous la froide averse. Jusqu’au jeudi suivant le temps resta à la pluie. Et ce jeudi-là fut plus triste encore que le précédent. Toute la campagne était baignée dans une sorte de brume glacée comme aux plus mauvais jours de l’hiver. Millie, trompée par le beau soleil de l’autre semaine, avait fait faire la lessive, mais il ne fallait pas songer à mettre sécher le linge sur les haies du jardin, ni même sur des cordes dans le grenier, tant l’air était humide et froid. En discutant avec M. Seurel, il lui vint l’idée d’étendre sa lessive dans les classes, puisque c’était jeudi, et de chauffer le poêle à blanc. Pour économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger, on ferait cuire les repas sur le poêle et nous nous tiendrions toute la journée dans la grande salle du Cours. Au premier instant, – j’étais si jeune encore ! – je considérai cette nouveauté comme une fête. Morne fête !... Toute la chaleur du poêle était prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et mollement une petite pluie d’hiver. C’est là pourtant que dès neuf heures du matin, dévoré d’ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les barreaux du grand portail, où nous appuyions silencieusement nos têtes, nous regardâmes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d’un enterrement venu du fond de la campagne. Le cercueil amené dans une charrette à bÅ“ufs, était déchargé sur une dalle, au pied de la grande croix où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles du bohémien ! Où était-il maintenant, le jeune capitaine qui si bien menait l’abordage ?... Le curé et les chantres vinrent comme c’était l’usage au devant du cercueil posé là , et les tristes chants arrivaient jusqu’à nous. Ce serait là , nous le savions, le seul spectacle de la journée qui s’écoulerait tout entière comme une eau jaunie dans un caniveau. – Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage. Apprends-le, Seurel j’ai écrit à ma mère jeudi dernier pour lui demander de finir mes études à Paris. C’est aujourd’hui que je pars. Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa tête. Inutile de demander si sa mère, qui était riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là . Inutile aussi de demander pourquoi soudainement il désirait s’en aller à Paris !... Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe d’où il était parti pour son aventure. Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n’avais pas sentie d’abord. – Pâques approche ! dit-il pour m’expliquer avec un soupir. – Dès que tu l’auras trouvé là -bas, tu m’écriras, n’est-ce pas ? demandai-je. – C’est promis, bien sûr. N’es-tu pas mon compagnon et mon frère ?... Et il me posa la main sur l’épaule. Peu à peu je comprenais que c’était bien fini, puisqu’il voulait terminer ses études à Paris ; jamais plus je n’aurais avec moi mon grand camarade. Il n’y avait d’espoir pour nous réunir qu’en cette maison de Paris où devait se retrouver la trace de l’aventure perdue... Mais de voir Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c’était là pour moi ! Mes parents furent avertis M. Seurel se montra très étonné, mais se rendit bien vite aux raisons d’Augustin ; Millie, femme d’intérieur, se désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre maison dans un désordre inaccoutumé... La malle, hélas ! fut bientôt faite. Nous cherchâmes sous l’escalier ses souliers des dimanches ; dans l’armoire, un peu de linge ; puis ses papiers et ses livres d’école – tout ce qu’un jeune homme de dix-huit ans possède au monde. À midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café Daniel en compagnie d’Augustin, et l’emmena sans donner presque aucune explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous leur dÃmes au revoir ; et la voiture disparut au tournant des Quatre-Routes. Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide salle à manger remettre en ordre ce qui avait été dérangé. Quant à moi, je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face d’une longue soirée de jeudi – avec l’impression que, dans cette vieille voiture, mon adolescence venait de s’en aller pour toujours. XI Je trahis... Que faire ? Le temps s’élevait un peu. On eût dit que le soleil allait se montrer. Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De temps à autre mon père traversait la cour, pour remplir un seau de charbon dont il bourrait le poêle. J’apercevais les linges blancs pendus aux cordes et je n’avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit transformé en séchoir, pour m’y trouver en tête-à -tête avec l’examen de la fin de l’année, ce concours de l’École Normale qui devait être désormais ma seule préoccupation. Chose étrange à cet ennui qui me désolait se mêlait comme une sensation de liberté. Meaulnes parti, toute cette aventure terminée et manquée, il me semblait du moins que j’étais libéré de cet étrange souci, de cette occupation mystérieuse, qui ne me permettaient plus d’agir comme tout le monde. Meaulnes parti, je n’étais plus son compagnon d’aventures, le frère de ce chasseur de pistes ; je redevenais un gamin du bourg pareil aux autres. Et cela était facile et je n’avais qu’à suivre pour cela mon inclination la plus naturelle. Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d’une ficelle, puis lâchant en l’air trois marrons attachés qui retombèrent dans la cour. Mon désÅ“uvrement était si grand que je pris plaisir à lui relancer deux ou trois fois ses marrons de l’autre côté du mur. Soudain je le vis abandonner ce jeu puéril pour courir vers un tombereau qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de grimper par derrière sans même que la voiture s’arrêtât. Je reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin conduisait ; le gros Boujardon était debout. Ils revenaient du pré. – Viens avec nous, François ! cria Jasmin, qui devait savoir déjà que Meaulnes était parti. Ma foi ! sans avertir personne, j’escaladai la voiture cahotante et me tins comme les autres, debout, appuyé contre un des montants du tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche... Nous sommes maintenant dans l’arrière-boutique, chez la bonne femme qui est en même temps épicière et aubergiste. Un rayon de soleil blanc glisse à travers la fenêtre basse sur les boÃtes en fer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le gros Boujardon s’assoit sur l’appui de la fenêtre et tourné vers nous, avec un gros rire d’homme pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. À la portée de la main, sur un tonneau, la boÃte est ouverte et entamée. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une sorte d’intimité de mauvais aloi s’est établie entre nous. Jasmin et Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma vie a changé tout d’un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis très longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais finie. Le petit Roy a déniché sous une planche une bouteille de liqueur entamée. Delouche nous offre à chacun la goutte, mais il n’y a qu’un verre et nous buvons tous dans le même. On me sert le premier avec un peu de condescendance comme si je n’étais pas habitué à ces mÅ“urs de chasseurs et de paysans... Cela me gêne un peu. Et comme on vient à parler de Meaulnes, l’envie me prend, pour dissiper cette gêne et retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini maintenant de ses aventures ici ?... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Est-ce que je raconte mal cette histoire ? Elle ne produit pas l’effet que j’attendais. Mes compagnons, en bons villageois que rien n’étonne, ne sont pas surpris pour si peu. – C’était une noce, quoi ! dit Boujardon. Delouche en a vu une, à Préveranges, qui était plus curieuse encore. Le château ? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont entendu parler. La jeune fille ? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son année de service. – Il aurait dû, ajoute l’un d’eux, nous en parler et nous montrer son plan au lieu de confier cela à un bohémien !... Empêtré dans mon insuccès, je veux profiter de l’occasion pour exciter leur curiosité je me décide à expliquer qui était ce bohémien ; d’où il venait ; son étrange destinée... Boujardon et Delouche ne veulent rien entendre  C’est celui-là qui a tout fait. C’est lui qui a rendu Meaulnes insociable, Meaulnes qui était un si brave camarade ! C’est lui qui a organisé toutes ces sottises d’abordages et d’attaques nocturnes, après nous avoir tous embrigadés comme un bataillon scolaire... » – Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tête à petits coups, j’ai rudement bien fait de le dénoncer aux gendarmes. En voilà un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore !... Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourné si nous n’avions pas considéré l’affaire d’une façon si mystérieuse et si tragique. C’est l’influence de ce Frantz qui a tout perdu... Mais soudain, tandis que je suis absorbé dans ces réflexions, il se fait du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon de goutte derrière un tonneau ; le gros Boujardon dégringole du haut de sa fenêtre, met le pied sur une bouteille vide et poussiéreuse qui roule, et manque deux fois de s’étaler. Le petit Roy les pousse par derrière, pour sortir plus vite, à demi suffoqué de rire. Sans bien comprendre ce qui se passe je m’enfuis avec eux, nous traversons la cour et nous grimpons par une échelle dans un grenier à foin. J’entends une voix de femme qui nous traite de propres-à -rien !... – Je n’aurais pas cru qu’elle serait rentrée si tôt, dit Jasmin tout bas. Je comprends, maintenant seulement, que nous étions là en fraude, à voler des gâteaux et de la liqueur. Je suis déçu comme ce naufragé qui croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c’était un singe. Je ne songe plus qu’à quitter ce grenier, tant ces aventures-là me déplaisent. D’ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par derrière, traverser deux jardins, contourner une mare ; je me retrouve dans la rue mouillée, boueuse, où se reflète la lueur du café Daniel. Je ne suis pas fier de ma soirée. Me voici aux Quatre-Routes. Malgré moi, tout d’un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel qui me sourit ; un dernier signe de la main – et la voiture disparaÃt... Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui était si tragique et si beau. Déjà tout me paraÃt moins facile. Dans la grande classe où l’on m’attend pour dÃner, de brusques courants d’air traversent la maigre tiédeur que répand le poêle. Je grelotte, tandis qu’on me reproche mon après-midi de vagabondage. Je n’ai pas même, pour rentrer dans la régulière vie passée, la consolation de prendre place à table et de retrouver mon siège habituel. On n’a pas mis la table ce soir-là ; chacun dÃne sur ses genoux, où il peut, dans la salle de classe obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poêle, qui devait être la récompense de ce jeudi passé dans l’école, et qui a brûlé sur les cercles rougis. Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour étouffer le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux fois je me suis éveillé, au milieu de la nuit, croyant entendre, la première fois, le craquement du lit voisin, où Meaulnes avait coutume de se retourner brusquement d’une seule pièce, et, l’autre fois, son pas léger de chasseur aux aguets, à travers les greniers du fond... XII Les trois lettres de Meaulnes De toute ma vie je n’ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles sont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que je les relis la même tristesse que naguère. La première m’arriva dès le surlendemain de son départ.  Mon cher François, » Aujourd’hui, dès mon arrivée à Paris, je suis allé devant la maison indiquée. Je n’ai rien vu. Il n’y avait personne. Il n’y aura jamais personne. » La maison que disait Frantz est un petit hôtel à un étage. La chambre de Mlle de Galais doit être au premier. Les fenêtres du haut sont les plus cachées par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit très bien. Tous les rideaux sont fermés et il faudrait être fou pour espérer qu’un jour, entre ces rideaux tirés, le visage d’Yvonne de Galais puisse apparaÃtre. » C’est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres déjà verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient indéfiniment. » Pendant près de deux heures, je me suis promené de long en large sous les fenêtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrêté pour boire, de façon à n’être pas pris pour un bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j’ai repris ce guet sans espoir. » La nuit est venue. Les fenêtres se sont allumées un peu partout mais non pas dans cette maison. Il n’y a certainement personne. Et pourtant Pâques approche. » Au moment où j’allais partir, une jeune fille, ou une jeune femme – je ne sais – est venue s’asseoir sur un des bancs mouillés de pluie. Elle était vêtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis parti, elle était encore là , immobile malgré le froid du soir, à attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de fous comme moi. » Augustin » Le temps passa. Vainement j’attendis un mot d’Augustin le lundi de Pâques et durant tous les jours qui suivirent – jours où il semble, tant ils sont calmes après la grande fièvre de Pâques, qu’il n’y ait plus qu’à attendre l’été. Juin ramena le temps des examens et une terrible chaleur dont la buée suffocante planait sur le pays sans qu’un souffle de vent la vÃnt dissiper. La nuit n’apportait aucune fraÃcheur et par conséquent aucun répit à ce supplice. C’est durant cet insupportable mois de juin que je reçus la deuxième lettre du grand Meaulnes.  Juin 189... » Mon cher ami, » Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La douleur, que je n’avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps. » Tous les soirs j’allais m’asseoir sur ce banc, guettant, réfléchissant, espérant malgré tout. » Hier après dÃner, la nuit était noire et étouffante. Des gens causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par les lumières, les appartements des seconds, des troisièmes étages étaient éclairés. Çà et là , une fenêtre que l’été avait ouverte toute grande... On voyait la lampe allumée sur la table, refoulant à peine autour d’elle la chaude obscurité de juin ; on voyait presque jusqu’au fond de la pièce... Ah ! si la fenêtre noire d’Yvonne de Galais s’était allumée aussi, j’aurais osé, je crois, monter l’escalier, frapper, entrer... » La jeune fille de qui je t’ai parlé était là encore, attendant comme moi. Je pensai qu’elle devait connaÃtre la maison et je l’interrogeai » – Je sais, a-t-elle dit, qu’autrefois, dans cette maison, une jeune fille et son frère venaient passer les vacances. Mais j’ai appris que le frère avait fui le château de ses parents sans qu’on puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s’est mariée. C’est ce qui vous explique que l’appartement soit fermé. » Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La nuit – c’était la nuit dernière – lorsque enfin les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser dormir, j’ai commencé d’entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient que de loin en loin. Mais quand l’un était passé, malgré moi, j’attendais l’autre le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur l’asphalte... Et cela répétait c’est la ville déserte, ton amour perdu, la nuit interminable, l’été, la fièvre... » Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse. » Augustin » Lettres de peu de confidence quoi qu’il paraisse, Meaulnes ne me disait ni pourquoi il était resté si longtemps silencieux, ni ce qu’il comptait faire maintenant. J’eus l’impression qu’il rompait avec moi, parce que son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J’eus beau lui écrire, en effet, je ne reçus plus de réponse. Un mot de félicitations seulement, lorsque j’obtins mon Brevet simple. En septembre je sus par un camarade d’école qu’il était venu en vacances chez sa mère à La Ferté-d’Angillon. Mais nous dûmes, cette année-là , invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j’eusse pu le voir. À la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m’étais remis avec une morne ardeur à préparer le Brevet supérieur, dans l’espoir d’être nommé instituteur l’année suivante, sans passer par l’École Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que j’aie jamais reçues d’Augustin  Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J’attends encore, sans le moindre espoir, par folie. À la fin de ces froids dimanches d’automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à rentrer, à fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là -bas, dans la rue gelée. » Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du côté de La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas. » Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que quelqu’un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce serait elle.  Je me suis un peu attardée », dirait-elle simplement. Et toute peine et toute démence s’évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée ; elle apporte avec elle le goût de brume du dehors ; et tandis qu’elle s’approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin si doux penché vers la flamme... » Hélas ! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la jeune fille du domaine perdu l’ouvrirait-elle, que je n’ai maintenant plus rien à lui dire. » Notre aventure est finie. L’hiver de cette année est mort comme la tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée. » Seurel, je te demandais l’autre jour de penser à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux m’oublier. Il vaudrait mieux tout oublier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . » A. M. » Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant d’une mystérieuse vie la place de l’église sans bohémiens ; la cour d’école que les gamins désertaient à quatre heures... la salle de classe où j’étudiais seul et sans goût... En février, pour la première fois de l’hiver, la neige tomba, ensevelissant définitivement notre roman d’aventures de l’an passé, brouillant toute piste, effaçant les dernières traces. Et je m’efforçai, comme Meaulnes me l’avait demandé dans sa lettre, de tout oublier. Troisième partie I La baignade Fumer la cigarette, se mettre de l’eau sucrée sur les cheveux pour qu’ils frisent, embrasser les filles du Cours Complémentaire dans les chemins et crier  À la cornette ! » derrière la haie pour narguer la religieuse qui passe, c’était la joie de tous les mauvais drôles du pays. À vingt ans, d’ailleurs, les mauvais drôles de cette espèce peuvent très bien s’amender et deviennent parfois des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drôle en question a la figure déjà vieillotte et fanée, lorsqu’il s’occupe des histoires louches des femmes du pays, lorsqu’il dit de Gilberte Poquelin mille bêtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n’est pas encore désespéré... C’était le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi, mais certainement sans aucun désir de passer les examens, à suivre le Cours Supérieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre temps, il apprenait avec son oncle Dumas le métier de plâtrier. Et bientôt ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garçon très doux, le fils de l’adjoint qui s’appelait Denis, furent les seuls grands élèves que j’aimasse à fréquenter, parce qu’ils étaient  du temps de Meaulnes ». Il y avait d’ailleurs, chez Delouche, un désir très sincère d’être mon ami. Pour tout dire, lui qui avait été l’ennemi du grand Meaulnes, il eût voulu devenir le grand Meaulnes de l’école tout au moins regrettait-il peut-être de n’avoir pas été son lieutenant. Moins lourd que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait apporté, dans notre vie, d’extraordinaire. Et souvent je l’entendais répéter  Il le disait bien, le grand Meaulnes... » ou encore  Ah ! disait le grand Meaulnes... » Outre que Jasmin était plus homme que nous, le vieux petit gars disposait de trésors d’amusements qui consacraient sur nous sa supériorité un chien de race mêlée, aux longs poils blancs, qui répondait au nom agaçant de Bécali et rapportait les pierres qu’on lançait au loin, sans avoir d’aptitude bien nette pour aucun autre sport ; une vieille bicyclette achetée d’occasion et sur quoi Jasmin nous faisait quelquefois monter, le soir après le cours, mais avec laquelle il préférait exercer les filles du pays ; enfin et surtout un âne blanc et aveugle qui pouvait s’atteler à tous les véhicules. C’était l’âne de Dumas, mais il le prêtait à Jasmin quand nous allions nous baigner au Cher, en été. Sa mère, à cette occasion, donnait une bouteille de limonade que nous mettions sous le siège, parmi les caleçons de bains desséchés. Et nous partions, huit ou dix grands élèves du cours, accompagnés de M. Seurel, les uns à pied, les autres grimpés dans la voiture à âne, qu’on laissait à la ferme de Grand’Fons, au moment où le chemin du Cher devenait trop raviné. J’ai lieu de me rappeler jusqu’en ses moindres détails une promenade de ce genre, où l’âne de Jasmin conduisit au Cher nos caleçons, nos bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions à pied par derrière. On était au mois d’août. Nous venions de passer les examens. Délivrés de ce souci, il nous semblait que tout l’été, tout le bonheur nous appartenaient, et nous marchions sur la route en chantant, sans savoir quoi ni pourquoi, au début d’un bel après-midi de jeudi. Il n’y eut, à l’aller, qu’une ombre à ce tableau innocent. Nous aperçûmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l’air doux et effronté d’une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et prit un chemin détourné, pour aller chercher du lait sans doute. Le petit Coffin proposa aussitôt à Jasmin de la suivre. – Ce ne serait pas la première fois que j’irais l’embrasser... dit l’autre. Et il se mit à raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s’engageait dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route, dans la voiture à âne. Une fois là , pourtant, la bande commença à s’égrener. Delouche lui-même paraissait peu soucieux de s’attaquer devant nous à la gamine qui filait, et il ne l’approcha pas à plus de cinquante mètres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des petits coups de sifflets galants, puis nous rebroussâmes chemin, un peu mal à l’aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il fallut courir. Nous ne chantions plus. Nous nous déshabillâmes et rhabillâmes dans les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du soleil. Les pieds dans le sable et la vase desséchée, nous ne pensions qu’à la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraÃchissait dans la fontaine de Grand’Fons, une fontaine creusée dans la rive même du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux ou trois bêtes pareilles à des cloportes ; mais l’eau était si claire, si transparente, que les pêcheurs n’hésitaient pas à s’agenouiller, les deux mains sur chaque bord, pour y boire. Hélas ! ce fut ce jour-là comme les autres fois... Lorsque, tous habillés, nous nous mettions en rond, les jambes croisées en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade rafraÃchie, il ne revenait guère à chacun, lorsqu’on avait prié M. Seurel de prendre sa part, qu’un peu de mousse qui piquait le gosier et ne faisait qu’irriter la soif. Alors, à tour de rôle, nous allions à la fontaine que nous avions d’abord méprisée, et nous approchions lentement le visage de la surface de l’eau pure. Mais tous n’étaient pas habitués à ces mÅ“urs d’hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n’arrivaient pas à se désaltérer les uns, parce qu’ils n’aimaient pas l’eau, d’autres, parce qu’ils avaient le gosier serré par la peur d’avaler un cloporte, d’autres, trompés par la grande transparence de l’eau immobile et n’en sachant pas calculer exactement la surface, s’y baignaient la moitié du visage en même temps que la bouche et aspiraient âcrement par le nez une eau qui leur semblait brûlante, d’autres enfin pour toutes ces raisons à la fois... N’importe ! il nous semblait, sur ces bords arides du Cher, que toute la fraÃcheur terrestre était enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononcé n’importe où, c’est à celle-là , pendant longtemps, que je pense. Le retour se fit à la brune, avec insouciance d’abord, comme l’aller. Le chemin de Grand’Fons, qui remontait vers la route, était un ruisseau l’hiver et, l’été, un ravin impraticable, coupé de trous et de grosses racines, qui montait dans l’ombre entre de grandes haies d’arbres. Une partie des baigneurs s’y engagea par jeu. Mais nous suivÃmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux, parallèle à celui-là , qui longeait la terre voisine. Nous entendions causer et rire les autres, près de nous, au-dessous de nous, invisibles dans l’ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d’homme... Au faÃte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir qu’on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle des feuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont le bourdonnement grinçait tout à coup. Beau soir d’été calme !... Retour, sans espoir mais sans désir, d’une pauvre partie de campagne... Ce fut encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiétude... Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l’endroit où il reste deux grosses vieilles pierres qu’on dit être les vestiges d’un château fort, il en vint à parler des domaines qu’il avait visités et spécialement d’un domaine à demi abandonné aux environs du Vieux-Nançay le domaine des Sablonnières. Avec cet accent de l’Allier qui arrondit vaniteusement certains mots et abrège avec préciosité les autres, il racontait avoir vu quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine de cette vieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient gravés ces mots Ci-gÃt le chevalier Galois Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle. – Ah ! bah ! tiens ! disait M. Seurel, avec un léger haussement d’épaules, un peu gêné du ton que prenait la conversation, mais désireux cependant de nous laisser parler comme des hommes. Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s’il y avait passé sa vie. Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et lui avaient été intrigués par la vieille tourelle grise qu’on apercevait au-dessus des sapins. Il y avait là , au milieu des bois, tout un dédale de bâtiments ruinés que l’on pouvait visiter en l’absence des maÃtres. Un jour, un garde de l’endroit, qu’ils avaient fait monter dans leur voiture, les avait conduits dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait tout abattre ; il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une petite maison de plaisance. Les habitants étaient toujours les mêmes un vieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille. Il parlait... Il parlait... J’écoutais attentivement, sentant sans m’en rendre compte qu’il s’agissait là d’une chose bien connue de moi, lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras, frappé d’une idée qui ne lui était jamais venue – Tiens, mais, j’y pense, dit-il, c’est là que Meaulnes – tu sais, le grand Meaulnes ? – avait dû aller. » Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des idées extraordinaires... Je ne l’écoutais plus, persuadé dès le début qu’il avait deviné juste et que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de s’ouvrir, net et facile comme une route familière, le chemin du Domaine sans nom. II Chez Florentin Autant j’avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé, autant je devins résolu et, comme on dit chez nous,  décidé », lorsque je sentis que dépendait de moi l’issue de cette grave aventure. Ce fut, je crois bien, à dater de ce soir-là que mon genou cessa définitivement de me faire mal. Au Vieux-Nançay, qui était la commune du domaine des Sablonnières, habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle Florentin, un commerçant chez qui nous passions quelquefois la fin de septembre. Libéré de tout examen, je ne voulus pas attendre et j’obtins d’aller immédiatement voir mon oncle. Mais je décidai de ne rien faire savoir à Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. À quoi bon en effet l’arracher à son désespoir pour l’y replonger ensuite plus profondément peut-être ? Le Vieux-Nançay fut pendant très longtemps le lieu du monde que je préférais, le pays des fins de vacances, où nous n’allions que bien rarement, lorsqu’il se trouvait une voiture à louer pour nous y conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la famille qui habitait là -bas, et c’est pourquoi sans doute Millie se faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me souciais bien de ces fâcheries !... Et sitôt arrivé, je me perdais et m’ébattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me ravissaient. Nous descendions chez l’oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient un garçon de mon âge, le cousin Firmin, et huit filles, dont les aÃnées, Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils tenaient un très grand magasin à l’une des entrées de ce bourg de Sologne, devant l’église – un magasin universel, auquel s’approvisionnaient tous les châtelains-chasseurs de la région, isolés dans la contrée perdue, à trente kilomètres de toute gare. Ce magasin, avec ses comptoirs d’épicerie et de rouennerie, donnait par de nombreuses fenêtres sur la route et par la porte vitrée sur la grande place de l’église. Mais, chose étrange, quoique assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue dans tout la boutique tenait lieu de plancher. Par derrière, c’étaient six chambres, chacune remplie d’une seule et même marchandise la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la chambre aux lampes... que sais-je ? Il me semblait, lorsque j’étais enfant et que je traversais ce dédale d’objets de bazar, que je n’en épuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, à cette époque encore, je trouvais qu’il n’y avait de vraies vacances que passées en ce lieu. La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s’ouvrait sur le magasin – cuisine où brillaient aux fins de septembre de grandes flambées de cheminée, où les chasseurs et les braconniers qui vendaient du gibier à Florentin venaient de grand matin se faire servir à boire, tandis que les petites filles, déjà levées, couraient, criaient, se passaient les unes aux autres du  sent-y-bon » sur leurs cheveux lissés. Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis montraient mon père – on mettait longtemps à le reconnaÃtre en uniforme – au milieu de ses camarades d’École Normale... C’est, là que se passaient nos matinées ; et aussi dans la cour où Florentin faisait pousser des dahlias et élevait des pintades ; où l’on torréfiait le café, assis sur des boÃtes à savon ; où nous déballions des caisses remplies d’objets divers précieusement enveloppés et dont nous ne savions pas toujours le nom... Toute la journée, le magasin était envahi par des paysans ou par les cochers des châteaux voisins. À la porte vitrée s’arrêtaient et s’égouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues du fond de la campagne. Et de la cuisine nous écoutions ce que disaient les paysannes, curieux de toutes leurs histoires... Mais le soir, après huit heures, lorsque avec des lanternes on portait le foin aux chevaux dont la peau fumait dans l’écurie – tout le magasin nous appartenait ! Marie-Louise, qui était l’aÃnée de mes cousines, mais une des plus petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la boutique ; elle nous encourageait à venir la distraire. Alors, Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande boutique, sous les lampes d’auberge, tournant les moulins à café, faisant des tours de force sur les comptoirs ; et parfois Firmin allait chercher dans les greniers, car la terre battue invitait à la danse, quelque vieux trombone plein de vert-de-gris... Je rougis encore à l’idée que, les années précédentes, Mlle de Galais eût pu venir à cette heure et nous surprendre au milieu de ces enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombée de la nuit, un soir de ce mois d’août, tandis que je causais tranquillement avec Marie-Louise et Firmin, que je la vis pour la première fois... Dès le soir de mon arrivée au Vieux-Nançay, j’avais interrogé mon oncle Florentin sur le domaine des Sablonnières. – Ce n’est plus un domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les acquéreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bâtiments pour agrandir leurs terrains de chasse ; la cour d’honneur n’est plus maintenant qu’une lande de bruyères et d’ajoncs. Les anciens possesseurs n’ont gardé qu’une petite maison d’un étage et la ferme. Tu auras bien l’occasion de voir ici Mlle de Galais ; c’est elle-même qui vient faire ses provisions, tantôt en selle, tantôt en voiture, mais toujours avec le même cheval, le vieux Bélisaire... C’est un drôle d’équipage ! J’étais si troublé que je ne savais plus quelle question poser pour en apprendre davantage. – Ils étaient riches, pourtant ? – Oui. M. de Galais donnait des fêtes pour amuser son fils, un garçon étrange, plein d’idées extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait ce qu’il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars de Paris et d’ailleurs... » Toutes les Sablonnières étaient en ruine, Mme de Galais près de sa fin, qu’ils cherchaient encore à l’amuser et lui passaient toutes ses fantaisies. C’est l’hiver dernier – non, l’autre hiver, qu’ils ont fait leur plus grande fête costumée. Ils avaient invité moitié gens de Paris et moitié gens de campagne. Ils avaient acheté ou loué des quantités d’habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour amuser Frantz de Galais. On disait qu’il allait se marier et qu’on fêtait là ses fiançailles. Mais il était bien trop jeune. Et tout a cassé d’un coup ; il s’est sauvé ; on ne l’a jamais revu... La châtelaine morte, Mlle de Galais est restée soudain toute seule avec son père, le vieux capitaine de vaisseau. – N’est-elle pas mariée ? demandai-je enfin. – Non, dit-il, je n’ai entendu parler de rien. Serais-tu un prétendant ? Tout déconcerté, je lui avouai aussi brièvement, aussi discrètement que possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-être, en serait un. – Ah ! dit Florentin, en souriant, s’il ne tient pas à la fortune, c’est un joli parti... Faudra-t-il que j’en parle à M. de Galais ? Il vient encore quelquefois jusqu’ici chercher du petit plomb pour la chasse. Je lui fais toujours goûter ma vieille eau-de-vie de marc. Mais je le priai bien vite de n’en rien faire, d’attendre. Et moi-même je ne me hâtai pas de prévenir Meaulnes. Tant d’heureuses chances accumulées m’inquiétaient un peu. Et cette inquiétude me commandait de ne rien annoncer à Meaulnes que je n’eusse au moins vu la jeune fille. Je n’attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le dÃner, la nuit commençait à tomber ; une brume fraÃche, plutôt de septembre que d’août, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin vide d’acheteurs un instant, nous étions venus voir Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais confié le secret qui m’amenait au Vieux-Nançay à cette date prématurée. Accoudés sur le comptoir ou assis les deux mains à plat sur le bois ciré, nous nous racontions mutuellement ce que nous savions de la mystérieuse jeune fille – et cela se réduisait à fort peu de chose – lorsqu’un bruit de roues nous fit tourner la tête. – La voici, c’est elle, dirent-ils à voix basse. Quelques secondes après, devant la porte vitrée, s’arrêtait l’étrange équipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites galeries moulées, comme nous n’en avions jamais vu dans cette contrée ; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter quelque herbe sur la route, tant il baissait la tête pour marcher ; et sur le siège – je le dis dans la simplicité de mon cÅ“ur, mais sachant bien ce que je dis – la jeune fille la plus belle qu’il y ait peut-être jamais eu au monde. Jamais je ne vis tant de grâce s’unir à tant de gravité. Son costume lui faisait la taille si mince qu’elle semblait fragile. Un grand manteau marron, qu’elle enleva en entrant, était jeté sur ses épaules, C’était la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes. Une lourde chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, délicatement dessiné, finement modelé. Sur son teint très pur, l’été avait posé deux taches de rousseur... Je ne remarquai qu’un défaut à tant de beauté aux moments de tristesse, de découragement ou seulement de réflexion profonde, ce visage si pur se marbrait légèrement de rouge, comme il arrive chez certains malades gravement atteints sans qu’on le sache. Alors toute l’admiration de celui qui la regardait faisait place à une sorte de pitié d’autant plus déchirante qu’elle surprenait davantage. Voilà du moins ce que je découvrais, tandis qu’elle descendait lentement de voiture et qu’enfin Marie-Louise, me présentant avec aisance à la jeune fille, m’engageait à lui parler. On lui avança une chaise cirée et elle s’assit, adossée au comptoir, tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaÃtre et aimer le magasin. Ma tante Julie, aussitôt prévenue, arriva, et le temps qu’elle parla, sagement, les mains croisées sur son ventre, hochant doucement sa tête de paysanne-commerçante coiffée d’un bonnet blanc, retarda le moment – qui me faisait trembler un peu – où la conversation s’engagerait avec moi... Ce fut très simple. – Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientôt instituteur ? Ma tante allumait au-dessus de nos têtes la lampe de porcelaine qui éclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si ingénus, et j’étais d’autant plus surpris de sa voix si nette, si sérieuse. Lorsqu’elle cessait de parler, ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la réponse, et elle tenait sa lèvre un peu mordue. – J’enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait ! J’enseignerais les petits garçons, comme votre mère... Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlé de moi. – C’est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel mérite ai-je à les aimer ?... » Tandis qu’avec l’institutrice, ils sont, n’est-ce pas ? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop chers ou d’enfants qui n’apprennent pas... Eh bien, je me débattrais avec eux et ils m’aimeraient tout de même. Ce serait beaucoup plus difficile... Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard bleu, immobile. Nous étions gênés tous les trois par cette aisance à parler des choses délicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que dans les livres. Il y eut un instant de silence ; et lentement une discussion s’engagea... Mais avec une sorte de regret et d’animosité contre je ne sais quoi de mystérieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit – Et puis j’apprendrais aux garçons à être sages, d’une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais pas le désir de courir le monde, comme vous le ferez sans doute, M. Seurel, quand vous serez sous-maÃtre. Je leur enseignerais à trouver le bonheur qui est tout près d’eux et qui n’en a pas l’air... Marie-Louise et Firmin étaient interdits comme moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre gêne et s’arrêta, se mordit la lèvre, baissa la tête et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous – Ainsi, dit-elle, il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me cherche au bout du monde, pendant que je suis ici dans le magasin de Mme Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m’attend à la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans doute ?... De la voir sourire, l’audace me prit et je sentis qu’il était temps de dire, en riant aussi – Et peut-être que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi ? Elle me regarda vivement. À ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrèrent avec des paniers – Venez dans la  salle à manger », vous serez en paix, nous dit ma tante en poussant la porte de la cuisine. Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitôt, ma tante ajouta – Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprès du feu. Il y avait toujours, même au mois d’août, dans la grande cuisine, un éternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Là aussi une lampe de porcelaine était allumée et un vieillard au doux visage, creusé et rasé, presque toujours silencieux comme un homme accablé par l’âge et les souvenirs, était assis auprès de Florentin devant deux verres de marc. Florentin salua – François ! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s’il y avait eu entre nous une rivière ou plusieurs hectares de terrain, je viens d’organiser un après-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront, les autres pêcheront, les autres danseront, les autres se baigneront !... Mademoiselle, vous viendrez à cheval ; c’est entendu avec monsieur de Galais. J’ai tout arrangé... » Et, François ! ajouta-t-il comme s’il y eût seulement pensé, tu pourras amener ton ami, monsieur Meaulnes... C’est bien Meaulnes qu’il s’appelle ? Mlle de Galais s’était levée, soudain devenue très pâle. Et, à ce moment précis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le domaine singulier, près de l’étang, lui avait dit son nom... Lorsqu’elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique qu’un grand amour. ... À quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait à la porte de la petite chambre que j’habitais dans la cour aux pintades. Il faisait nuit encore et j’eus grand-peine à retrouver mes affaires sur la table encombrée de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de mon arrivée. Dans la cour, j’entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait à peine lorsque je partis. Mais ma journée devait être longue j’allais d’abord déjeuner à Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongée et, poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir à La Ferté d’Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes. III Une apparition Je n’avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci était la première. Mais, depuis longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette, Jasmin m’avait appris à monter. Si déjà pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas sembler à un pauvre garçon comme moi, qui naguère encore traÃnais misérablement la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre !... Du haut des côtes, descendre et s’enfoncer dans le creux des paysages ; découvrir comme à coups d’ailes les lointains de la route qui s’écartent et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l’espace d’un instant et l’emporter tout entier d’un coup d’œil... En rêve seulement j’avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes même me trouvaient plein d’entrain. Car c’était, il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...  Un peu avant l’entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il décrivait son village, on voit une grande roue à palettes que le vent fait tourner... » Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être feignait-il de n’en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage. C’est seulement au déclin de cette journée de fin d’août que j’aperçus, tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait monter l’eau pour une métairie voisine. Derrière les peupliers du pré se découvraient déjà les premiers faubourgs. À mesure que je suivais le grand détour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le paysage s’épanouissait et s’ouvrait... Arrivé sur le pont, je découvris enfin la grand-rue du village. Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie et j’entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux mains sur mon guidon, je regardais le pays où j’allais porter une si grave nouvelle. Les maisons, où l’on entrait en passant sur un petit pont de bois, étaient toutes alignées au bord d’un fossé qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme du soir. C’était l’heure où dans chaque cuisine on allume un feu. Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant de paix commencèrent à m’enlever tout courage. À point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là , sur une petite place de La Ferté-d’Angillon. C’était une de mes grand-tantes. Tous ses enfants étaient morts et j’avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçon qui allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l’avait suivi de près. Et ma tante était restée toute seule dans sa bizarre petite maison où les tapis étaient faits d’échantillons cousus, les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier – mais où les murs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de médaillons en boucles de cheveux morts. Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque j’eus découvert la petite place où se tenait sa maison, je l’appelai bien fort par la porte entrouverte, et je l’entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit cri suraigu – Eh là ! Mon Dieu ! Elle renversa son café dans le feu – à cette heure-là comment pouvait-elle faire du café ? – et elle apparut... Très cambrée en arrière, elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faÃte de la tête, tout en haut de son front immense et cabossé où il y avait de la femme mongole et de la hottentote ; et elle riait à petits coups, montrant le reste de ses dents très fines. Mais tandis que je l’embrassais, elle me prit maladroitement, hâtivement, une main que j’avais derrière le dos. Avec un mystère parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me glissa une petite pièce que je n’osai pas regarder et qui devait être de un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou de la remercier, elle me donna une bourrade en criant – Va donc ! Ah ! je sais bien ce que c’est ! Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant. – J’ai toujours été bête et toujours malheureuse, disait-elle sans amertume mais de sa voix de fausset. Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme n’attendait pas que j’eusse soufflé pour me cacher dans la main ses très minces économies de la journée. Et par la suite c’est toujours ainsi qu’elle m’accueillit. Le dÃner fut aussi étrange – à la fois triste et bizarre – que l’avait été la réception. Toujours une bougie à portée de la main, tantôt elle l’enlevait, me laissant dans l’ombre, et tantôt la posait sur la petite table couverte de plats et de vases ébréchés ou fendus. – Celui-là , disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en soixante-dix, parce qu’ils ne pouvaient pas l’emporter. Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique histoire, que nous avions dÃné et couché là jadis. Mon père m’emmenait dans l’Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me souvins du triste dÃner de jadis, de toutes les histoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose. Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le dÃner, assise devant le feu, ma grand-tante avait pris mon père à part pour lui raconter une histoire de revenants  Je me retourne... Ah ! mon pauvre Louis, qu’est-ce que je vois, une petite femme grise... » Elle passait pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes. Et voici que ce soir-là , le dÃner fini, lorsque, fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une chemise de nuit à carreaux de l’oncle Moinel, elle vint s’asseoir à mon chevet et commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue – Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n’ai jamais dit à personne... Je pensai – Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il y a dix ans !... Et j’écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si elle se fût raconté l’histoire à elle-même – Je revenais d’une fête avec Moinel. C’était le premier mariage où nous allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest ; et j’y avais rencontré ma sÅ“ur Adèle que je n’avais pas vue depuis quatre ans ! Un vieil ami de Moinel, très riche, l’avait invité à la noce de son fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions loué une voiture. Cela nous avait coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n’y avait absolument personne. Qu’est-ce que je vois tout d’un coup devant nous, sur la route ? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beau comme le jour, qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. À mesure que nous approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que cela faisait peur !... » Je prends le bras de Moinel ; je tremblais comme la feuille ; je croyais que c’était le Bon Dieu !... Je lui dis » – Regarde ! C’est une apparition ! » Il me répond tout bas, furieux » – Je l’ai bien vu ! Tais-toi donc, vieille bavarde... » Il ne savait que faire ; lorsque le cheval s’est arrêté... De près, cela avait une figure pâle, le front en sueur, un béret sale et un pantalon long. Nous entendÃmes sa voix douce, qui disait » – Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvée et je n’en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture, monsieur et madame ? » Aussitôt nous l’avons fait monter. À peine assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire ? C’était la fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous étions invités aux noces ! – Mais il n’y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancée s’est sauvée ! – Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n’y a pas eu de noces. Puisque cette pauvre folle s’était mis dans la tête mille folies qu’elle nous a expliquées. C’était une des filles d’un pauvre tisserand. Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible ; que le jeune homme était trop jeune pour elle ; que toutes les merveilles qu’il lui décrivait étaient imaginaires, et lorsque enfin Frantz est venu la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa sÅ“ur dans le Jardin de l’Archevêché à Bourges, malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme, par délicatesse certainement et parce qu’il aimait la cadette, était plein d’attentions pour l’aÃnée. Alors ma folle s’est imaginé je ne sais quoi ; elle a dit qu’elle allait chercher un fichu à la maison ; et là , pour être sûre de n’être pas suivie, elle a revêtu des habits d’homme et s’est enfuie à pied sur la route de Paris. » Son fiancé a reçu d’elle une lettre où elle lui déclarait qu’elle allait rejoindre un jeune homme qu’elle aimait. Et ce n’était pas vrai... » – Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si j’étais sa femme. » Oui, mon imbécile, mais en attendant, il n’avait pas du tout l’idée d’épouser sa sÅ“ur ; il s’est tiré une balle de pistolet ; on a vu le sang dans le bois ; mais on n’a jamais retrouvé son corps. – Et qu’avez-vous fait de cette malheureuse fille ? – Nous lui avons fait boire une goutte, d’abord. Puis nous lui avons donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avons été de retour. Elle est restée chez nous une bonne partie de l’hiver. Tout le jour, tant qu’il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C’est elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois là . Et depuis son passage les hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même quand il gelait à pierre fendre. Et on la découvrait là , debout, pleurant de tout son cÅ“ur. » – Eh bien, qu’avez-vous encore ? Voyons ! » – Rien, madame Moinel ! » Et elle rentrait. » Les voisins disaient » – Vous avez trouvé une bien jolie petite bonne, madame Moinel. » Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, au mois de mars ; je lui ai donné des robes qu’elle a retaillées, Moinel lui a pris son billet à la gare et donné un peu d’argent. » Elle ne nous a pas oubliés ; elle est couturière à Paris auprès de Notre-Dame ; elle nous écrit encore pour nous demander si nous ne savons rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de cette idée, je lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le jeune homme disparu pour toujours et la jeune fille mariée. Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins souvent... Ce n’était pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J’étais cependant au comble du malaise. C’est que nous avions juré à Frantz le bohémien de le servir comme des frères et voici que l’occasion m’en était donnée... Or, était-ce le moment de gâter la joie que j’allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d’apprendre ? À quoi bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible ? Nous avions en effet l’adresse de la jeune fille ; mais où chercher le bohémien qui courait le monde ?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n’avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque ! Et je résolus de ne rien dire tant que je n’aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mlle de Galais. Cette résolution prise, il me restait encore l’impression pénible d’un mauvais présage – impression absurde que je chassai bien vite. La chandelle était presque au bout ; un moustique vibrait ; mais la tante Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours qu’elle ne quittait que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son histoire... Par moments, elle relevait brusquement la tête et me regardait pour connaÃtre mes impressions, ou peut-être pour voir si je ne m’endormais pas. À la fin, sournoisement, la tête sur l’oreiller, je fermai les yeux, faisant semblant de m’assoupir. – Allons ! tu dors... fit-elle d’un ton plus sourd et un peu déçu. J’eus pitié d’elle et je protestai – Mais non, ma tante, je vous assure... – Mais si ! dit-elle. Je comprends bien d’ailleurs que tout cela ne t’intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n’as pas connus... Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas. IV La grande nouvelle Il faisait, le lendemain matin, quand j’arrivai dans la grand-rue, un si beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j’avais retrouvé toute la joyeuse assurance d’un porteur de bonne nouvelle... Augustin et sa mère habitaient l’ancienne maison d’école. À la mort de son père, retraité depuis longtemps, et qu’un héritage avait enrichi, Meaulnes avait voulu qu’on achetât l’école où le vieil instituteur avait enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas qu’elle fût d’aspect fort aimable c’était une grosse maison carrée comme une mairie qu’elle avait été ; les fenêtres du rez-de-chaussée qui donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n’y regardait jamais ; et la cour de derrière, où il n’y avait pas un arbre et dont un haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et la plus désolée cour d’école abandonnée que j’aie jamais vue... Dans le couloir compliqué où s’ouvraient quatre portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu’elle avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue matinée de vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits ; des mèches lui battaient la figure ; son visage régulier sous sa coiffure ancienne était bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille ; et elle baissait tristement la tête d’un air songeur. Mais, m’apercevant soudain, elle me reconnut et sourit – Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j’ai fait sécher pour le départ d’Augustin. J’ai passé la nuit à régler ses comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais nous arriverons à tout apprêter... On eût dit, tant elle montrait d’assurance, qu’elle-même avait pris cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnes devait aller. – Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d’écrire. En hâte je grimpai l’escalier, ouvris la porte de droite où l’on avait laissé l’écriteau Mairie, et me trouvai dans une grande salle à quatre fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs des portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait, trempant sa plume au fond d’un encrier de faïence démodé, en forme de cÅ“ur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée, durant les longues vacances... Il se leva, dès qu’il m’eut reconnu, mais non pas avec la précipitation que j’avais imaginée – Seurel ! dit-il seulement, d’un air de profond étonnement. C’était, le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une moustache inculte commençait à lui traÃner sur les lèvres. Toujours ce même regard loyal... Mais sur l’ardeur des années passées on croyait voir comme un voile de brume, que par instants sa grande passion de jadis dissipait... Il paraissait très troublé de me voir. D’un bond j’étais monté sur l’estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même à me tendre la main. Il s’était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé contre la table, renversé en arrière, et l’air profondément gêné. Déjà , me regardant sans me voir, il était absorbé par ce qu’il allait me dire. Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler, ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d’aventures, il avait pris une décision sans se soucier des mots qu’il faudrait pour l’expliquer. Et maintenant que j’étais devant lui, il commençait seulement à ruminer péniblement les paroles nécessaires. Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j’étais venu, où j’avais passé la nuit et que j’avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes préparer le départ de son fils... – Ah ! elle t’a dit ?... demanda-t-il. – Oui. Ce n’est pas, je pense, pour un long voyage ? – Si, un très long voyage. Un instant décontenancé, sentant que j’allais tout à l’heure, d’un mot, réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas, je n’osais plus rien dire et ne savais par où commencer ma mission. Mais lui-même parla enfin, comme quelqu’un qui veut se justifier. – Seurel ! dit-il, tu sais ce qu’était pour moi mon étrange aventure de Sainte-Agathe. C’était ma raison de vivre et d’avoir de l’espoir. Cet espoir-là perdu, que pouvais-je devenir ?... Comment vivre à la façon de tout le monde ! » Eh bien j’ai essayé de vivre là -bas, à Paris, quand j’ai vu que tout était fini et qu’il ne valait plus même la peine de chercher le Domaine perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, comment pourrait-il s’accommoder ensuite de la vie de tout le monde ? Ce qui est le bonheur des autres m’a paru dérision. Et lorsque, sincèrement, délibérément, j’ai décidé un jour de faire comme les autres, ce jour-là j’ai amassé du remords pour longtemps... » Assis sur une chaise de l’estrade, la tête basse, l’écoutant sans le regarder, je ne savais que penser de ces explications obscures – Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux ! Pourquoi ce long voyage ? As-tu quelque faute à réparer ? Une promesse à tenir ? – Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesse que j’avais faite à Frantz ?... – Ah ! fis-je, soulagé il ne s’agit que de cela. – De cela. Et peut-être aussi d’une faute à réparer. Les deux en même temps... Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai de commencer à parler et préparai mes mots. – Il n’y a qu’une explication à laquelle je crois, dit-il encore. Certes, j’aurais voulu revoir une fois Mlle de Galais, seulement la revoir... Mais, j’en suis persuadé maintenant, lorsque j’avais découvert le Domaine sans nom, j’étais à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n’atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te l’écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là ... Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, en se rapprochant de moi – Mais, écoute, Seurel ! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette faute que j’ai commise et qu’il faut réparer, c’est, en un sens, mon ancienne aventure qui se poursuit... Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir ses souvenirs. J’avais manqué l’occasion précédente. Je ne voulais pour rien au monde laisser passer celle-ci ; et, cette fois, je parlai – trop vite, car je regrettai amèrement plus tard, de n’avoir pas attendu ses aveux. Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l’instant d’avant, mais qui n’allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en soulevant un peu la tête – Et si je venais t’annoncer que tout espoir n’est pas perdu ?... Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougit comme je n’ai jamais vu quelqu’un rougir une montée de sang qui devait lui cogner à grands coups dans les tempes... – Que veux-tu dire ? demanda-t-il enfin, à peine distinctement. Alors, tout d’un trait, je racontai ce que je savais, ce que j’avais fait, et comment, la face des choses ayant tourné, il semblait presque que ce fût Yvonne de Galais qui m’envoyât vers lui. Il était maintenant affreusement pâle. Durant tout ce récit, qu’il écoutait en silence, la tête un peu rentrée, dans l’attitude de quelqu’un qu’on a surpris et qui ne sait comment se défendre, se cacher ou s’enfuir, il ne m’interrompit, je me rappelle, qu’une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les Sablonnières avaient été démolies et que le Domaine d’autrefois n’existait plus – Ah ! dit-il, tu vois... comme s’il eût guetté une occasion de justifier sa conduite et le désespoir où il avait sombré tu vois il n’y a plus rien... Pour terminer, persuadé qu’enfin l’assurance de tant de facilité emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu’une partie de campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais devait y venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il paraissait complètement désemparé et continuait à ne rien répondre. – Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta mère... Et comme nous descendions tous les deux – Cette partie de campagne ?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors, vraiment, il faut que j’y aille ?... – Mais, voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas. Il avait l’air de quelqu’un qu’on pousse par les épaules. En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux, dÃnerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-même louerait une bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay. – Ah ! très bien, fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes ses prévisions. Je m’assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu’un frère de M. Meaulnes, ancien soldat d’infanterie de marine, avait rapportés de ses lointains voyages. Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, je l’entendis qui lui disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle, – car son voyage pouvait être seulement retardé... V La partie de plaisir J’eus peine à suivre Augustin sur la route du Vieux-Nançay. Il allait comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux côtes. À son inexplicable hésitation de la veille avaient succédé une fièvre, une nervosité, un désir d’arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de m’effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la même impatience, il parut incapable de s’intéresser à rien jusqu’au moment où nous fûmes tous installés en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prêts à partir pour les bords de la rivière. On était à la fin du mois d’août, au déclin de l’été. Déjà les fourreaux vides des châtaigniers jaunis commençaient à joncher les routes blanches. Le trajet n’était pas long ; la ferme des Aubiers, près du Cher où nous allions, ne se trouvait guère qu’à deux kilomètres au-delà des Sablonnières. De loin en loin, nous rencontrions d’autres invités en voiture, et même des jeunes gens à cheval, que Florentin avait conviés audacieusement au nom de M. de Galais... On s’était efforcé comme jadis de mêler riches et pauvres, châtelains et paysans. C’est ainsi que nous vÃmes arriver à bicyclette Jasmin Delouche, qui, grâce au garde Baladier, avait fait naguère la connaissance de mon oncle. – Et voilà , dit Meaulnes en l’apercevant, celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous cherchions jusqu’à Paris. C’est à désespérer ! Chaque fois qu’il le regardait sa rancune en était augmentée. L’autre, qui s’imaginait au contraire avoir droit à toute notre reconnaissance, escorta notre voiture de très près, jusqu’au bout. On voyait qu’il avait fait, misérablement, sans grand résultat, des frais de toilette, et les pans de sa jaquette élimée battaient le garde-crotte de son vélocipède... Malgré la contrainte qu’il s’imposait pour être aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas à plaire. Il m’inspirait plutôt à moi une vague pitié. Mais de qui n’aurais-je pas eu pitié durant cette journée-là ?... Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, comme une sorte d’étouffement. Je m’étais fait de ce jour tant de joie à l’avance. Tout paraissait si parfaitement concerté pour que nous soyons heureux. Et nous l’avons été si peu !... Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant ! Sur la rive où l’on s’arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme autant de jardins minuscules. De l’autre côté de la rivière les bords étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses ; et sur les plus lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meute du château de Préveranges. Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable – chemins qu’aux abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraÃche obscurité des fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l’autre rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d’un geste lent, tendait des cordes à poissons. Qu’il faisait beau, mon Dieu ! Nous nous installâmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un taillis de bouleaux. C’était une grande pelouse rase, où il semblait qu’il y eût place pour des jeux sans fin. Les voitures furent dételées ; les chevaux conduits à la ferme des Aubiers. On commença à déballer les provisions dans le bois, et à dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait apportées. Il fallut, à ce moment, des gens de bonne volonté, pour aller à l’entrée du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer où nous étions. Je m’offris aussitôt ; Meaulnes me suivit, et nous allâmes nous poster près du pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers et du chemin qui venait des Sablonnières. Marchant de long en large, parlant du passé, tâchant tant bien que mal de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nançay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannée. Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture à âne, les enfants de l’ancien jardinier des Sablonnières. – Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m’ont pris par la main, jadis, le premier soir de la fête, et m’ont conduit au dÃner... Mais à ce moment, l’âne ne voulant plus marcher, les enfants descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu’ils purent ; alors Meaulnes, déçu, prétendit s’être trompé... Je leur demandai s’ils avaient rencontré sur la route M. et Mlle de Galais. L’un d’eux répondit qu’il ne savait pas ; l’autre  Je pense que oui, monsieur. » Et nous ne fûmes pas plus avancés. Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l’ânon par la bride, les autres poussant derrière la voiture. Nous reprÃmes notre attente. Meaulnes regardait fixement le détour du chemin des Sablonnières, guettant avec une sorte d’effroi la venue de la jeune fille qu’il avait tant cherchée jadis. Un énervement bizarre et presque comique, qu’il passait sur Jasmin, s’était emparé de lui. Du petit talus où nous étions grimpés pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en contrebas, un groupe d’invités où Delouche essayait de faire bonne figure – Regarde-le pérorer, cet imbécile, me disait Meaulnes. Et je lui répondais – Mais laisse-le. Il fait ce qu’il peut, le pauvre garçon. Augustin ne désarmait pas. Là -bas, un lièvre ou un écureuil avait dû déboucher d’un fourré. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de le poursuivre – Allons, bon ! Il court, maintenant... fit Meaulnes, comme si vraiment cette audace-là dépassait toutes les autres ! Et cette fois je ne pus m’empêcher de rire. Meaulnes aussi ; mais ce ne fut qu’un éclair. Après un nouveau quart d’heure – Si elle ne venait pas ?... dit-il. Je répondis – Mais puisqu’elle a promis. Sois donc plus patient ! Il recommença de guetter. Mais à la fin, incapable de supporter plus longtemps cette attente intolérable – Écoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu’il y a maintenant contre moi mais si je reste là , je sens qu’elle ne viendra jamais – qu’il est impossible qu’au bout de ce chemin, tout à l’heure, elle apparaisse. Et il s’en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque cent mètres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier détour j’aperçus Yvonne de Galais, montée en amazone sur son vieux cheval blanc, si fringant ce matin-là qu’elle était obligée de tirer sur les rênes pour l’empêcher de trotter. À la tête du cheval, péniblement, en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient dû se relayer sur la route, chacun à tour de rôle se servant de la vieille monture. Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement à terre, et confiant les rênes à son père se dirigea vers moi qui accourais – Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux montrer à personne qu’à vous le vieux Bélisaire, ni le mettre avec les autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d’abord ; puis je crains toujours qu’il ne soit blessé par un autre. Or, je n’ose monter que lui, et, quand il sera mort, je n’irai plus à cheval. Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette animation charmante, sous cette grâce en apparence si paisible, de l’impatience et presque de l’anxiété. Elle parlait plus vite qu’à l’ordinaire. Malgré ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour de ses yeux, à son front, par endroits, une pâleur violente où se lisait tout son trouble. Nous convÃnmes d’attacher Bélisaire à un arbre dans un petit bois, proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours, sortit le licol des fontes et attacha la bête – un peu bas à ce qu’il me sembla. De la ferme je promis d’envoyer tout à l’heure du foin, de l’avoine, de la paille... Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l’imagine, elle descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l’aperçut pour la première fois. Donnant le bras à son père, écartant de sa main gauche le pan du grand manteau léger qui l’enveloppait, elle s’avançait vers les invités, de son air à la fois si sérieux et si enfantin. Je marchais auprès d’elle. Tous les invités éparpillés ou jouant au loin s’étaient dressés et rassemblés pour l’accueillir ; il y eut un bref instant de silence pendant lequel chacun la regarda s’approcher. Meaulnes s’était mêlé au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille encore y avait-il là des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui pût le désigner à l’attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le voyais, vêtu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les autres, la si belle jeune fille qui venait. À la fin, pourtant, d’un mouvement inconscient et gêné, il avait passé sa main sur sa tête nue, comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignés, sa rude tête rasée de paysan. Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui présenta les jeunes filles et les jeunes gens qu’elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de mon compagnon ; et je me sentais aussi anxieux qu’il pouvait l’être. Je me disposais à faire moi-même cette présentation. Mais avant que j’eusse pu rien dire, la jeune fille s’avançait vers lui avec une décision et une gravité surprenantes – Je reconnais Augustin Meaulnes, dit-elle. Et elle lui tendit la main. VI La partie de plaisir fin De nouveaux venus s’approchèrent presque aussitôt pour saluer Yvonne de Galais, et les deux jeunes gens se trouvèrent séparés. Un malheureux hasard voulut qu’ils ne fussent point réunis pour le déjeuner à la même petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. À plusieurs reprises, comme je me trouvais isolé entre Delouche et M. de Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un signe d’amitié. C’est vers la fin de la soirée seulement, lorsque les jeux, la baignade, les conversations, les promenades en bateau dans l’étang voisin se furent un peu partout organisés, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en présence de la jeune fille. Nous étions à causer avec Delouche, assis sur des chaises de jardin que nous avions apportées lorsque, quittant délibérément un groupe de jeunes gens où elle paraissait s’ennuyer, Mlle de Galais s’approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle, pourquoi nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres. – Nous avons fait quelques tours cet après-midi, répondis-je. Mais cela est bien monotone et nous avons été vite fatigués. – Eh bien ! pourquoi n’iriez-vous pas sur la rivière, dit-elle. – Le courant est trop fort, nous risquerions d’être emportés. – Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot à pétrole ou un bateau à vapeur comme celui d’autrefois. – Nous ne l’avons plus, dit-elle presque à voix basse, nous l’avons vendu. Et il se fit un silence gêné. Jasmin en profita pour annoncer qu’il allait rejoindre M. de Galais. – Je saurai bien, dit-il, où le retrouver. Bizarrerie du hasard ! Ces deux êtres si parfaitement dissemblables s’étaient plu et depuis le matin ne se quittaient guère. M. de Galais m’avait pris à part un instant, au début de la soirée, pour me dire que j’avais là un ami plein de tact, de déférence et de qualités. Peut-être même avait-il été jusqu’à lui confier le secret de l’existence de Bélisaire et le lieu de sa cachette. Je pensai moi aussi à m’éloigner, mais je sentais les deux jeunes gens si gênés, si anxieux l’un en face de l’autre, que je jugeai prudent de ne pas le faire... Tant de discrétion de la part de Jasmin, tant de précaution de la mienne servirent à peu de chose. Ils parlèrent. Mais invariablement, avec un entêtement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en revenait à toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille au supplice devait lui répéter que tout était disparu la vieille demeure si étrange et si compliquée, abattue ; le grand étang, asséché, comblé ; et dispersés, les enfants aux charmants costumes... – Ah ! faisait simplement Meaulnes avec désespoir et comme si chacune de ces disparitions lui eût donné raison contre la jeune fille ou contre moi... Nous marchions côte à côte... Vainement j’essayais de faire diversion à la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D’une question abrupte, Meaulnes, de nouveau, cédait à son idée fixe. Il demandait des renseignements sur tout ce qu’il avait vu autrefois les petites filles, le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course.  ... Les poneys sont vendus aussi ? Il n’y a plus de chevaux au Domaine ?... » Elle répondit qu’il n’y en avait plus. Elle ne parla pas de Bélisaire. Alors il évoqua les objets de sa chambre les candélabres, la grande glace, le vieux luth brisé... Il s’enquérait de tout cela, avec une passion insolite, comme s’il eût voulu se persuader que rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait pas une épave capable de prouver qu’ils n’avaient pas rêvé tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l’eau un caillou et des algues... Mlle de Galais et moi, nous ne pûmes nous empêcher de sourire tristement elle se décida à lui expliquer – Vous ne reverrez pas le beau château que nous avions arrangé, M. de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. » Nous passions notre vie à faire ce qu’il demandait. C’était un être si étrange, si charmant ! Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiançailles manquées. » Déjà M. de Galais était ruiné sans que nous le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses anciens camarades – apprenant sa disparition... ont aussitôt réclamé auprès de nous. Nous sommes devenus pauvres ; Mme de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours. » Que Frantz revienne, s’il n’est pas mort. Qu’il retrouve ses amis et sa fiancée ; que la noce interrompue se fasse et peut-être tout redeviendra-t-il comme c’était autrefois. Mais le passé peut-il renaÃtre ? – Qui sait ! dit Meaulnes, pensif. Et il ne demanda plus rien. Sur l’herbe courte et légèrement jaunie déjà , nous marchions tous les trois sans bruit Augustin avait à sa droite près de lui la jeune fille qu’il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu’il posait une de ces dures questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui répondre, son charmant visage inquiet ; et une fois, en lui parlant, elle avait posé doucement sa main sur son bras, d’un geste plein de confiance et de faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger, comme quelqu’un qui n’a pas trouvé ce qu’il cherchait et que rien d’autre ne peut intéresser ? Ce bonheur-là , trois ans plus tôt, il n’eût pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. D’où venait donc ce vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu’il y avait en lui, à cette heure ? Nous approchions du petit bois où le matin M. de Galais avait attaché Bélisaire ; le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l’herbe ; à l’autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par l’éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable, lorsque nous entendÃmes chanter de l’autre côté du bois, dans la direction des Aubiers, la ferme du bord de l’eau. C’était la voix jeune et lointaine de quelqu’un qui mène ses bêtes à l’abreuvoir, un air rythmé comme un air de danse, mais que l’homme étirait et alanguissait comme une vieille balade triste Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont rouges... Adieu, sans retour !... Meaulnes avait levé la tête et écoutait. Ce n’était rien qu’un de ces airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de la fête, quand déjà tout s’était écroulé... Rien qu’un souvenir – le plus misérable – de ces beaux jours qui ne reviendraient plus. – Mais vous l’entendez ? dit Meaulnes à mi-voix. Oh ! je vais aller voir qui c’est. Et, tout de suite, il s’engagea dans le petit bois. Presque aussitôt la voix se tut ; on entendit encore une seconde l’homme siffler ses bêtes en s’éloignant ; puis plus rien... Je regardai la jeune fille. Pensive et accablée, elle avait les yeux fixés sur le taillis où Meaulnes venait de disparaÃtre. Que de fois, plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par où s’en irait à jamais le grand Meaulnes ! Elle se retourna vers moi – Il n’est pas heureux, dit-elle douloureusement. Elle ajouta – Et peut-être que je ne puis rien faire pour lui ?... J’hésitais à répondre, craignant que Meaulnes, qui, devait d’un saut avoir gagné la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprÃt notre conversation. Mais j’allais l’encourager cependant ; lui dire de ne pas craindre de brusquer le grand gars ; qu’un secret sans doute le désespérait et que jamais de lui-même il ne se confierait à elle ni à personne – lorsque soudain, de l’autre côté du bois, partit un cri ; puis nous entendÃmes un piétinement comme d’un cheval qui pétarade et le bruit d’une dispute à voix entrecoupées... Je compris tout de suite qu’il était arrivé un accident au vieux Bélisaire et je courus vers l’endroit d’où venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. Du fond de la pelouse on avait dû remarquer notre mouvement, car j’entendis, au moment où j’entrai dans le taillis, les cris des gens qui accouraient. Le vieux Bélisaire, attaché trop bas, s’était pris une patte de devant dans sa longe ; il n’avait pas bougé jusqu’au moment où M. de Galais et Delouche, au cours de leur promenade, s’étaient approchés de lui ; effrayé, excité par l’avoine insolite qu’on lui avait donnée, il s’était débattu furieusement ; les deux hommes avaient essayé de le délivrer, mais si maladroitement qu’ils avaient réussi à l’empêtrer davantage, tout en risquant d’essuyer de dangereux coups de sabots. C’est à ce moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, était tombé sur le groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bousculé les deux hommes au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec précaution mais en un tour de main il avait délivré Bélisaire. Trop tard, car le mal était déjà fait ; le cheval devait avoir un nerf foulé, quelque chose de brisé peut-être, car il se tenait piteusement la tête basse, sa selle à demi dessanglée sur le dos, une patte repliée sous son ventre et toute tremblante. Meaulnes, penché, le tâtait et l’examinait sans rien dire. Lorsqu’il releva la tête, presque tout le monde était là , rassemblé, mais il ne vit personne. Il était fâché rouge. – Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l’attacher de la sorte ! Et lui laisser sa selle sur le dos toute la journée ? Et qui a eu l’audace de seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole. Delouche voulut dire quelque chose – tout prendre sur lui. – Tais-toi donc ! C’est ta faute encore. Je t’ai vu tirer bêtement sur sa longe pour le dégager. Et se baissant de nouveau, il se remit à frotter le jarret du cheval avec le plat de la main. de Galais, qui n’avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir de sa réserve. Il bégaya – Les officiers de marine ont l’habitude... Mon cheval... – Ah ! il est à vous ? dit Meaulnes un peu calmé, très rouge, en tournant la tête de côté vers le vieillard. Je crus qu’il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un instant. Et je vis alors qu’il prenait un plaisir amer et désespéré à aggraver la situation, à tout briser à jamais, en disant avec insolence – Eh bien je ne vous fais pas mon compliment. Quelqu’un suggéra – Peut-être que de l’eau fraÃche... En le baignant dans le gué... – Il faut, dit Meaulnes sans répondre, emmener tout de suite ce vieux cheval, pendant qu’il peut encore marcher, – et il n’y a pas de temps à perdre ! – le mettre à l’écurie et ne jamais plus l’en sortir. Plusieurs jeunes gens s’offrirent aussitôt. Mais Mlle de Galais les remercia vivement. Le visage en feu, prête à fondre en larmes, elle dit au revoir à tout le monde, et même à Meaulnes décontenancé, qui n’osa pas la regarder. Elle prit la bête par les rênes, comme on donne à quelqu’un la main, plutôt pour s’approcher d’elle davantage que pour la conduire... Le vent de cette fin d’été était si tiède sur le chemin des Sablonnières qu’on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des haies tremblaient à la brise du sud... Nous la vÃmes partir ainsi, son bras à demi sorti du manteau, tenant dans sa main étroite la grosse rêne de cuir. Son père marchait péniblement à côté d’elle... Triste fin de soirée ! Peu à peu, chacun ramassa ses paquets, ses couverts ; on plia les chaises, on démonta les tables ; une à une, les voitures chargées de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux levés et des mouchoirs agités. Les derniers nous restâmes sur le terrain avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses regrets et sa grosse déception. Nous aussi, nous partÃmes, emportés vivement, dans notre voiture bien suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinça au tournant dans le sable et bientôt, Meaulnes et moi, qui étions assis sur le siège de derrière, nous vÃmes disparaÃtre sur la petite route l’entrée du chemin de traverse que le vieux Bélisaire et ses maÃtres avaient pris. Mais alors mon compagnon – l’être que je sache au monde le plus incapable de pleurer, tourna soudain vers moi son visage bouleversé par une irrésistible montée de larmes. – Arrêtez, voulez-vous ? dit-il en mettant la main sur l’épaule de Florentin. Ne vous occupez pas de moi. Je reviendrai tout seul, à pied. Et d’un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta à terre. À notre stupéfaction, rebroussant chemin, il se prit à courir, et courut jusqu’au petit chemin que nous venions de passer, le chemin des Sablonnières. Il dut arriver au Domaine par cette allée de sapins qu’il avait suivie jadis, où il avait entendu, vagabond caché dans les basses branches, la conversation mystérieuse des beaux enfants inconnus... Et c’est ce soir-là , avec des sanglots, qu’il demanda en mariage Mlle de Galais. VII Le jour des noces C’est un jeudi, au commencement de février, un beau jeudi soir glacé, où le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures... Sur les haies, auprès des bourgs, les lessives sont étendues depuis midi et sèchent à la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle à manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer, l’enfant s’est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter la journée de son mariage... Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n’a qu’à monter dans son grenier et il entendra, jusqu’au soir, siffler et gémir les naufrages ; il n’a qu’à s’en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d’un chemin boueux, la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est rentré avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis midi. Les fiançailles ont duré cinq mois. Elles ont été paisibles, aussi paisibles que la première entrevue avait été mouvementée. Meaulnes est venu très souvent aux Sablonnières, à bicyclette ou en voiture. Plus de deux fois par semaine, cousant ou lisant près de la grande fenêtre qui donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d’un coup sa haute silhouette rapide passer derrière le rideau, car il vient toujours par l’allée détournée qu’il a prise autrefois. Mais c’est la seule allusion – tacite – qu’il fasse au passé. Le bonheur semble avoir endormi son étrange tourment. De petits événements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m’a nommé instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist n’est pas un village. Ce sont des fermes disséminées à travers la campagne, et la maison d’école est complètement isolée sur une côte au bord de la route. Je mène une vie bien solitaire ; mais, en passant par les champs, il ne faut que trois quarts d’heure de marche pour gagner les Sablonnières. Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de maçonnerie au Vieux-Nançay. Ce sera bientôt lui le patron. Il vient souvent me voir. Meaulnes, sur la prière de Mlle de Galais, est maintenant très aimable avec lui. Et ceci explique comment nous sommes là tous deux à rôder, vers quatre heures de l’après-midi, alors que les gens de la noce sont déjà tous repartis. Le mariage s’est fait à midi, avec le plus de silence possible, dans l’ancienne chapelle des Sablonnières qu’on n’a pas abattue et que les sapins cachent à moitié sur le versant de la côte prochaine. Après un déjeuner rapide, la mère de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et les autres sont remontés en voiture. Il n’est resté que Jasmin et moi... Nous errons à la lisière des bois qui sont derrière la maison des Sablonnières, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du Domaine aujourd’hui abattu. Sans vouloir l’avouer et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis d’inquiétude. En vain nous essayons de distraire nos pensées et de tromper notre angoisse en nous montrant, au cours de notre promenade errante, les bauges des lièvres et les petits sillons de sable où les lapins ont gratté fraÃchement... un collet tendu... la trace d’un braconnier... Mais sans cesse nous revenons à ce bord du taillis, d’où l’on découvre la maison silencieuse et fermée... Au bas de la grande croisée qui donne sur les sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les herbes folles que couche le vent. Une lueur comme d’un feu allumé se reflète sur les carreaux de la fenêtre. De temps à autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs environnants, dans le potager, dans la seule ferme qui reste des anciennes dépendances, silence et solitude. Les métayers sont partis au bourg pour fêter le bonheur de leurs maÃtres. De temps à autre, le vent chargé d’une buée qui est presque de la pluie nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d’un piano. Là -bas, dans la maison fermée, quelqu’un joue. Je m’arrête un instant pour écouter en silence. C’est d’abord comme une voix tremblante qui, de très loin, ose à peine chanter sa joie... C’est comme le rire d’une petite fille qui, dans sa chambre, a été chercher tous ses jouets et les répand devant son ami. Je pense aussi à la joie craintive encore d’une femme qui a été mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c’est aussi une prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel, un salut et comme un agenouillement devant le bonheur... Je pense  Ils sont heureux enfin. Meaulnes est là -bas près d’elle... » Et savoir cela, en être sûr, suffit au contentement parfait du brave enfant que je suis. À ce moment, tout absorbé, le visage mouillé par le vent de la plaine comme par l’embrun de la mer, je sens qu’on me touche l’épaule. – Écoute ! dit Jasmin tout bas. Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger ; et, lui-même, la tête inclinée, le sourcil froncé, il écoute... VIII L’appel de Frantz – Hou-ou ! Cette fois, j’ai entendu. C’est un signal, un appel sur deux notes, haute et basse, que j’ai déjà entendu jadis... Ah ! je me souviens c’est le cri du grand comédien lorsqu’il hélait son jeune compagnon à la grille de l’école. C’est l’appel à quoi Frantz nous avait fait jurer de nous rendre, n’importe où et n’importe quand. Mais que demande-t-il ici, aujourd’hui, celui-là ? – Cela vient de la grande sapinière à gauche, dis-je à mi-voix. C’est un braconnier sans doute. Jasmin secoue la tête – Tu sais bien que non, dit-il. Puis, plus bas – Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J’ai surpris Ganache à onze heures en train de guetter dans un champ auprès de la chapelle. Il a détalé en m’apercevant. Ils sont venus de loin peut-être à bicyclette, car il était couvert de boue jusqu’au milieu du dos... – Mais que cherchent-ils ? – Je n’en sais rien. Mais à coup sûr il faut que nous les chassions. Il ne faut pas les laisser rôder aux alentours. Ou bien toutes les folies vont recommencer... Je suis de cet avis, sans l’avouer. – Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu’ils veulent et de leur faire entendre raison... Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant à travers le taillis jusqu’à la grande sapinière, d’où part, à intervalles réguliers, ce cri prolongé qui n’est pas en soi plus triste qu’autre chose, mais qui nous semble à tous les deux de sinistre augure. Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, où le regard s’enfonce entre les troncs régulièrement plantés, de surprendre quelqu’un et de s’avancer sans être vu. Nous n’essayons même pas. Je me poste à l’angle du bois. Jasmin va se placer à l’angle opposé, de façon à commander comme moi, de l’extérieur, deux des côtés du rectangle et à ne pas laisser fuir l’un des bohémiens sans le héler. Ces dispositions prises, je commence à jouer mon rôle d’éclaireur pacifique et j’appelle – Frantz !...  ... Frantz ! Ne craignez rien. C’est moi, Seurel, je voudrais vous parler... Un instant de silence ; je vais me décider à crier encore, lorsque, au cÅ“ur même de la sapinière, où mon regard n’atteint pas tout à fait, une voix commande – Restez où vous êtes il va venir vous trouver. Peu à peu, entre les grands sapins que l’éloignement fait paraÃtre serrés, je distingue la silhouette du jeune homme qui s’approche. Il paraÃt couvert de boue et mal vêtu ; des épingles de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une vieille casquette à ancre est plaquée sur ses cheveux trop longs ; je vois maintenant sa figure amaigrie... Il semble avoir pleuré. S’approchant de moi, résolument – Que voulez-vous ? demande-t-il d’un air très insolent. – Et vous-même, Frantz, que faites-vous ici ? Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux ? Qu’avez-vous à demander ? Dites-le. Ainsi interrogé directement, il rougit un peu, balbutie, répond seulement – Je suis malheureux, moi, je suis malheureux. Puis, la tête dans le bras, appuyé à un tronc d’arbre, il se prend à sangloter amèrement. Nous avons fait quelques pas dans la sapinière. L’endroit est parfaitement silencieux. Pas même la voix du vent que les grands sapins de la lisière arrêtent. Entre les troncs réguliers se répète et s’éteint le bruit des sanglots étouffés du jeune homme. J’attends que cette crise s’apaise et je dis, en lui mettant la main sur l’épaule – Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous mènerai auprès d’eux. Ils vous accueilleront comme un enfant perdu qu’on a retrouvé et tout sera fini. Mais il ne voulait rien entendre. D’une voix assourdie par les larmes, malheureux, entêté, colère, il reprenait – Ainsi Meaulnes ne s’occupe plus de moi ? Pourquoi ne répond-il pas quand je l’appelle ? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse ? – Voyons, Frantz, répondis-je, le temps des fantasmagories et des enfantillages est passé. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de ceux que vous aimez ; de votre sÅ“ur et d’Augustin Meaulnes. – Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable de retrouver la trace que je cherche. Voilà bientôt trois ans que Ganache et moi nous battons toute la France sans résultat. Je n’avais plus confiance qu’en votre ami. Et voici qu’il ne répond plus. Il a retrouvé son amour, lui. Pourquoi, maintenant, ne pense-t-il pas à moi ? Il faut qu’il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne m’a jamais rien refusé. Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur ; son menton, mal rasé ; ses cheveux trop longs traÃnaient sur son col sale. Les mains dans les poches, il grelottait. Ce n’était plus ce royal enfant en guenilles des années passées. De cÅ“ur, sans doute, il était plus enfant que jamais impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement vieilli... Naguère, il y avait en lui tant d’orgueilleuse jeunesse que toute folie au monde lui paraissait permise. À présent, on était d’abord tenté de le plaindre pour n’avoir pas réussi sa vie ; puis de lui reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais s’entêter... Et enfin je pensais malgré moi que notre beau Frantz aux belles amours avait dû se mettre à voler pour vivre, tout comme son compagnon Ganache... Tant d’orgueil avait abouti à cela ! – Si je vous promets, dis-je enfin, après avoir réfléchi, que dans quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour vous ?... – Il réussira, n’est-ce pas ? Vous en êtes sûr ? me demanda-t-il en claquant des dents. – Je le pense. Tout devient possible avec lui ! – Et comment le saurai-je ? Qui me le dira ? – Vous reviendrez ici dans un an exactement, à cette même heure vous trouverez la jeune fille que vous aimez. Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux époux, mais m’enquérir auprès de la tante Moinel et faire diligence moi-même pour trouver la jeune fille. Le bohémien me regardait dans les yeux avec une volonté de confiance vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de même quinze ans ! – l’âge que nous avions à Sainte-Agathe, le soir du balayage des classes, quand nous fÃmes tous les trois ce terrible serment enfantin. Le désespoir le reprit lorsqu’il fut obligé de dire – Eh bien, nous allons partir. Il regarda, certainement avec un grand serrement de cÅ“ur, tous ces bois d’alentour qu’il allait de nouveau quitter. – Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d’Allemagne. Nous avons laissé nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous marchions sans arrêt. Nous pensions arriver à temps pour emmener Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancée, comme il a cherché le Domaine des Sablonnières. Puis, repris par sa terrible puérilité – Appelez votre Delouche, dit-il en s’en allant, parce que si je le rencontrais ce serait affreux. Peu à peu, entre les sapins, je vis disparaÃtre sa silhouette grise. J’appelai Jasmin et nous allâmes reprendre notre faction. Mais presque aussitôt, nous aperçûmes, là -bas, Augustin qui fermait les volets de la maison et nous fûmes frappés par l’étrangeté de son allure. IX Les gens heureux Plus tard, j’ai su par le menu détail tout ce qui s’était passé là -bas... Dans le salon des Sablonnières, dès le début de l’après-midi, Meaulnes et sa femme, que j’appelle encore Mlle de Galais, sont restés complètement seuls. Tous les invités partis, le vieux M. de Galais a ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent pénétrer dans la maison et gémir ; puis il s’est dirigé vers le Vieux-Nançay et ne reviendra qu’à l’heure du dÃner, pour fermer tout à clef et donner des ordres à la métairie. Aucun bruit du dehors n’arrive plus maintenant jusqu’aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, du côté de la lande. Comme deux passagers dans un bateau à la dérive, ils sont, dans le grand vent d’hiver, deux amants enfermés avec le bonheur. – Le feu menace de s’éteindre, dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une bûche dans le coffre. Mais Meaulnes se précipita et plaça lui-même le bois dans le feu. Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils restèrent là , debout, l’un devant l’autre, étouffés comme par une grande nouvelle qui ne pouvait pas se dire. Le vent roulait avec le bruit d’une rivière débordée. De temps à autre une goutte d’eau, diagonalement, comme sur la portière d’un train, rayait la vitre. Alors la jeune fille s’échappa. Elle ouvrit la porte du couloir et disparut avec un sourire mystérieux. Un instant, dans la demi-obscurité, Augustin resta seul... Le tic tac d’une petite pendule faisait penser à la salle à manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute  C’est donc ici la maison tant cherchée, le couloir jadis plein de chuchotements et de passages étranges... » C’est à ce moment qu’il dut entendre – Mlle de Galais me dit plus tard l’avoir entendu aussi – le premier cri de Frantz, tout près de la maison. La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses dont elle était chargée ses jouets de petite fille, toutes ses photographies d’enfant elle, en cantinière, elle et Frantz sur les genoux de leur mère, qui était si jolie... puis tout ce qui restait de ses sages petites robes de jadis  Jusqu’à celle-ci que je portais, voyez, vers le temps où vous alliez bientôt me connaÃtre, où vous arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe... », Meaulnes ne voyait plus rien et n’entendait plus rien. Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur – Vous êtes là , – dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le vertige –, vous passez auprès de la table et votre main s’y pose un instant... Et encore – Ma mère, lorsqu’elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au piano... Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vÃnt. Mais il faisait sombre dans ce coin du salon et l’on fut obligé d’allumer une bougie. L’abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d’une grande anxiété. Là -bas, à la lisière du bois, je commençai d’entendre cette chanson tremblante que nous apportait le vent, coupée bientôt par le second cri des deux fous, qui s’étaient rapprochés de nous dans les sapins. Longtemps Meaulnes écouta la jeune fille en regardant silencieusement par une fenêtre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein de faiblesse et d’angoisse. Puis il s’approcha d’Yvonne et, très légèrement, il mit sa main sur son épaule. Elle sentit doucement peser auprès de son cou cette caresse à laquelle il aurait fallu savoir répondre. – Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez pas de jouer... Que se passa-t-il alors dans ce cÅ“ur obscur et sauvage ? Je me le suis souvent demandé et je ne l’ai su que lorsqu’il fut trop tard. Remords ignorés ? Regrets inexplicables ? Peur de voir s’évanouir bientôt entre ses mains ce bonheur inouï qu’il tenait si serré ? Et alors tentation terrible de jeter irrémédiablement à terre, tout de suite, cette merveille qu’il avait conquise ? Il sortit lentement, silencieusement, après avoir regardé sa jeune femme une fois encore. Nous le vÃmes, de la lisière du bois, fermer d’abord avec hésitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer un autre, et soudain s’enfuir à toutes jambes dans notre direction. Il arriva près de nous avant que nous eussions pu songer à nous dissimuler davantage. Il nous aperçut, comme il allait franchir une petite haie récemment plantée et qui formait la limite d’un pré. Il fit un écart. Je me rappelle son allure hagarde, son air de bête traquée... Il fit mine de revenir sur ses pas pour franchir la haie du côté du petit ruisseau. Je l’appelai – Meaulnes !... Augustin !... Mais il ne tournait pas même la tête. Alors, persuadé que cela seulement pourrait le retenir – Frantz est là , criai-je. Arrête ! Il s’arrêta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de préparer ce que je pourrais dire – Il est là ! dit-il. Que réclame-t-il ? – Il est malheureux, répondis-je. Il venait te demander de l’aide, pour retrouver ce qu’il a perdu. – Ah ! fit-il, baissant la tête. Je m’en doutais bien. J’avais beau essayer d’endormir cette pensée-là ... Mais où est-il ? Raconte vite. Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande déception. Il hésita, fit deux ou trois pas, s’arrêta. Il paraissait au comble de l’indécision et du chagrin. Je lui racontai ce que j’avais promis en son nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donné rendez-vous dans un an à la même place. Augustin, si calme en général, était maintenant dans un état de nervosité et d’impatience extraordinaires – Ah ! pourquoi avoir fait cela ! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, que je lui parle, qu’il me pardonne et que je répare tout... Autrement je ne peux plus me présenter là -bas... Et il se tourna vers la maison des Sablonnières. – Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es en train de détruire ton bonheur. – Ah ! si ce n’était que cette promesse, fit-il. Et ainsi je connus qu’autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner quoi. – En tout cas, dis-je, il n’est plus temps de courir. Ils sont maintenant en route pour l’Allemagne. Il allait répondre, lorsqu’une figure échevelée, déchirée, hagarde, se dressa entre nous. C’était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus de l’œil droit et du sang figé dans les cheveux. Il m’est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, descendu dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la bataille, un ménage qu’on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a éclaté tout d’un coup, n’importe quand, à l’instant de se mettre à table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du petit garçon... – et maintenant tout est oublié, saccagé. L’homme et la femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement, les supplient de se taire et de ne plus se battre. Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là , à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que tous ses amis, tout un village, tout un monde l’eût regardée, qu’elle fût accourue tout de même, qu’elle fût tombée de la même façon, échevelée, pleurante, salie. Mais quand elle eut compris que Meaulnes était bien là , que cette fois, du moins, il ne l’abandonnerait pas, alors elle passa son bras sous le sien, puis elle ne put s’empêcher de rire au milieu de ses larmes comme un petit enfant. Ils ne dirent rien ni l’un ni l’autre. Mais, comme elle avait tiré son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains avec précaution et application, il essuya le sang qui tachait la chevelure de la jeune fille. – Il faut rentrer, maintenant, dit-il. Et je les laissai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du soir d’hiver qui leur fouettait le visage, – lui, l’aidant de la main aux passages difficiles ; elle, souriant et se hâtant –, vers leur demeure pour un instant abandonnée. X La  maison de Frantz » Mal rassuré, en proie à une sourde inquiétude, que l’heureux dénouement du tumulte de la veille n’avait pas suffi à dissiper, il me fallut rester enfermé dans l’école pendant toute la journée du lendemain. Sitôt après l’heure d’ étude » qui suit la classe du soir, je pris le chemin des Sablonnières. La nuit tombait quand j’arrivai dans l’allée de sapins qui menait à la maison. Tous les volets étaient déjà clos. Je craignis d’être importun, en me présentant à cette heure tardive, le lendemain d’un mariage. Je restai fort tard à rôder sur la lisière du jardin et dans les terres avoisinantes, espérant toujours voir sortir quelqu’un de la maison fermée... Mais mon espoir fut déçu. Dans la métairie voisine elle-même, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hanté par les imaginations les plus sombres. Le lendemain, samedi, mêmes incertitudes. Le soir, je pris en hâte ma pèlerine, mon bâton, un morceau de pain, pour manger en route, et j’arrivai, quand la nuit tombait déjà , pour trouver tout fermé aux Sablonnières, comme la veille... Un peu de lumière au premier étage ; mais aucun bruit ; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la métairie, je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allumé dans la grande cuisine et j’entendis le bruit habituel des voix et des pas à l’heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien demander à ces gens. Et je retournai guetter encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s’ouvrir et surgir enfin la haute silhouette d’Augustin. C’est le dimanche seulement, dans l’après-midi, que je résolus de sonner à la porte des Sablonnières. Tandis que je grimpais les coteaux dénudés, j’entendais sonner au loin les vêpres du dimanche d’hiver. Je me sentais solitaire et désolé. Je ne sais quel pressentiment triste m’envahissait. Et je ne fus qu’à demi surpris lorsque à mon coup de sonnette, je vis M. de Galais tout seul paraÃtre et me parler à voix basse Yvonne de Galais était alitée, avec une fièvre violente ; Meaulnes avait dû partir dès vendredi matin pour un long voyage ; on ne savait quand il reviendrait... Et comme le vieillard, très embarrassé, très triste, ne m’offrait pas d’entrer, je pris aussitôt congé de lui. La porte refermée, je restai un instant sur le perron, le cÅ“ur serré, dans un désarroi absolu, à regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine desséchée que le vent balançait tristement dans un rayon de soleil. Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon échappât à la fin à son bonheur tenace... Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d’Yvonne de Galais, jusqu’au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier d’entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n’était point pâle comme je l’avais imaginé, mais tout enfiévrée, au contraire, avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d’agitation extrême. Bien qu’elle parût très faible encore, elle s’était habillée comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à elle-même que le bonheur n’était pas évanoui encore... Je n’ai pas gardé le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j’en vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour. – Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle vivement. Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d’en demander davantage. Souvent, je revins la voir. Souvent je causai avec elle auprès du feu, dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais elle ne parlait d’elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence d’écoliers de Sainte-Agathe. Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus dangereux. Cette tendresse attentive qu’elle tenait de M. de Galais, les aventures déplorables de son frère ne l’avaient point lassée. Le seul regret que lui inspirât le passé, c’était, je pense, de n’avoir point encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au moment de sa grande débâcle, il n’avait rien osé lui dire non plus qu’à personne et s’était jugé perdu sans recours. Et c’était là , quand j’y songe, une lourde tâche qu’avait assumée la jeune femme, – tâche périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son frère ; – tâche écrasante, quand il s’agissait de lier partie avec ce cÅ“ur aventureux qu’était mon ami le grand Meaulnes. De cette foi qu’elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de ce soin qu’elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve dans lequel il avait vécu jusqu’à vingt ans, elle me donna un jour la preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse. Ce fut par une soirée d’avril désolée comme une fin d’automne. Depuis près d’un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues promenades qu’elle aimait. Mais ce jour-là , le vieillard se trouvant fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l’accompagner malgré le temps menaçant. À plus d’une demi-lieue des Sablonnières, en longeant l’étang, l’orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où nous nous étions abrités contre l’averse interminable, le vent nous glaçait, debout l’un près de l’autre, pensifs, devant le paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée. – Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps. Qu’a-t-il pu se passer ? Mais, à mon étonnement, lorsqu’il nous fut possible enfin de quitter notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières, continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas, isolée au bord d’un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges. C’était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son isolement. À voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et que nous l’avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se penchant, une petite grille, et se hâta d’inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû venir pendant les longues et lentes soirées de la fin de l’hiver, était ravinée par l’orage. Un cerceau trempait dans une flaque d’eau. Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois, la grande pluie n’avait laissé que des traÃnées de gravier blanc. Et enfin nous découvrÃmes, blottie contre le seuil d’une des portes mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l’averse. Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées de la mère. À ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de l’eau ni de la boue, triant les poussins vivants d’entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient sur un étroit couloir où le vent s’engouffra en sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer dans une chambre sombre, ou je distinguai après un moment d’hésitation, une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d’un édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans le reste de l’appartement, elle revint, portant la couvée malade dans une corbeille garnie de duvet, qu’elle glissa précieusement sous l’édredon. Et, tandis qu’un rayon de soleil languissant, le premier, et le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure la tombée de la nuit, nous étions là , debout, glacés et tourmentés, dans la maison étrange ! D’instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort pour l’empêcher de faire mourir les autres. Et chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d’enfants inconnus, se lamentait silencieusement. – C’était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s’amuser et vivre quand cela lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle, qu’il n’avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n’importe quand, Frantz partait habiter dans sa maison comme un homme. Les enfants des fermes d’alentour venaient jouer avec lui, l’aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C’était un jeu merveilleux ! Et le soir venu, il n’avait pas peur de coucher tout seul. Quant à nous, nous l’admirions tellement que nous ne pensions pas même à être inquiets. » Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la maison est vide, M. de Galais, frappé par l’âge et le chagrin, n’a jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que pourrait-il tenter ? » Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce sont les anciens amis de Frantz ; que lui-même est encore un enfant et qu’il va revenir bientôt avec la fiancée qu’il s’était choisie. » Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de petits poulets était à nous... Tout ce grand chagrin dont elle n’avait jamais rien dit, ce grand regret d’avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu cette averse et cette débâcle enfantine pour qu’elle me les confiât. Et je l’écoutais sans rien répondre, le cÅ“ur tout gonflé de sanglots... Les portes et la grille refermées, les poussins remis dans la cabane en planches qu’il y avait derrière la maison, elle reprit tristement mon bras et je la reconduisis... Des semaines, des mois passèrent. Époque passée ! Bonheur perdu ! De celle qui avait été la fée, la princesse et l’amour mystérieux de toute notre adolescence, c’est à moi qu’il était échu de prendre le bras et de dire ce qu’il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon avait fui. De cette époque, de ces conversations, le soir, après la classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist-des-Champs, de ces promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à présent ? Je n’ai pas gardé d’autre souvenir que celui, à demi effacé déjà , d’un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières s’abaissent lentement tandis qu’ils me regardent, comme pour déjà ne plus voir qu’un monde intérieur. Et je suis demeuré son compagnon fidèle – compagnon d’une attente dont nous ne parlions pas – durant tout un printemps et tout un été comme il n’y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournâmes, l’après-midi, à la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l’air, pour que rien ne fût moisi quand le jeune ménage reviendrait. Elle s’occupait de la volaille à demi sauvage qui gÃtait dans la basse-cour. Et le jeudi ou le dimanche, nous encouragions les jeux des petits campagnards d’alentour, dont les cris et les rires, dans le site solitaire, faisaient paraÃtre plus déserte et plus vide encore la petite maison abandonnée. XI Conversation sous la pluie Le mois d’août, époque des vacances, m’éloigna des Sablonnières et de la jeune femme. Je dus aller passer à Sainte-Agathe mes deux mois de congé. Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe vide... Tout parlait du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre adolescence déjà finie. Pendant ces longues journées jaunies, je m’enfermais comme jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le Cabinet des Archives, dans les classes désertes. Je lisais, j’écrivais, je me souvenais... Mon père était à la pêche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, où les couronnes de papier vert déchirées, les enveloppes des livres de prix, les tableaux épongés, tout disait que l’année était finie, les récompenses distribuées, tout attendait l’automne, la rentrée d’octobre et le nouvel effort – je pensais de même que notre jeunesse était finie et le bonheur manqué ; moi aussi j’attendais la rentrée aux Sablonnières et le retour d’Augustin qui peut-être ne reviendrait jamais... Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j’annonçai à Millie, lorsqu’elle se décida à m’interroger sur la nouvelle mariée. Je redoutais ses questions, sa façon à la fois très innocente et très maligne de vous plonger soudain dans l’embarras, en mettant le doigt sur votre pensée la plus secrète. Je coupai court à tout en annonçant que la jeune femme de mon ami Meaulnes, serait mère au mois d’octobre. À part moi, je me rappelai le jour où Yvonne de Galais m’avait fait comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eu un silence ; de ma part, un léger embarras de jeune homme. Et j’avais dit tout de suite, inconsidérément, pour le dissiper – songeant trop tard à tout le drame que je remuais ainsi – Vous devez être bien heureuse ? Mais elle, sans arrière-pensée, sans regret, ni remords, ni rancune, elle avait répondu avec un beau sourire de bonheur – Oui, bien heureuse. Durant cette dernière semaine des vacances, qui est en général la plus belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine où l’on commence à allumer les feux, et que je passais d’ordinaire à chasser dans les sapins noirs et mouillés du Vieux-Nançay, je fis mes préparatifs pour rentrer directement à Saint-Benoist-des-Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nançay m’eussent posé trop de questions auxquelles je ne voulais pas répondre. Je renonçai pour cette fois à mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard et je regagnai ma maison d’école quatre jours avant la rentrée des classes. J’arrivai avant la nuit dans la cour déjà tapissée de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je déballai tristement dans la salle à manger sonore et  renfermée » le paquet de provisions que m’avait fait maman... Après un léger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma pèlerine et partis pour une fiévreuse promenade qui me mena tout droit aux abords des Sablonnières. Je ne voulus pas m’y introduire en intrus dès le premier soir de mon arrivée. Cependant, plus hardi qu’en février, après avoir tourné tout autour du domaine où brillait seule la fenêtre de la jeune femme, je franchis, derrière la maison, la clôture du jardin et m’assis sur un banc, contre la haie, dans l’ombre commençante, heureux simplement d’être là , tout près de ce qui me passionnait et m’inquiétait le plus au monde. La nuit venait. Une pluie fine commençait à tomber. La tête basse, je regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu à peu et luire d’eau. L’ombre m’entourait lentement et la fraÃcheur me gagnait sans troubler ma rêverie. Tendrement, tristement, je rêvais aux chemins boueux de Sainte-Agathe, par ce même soir de fin septembre ; j’imaginais la place pleine de brume, le garçon boucher qui siffle en allant à la pompe, le café illuminé, la joyeuse voiturée avec sa carapace de parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l’oncle Florentin... Et je me disais tristement Qu’importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y être, ni sa jeune femme... C’est alors que, levant la tête, je la vis à deux pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient un bruit léger que j’avais confondu avec celui des gouttes d’eau de la haie. Elle avait sur la tête et les épaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m’avait-elle aperçu par la fenêtre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma mère, autrefois, s’inquiétait et me cherchait pour me dire  Il faut rentrer », mais ayant pris goût à cette promenade sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement avec douceur  Tu vas prendre froid ! » et restait en ma compagnie à causer longuement... Yvonne de Galais me tendit une main brûlante, et, renonçant à me faire entrer aux Sablonnières, elle s’assit sur le banc moussu et vert-de-grisé, du côté le moins mouillé, tandis que debout, appuyé du genou à ce même banc, je me penchais vers elle pour l’entendre. Elle me gronda d’abord amicalement pour avoir ainsi écourté mes vacances – Il fallait bien, répondis-je, que je vinsse au plus tôt pour vous tenir compagnie. – Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule encore. Augustin n’est pas revenu... Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à dire lentement – Tant de folies dans une si noble tête. Peut-être le goût des aventures plus fort que tout... Mais la jeune femme m’interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là , que pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes. – Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il n’y a que nous – il n’y a que moi de coupable. Songez à ce que nous avons fait... » Nous lui avons dit voici le bonheur, voici ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse, voici la jeune fille qui était à la fin de tous tes rêves ! » Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n’aurait-il pas été saisi d’hésitation, puis de crainte, puis d’épouvante, et n’aurait-il pas cédé à la tentation de s’enfuir ! – Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce bonheur-là , cette jeune fille-là . – Ah ! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée orgueilleuse. C’est cette pensée-là qui est cause de tout. » Je vous disais  Peut-être que je ne puis rien faire pour lui. » Et au fond de moi, je pensais  Puisqu’il m’a tant cherchée et puisque je l’aime, il faudra bien que je fasse son bonheur. » Mais quand je l’ai vu près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux, j’ai compris que je n’étais qu’une pauvre femme comme les autres... » – Je ne suis pas digne de vous, répétait-il, quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de nos noces. » Et j’essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son angoisse. Alors j’ai dit » – S’il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous au moment où rien ne pouvait vous rendre heureux, s’il faut que vous m’abandonniez un temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, c’est moi qui vous demande de partir... Dans l’ombre je vis qu’elle avait levé les yeux sur moi. C’était comme une confession qu’elle m’avait faite, et elle attendait, anxieusement, que je l’approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire ? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se faisait toujours punir plutôt que de s’excuser ou de demander une permission qu’on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il fallu qu’Yvonne de Galais lui fÃt violence et, lui prenant la tête entre ses mains, lui dÃt  Qu’importe ce que vous avez fait ; je vous aime ; tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs ? » Sans doute avait-elle eu grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu désapprouver tant de bonté, tant d’amour !... Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au fond du cÅ“ur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies et sous les branches des arbres. – Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous séparait désormais. Et il m’a embrassée, simplement, comme un mari qui laisse sa jeune femme, avant un long voyage... Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes l’allée dans l’obscurité profonde. – Pourtant il ne vous a jamais écrit ? demandai-je. – Jamais, répondit-elle. Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu’il menait à cette heure sur les routes de France ou d’Allemagne, nous commençâmes à parler de lui comme nous ne l’avions jamais fait. Détails oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues stations pour mieux échanger nos souvenirs... Longtemps – jusqu’aux barrières du jardin – dans l’ombre, j’entendis la précieuse voix basse de la jeune femme ; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous avait abandonnés... XII Le fardeau La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, une femme du Domaine entra dans la cour de l’école où j’étais occupé à scier du bois pour l’hiver. Elle venait m’annoncer qu’une petite fille était née aux Sablonnières. L’accouchement avait été difficile. À neuf heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. À minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais était maintenant très affaissée, mais elle avait souffert et résisté avec une vaillance extraordinaire. Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu’aux Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l’une des deux blessées ne fût endormie, je montai par l’étroit escalier de bois qui menait au premier étage. Et là , M. de Galais, le visage fatigué mais heureux, me fit entrer dans la chambre où l’on avait provisoirement installé le berceau entouré de rideaux. Je n’étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon ! Il faisait un soir si beau – un véritable soir d’été – que M. de Galais n’avait pas craint d’ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi sur l’appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur, le drame de la nuit ; et moi qui l’écoutais, je sentais obscurément que quelqu’un d’étranger était maintenant avec nous dans la chambre... Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé... Alors M. de Galais me dit à demi-voix – C’est cette blessure à la tête qui la fait crier. Machinalement – on sentait qu’il faisait cela depuis le matin et que déjà il en avait pris l’habitude – il se mit à bercer le petit paquet de rideaux. – Elle a ri déjà , dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l’avez pas vue ? Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé par les fers – Ce n’est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela s’arrangerait de soi-même... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer. Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le cÅ“ur gonflé d’une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant... de Galais entrouvrit avec précaution la porte de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait pas. – Vous pouvez entrer, dit-il. Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la main en souriant d’un air las. Je lui fis compliment de sa fille. D’une voix un peu rauque, et avec une rudesse inaccoutumée – la rudesse de quelqu’un qui revient du combat – Oui, mais on me l’a abÃmée, dit-elle en souriant. Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer. Le lendemain dimanche, dans l’après-midi, je me rendis avec une hâte presque joyeuse aux Sablonnières. À la porte, un écriteau fixé avec des épingles arrêta le geste que je faisais déjà Prière de ne pas sonner. Je ne devinai pas de quoi il s’agissait. Je frappai assez fort. J’entendis dans l’intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu’un que je ne connaissais pas – et qui était le médecin de Vierzon – m’ouvrit – Eh bien, qu’y a-t-il ? fis-je vivement. – Chut ! chut ! – me répondit-il tout bas, l’air fâché – La petite fille a failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal. Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu’au premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la sauver. Quant à la mère, il n’affirmait rien... Il me donna de longues explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion pulmonaire, d’embolie. Il hésitait, il n’était pas sûr... M. de Galais entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant. Il m’emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu’il faisait – Il faut, me dit-il, tout bas, qu’elle ne soit pas effrayée ; il faut, a ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien. Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux par instants révulsés, comme quelqu’un qui étouffe, elle se défendait contre la mort avec un courage et une douceur indicibles. Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant d’amitié que je faillis éclater en sanglots. – Eh bien ! eh bien ! dit M. de Galais très fort, avec un enjouement affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n’a pas trop mauvaise mine ! Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main horriblement chaude de la jeune femme mourante... Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je ne sais quoi ; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme pour me faire signe d’aller dehors chercher quelqu’un... Mais alors une affreuse crise d’étouffement la saisit ; ses beaux yeux bleus qui, un instant, m’avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent ; ses joues et son front noircirent, et elle se débattit doucement, cherchant à contenir jusqu’à la fin son épouvante et son désespoir. On se précipita – le médecin et les femmes – avec un ballon d’oxygène, des serviettes, des flacons ; tandis que le vieillard penché sur elle criait – criait comme si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude et tremblante – N’aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n’as pas besoin d’avoir peur ! Puis la crise s’apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours, mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de sortir du gouffre où elle était déjà plongée. ... Et comme je n’étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans doute, j’aurais pu rester un instant encore ; et à cette pensée je me sens étreint par un affreux regret. Mais quoi ? J’espérais encore. Je me persuadais que tout n’était pas si proche. En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j’examinai avec l’attention d’une sentinelle ou d’un chasseur d’hommes la profondeur de ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l’hiver précédent. Hélas ! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte ; pas une branche qui remue. Mais, à la longue, là -bas, vers l’allée qui venait de Préveranges, j’entendis le son très fin d’une clochette ; bientôt parut au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse d’écolier que suivait un prêtre... Et je partis, dévorant mes larmes. Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. À sept heures, il y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J’hésitai longuement à descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais le plus au monde arriva je vis le plus grand des écoliers se détacher du groupe qui jouait sous le préau et s’approcher de moi. Il venait me dire que  la jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de la nuit ». Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble maintenant que jamais plus je n’aurai le courage de recommencer la classe. Rien que traverser la cour aride de l’école c’est une fatigue qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu’elle est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les longues courses perdues en voiture ; finie, la fête mystérieuse... Tout redevient la peine que c’était. J’ai dit aux enfants qu’il n’y aurait pas de classe ce matin. Ils s’en vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée que j’ai, et je m’en vais misérablement vers les Sablonnières... ... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois ans ! C’est dans cette maison qu’Yvonne de Galais, la femme d’Augustin Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une chapelle, tant il s’est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé. Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide soleil d’automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes ! Nous avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l’avions conquise. Elle était la femme de mon compagnon et moi je l’aimais de cette amitié profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j’étais content, comme un petit enfant. J’aurais un jour peut-être épousé une autre jeune fille, et c’est à elle la première que j’aurais confié la grande nouvelle secrète... Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l’écriteau d’hier. On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre du premier, c’est la nourrice de l’enfant qui m’accueille, qui me raconte la fin et qui entrouvre doucement la porte... La voici. Plus de fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d’attente... Rien que le silence, et, entouré d’ouate, un dur visage insensible et blanc, un front mort d’où sortent les cheveux drus et durs. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination dans des tiroirs en désordre, arrachés d’une armoire. Il en sort de temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa fille. L’enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide, qui suit parfois les embolies. C’est pourquoi le visage, comme tout le corps d’ailleurs, est entouré d’ouate imbibée de phénol. L’habillage terminé – on lui a mis son admirable robe de velours bleu sombre, semée par endroits de petites étoiles d’argent, mais il a fallu aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées – au moment de faire monter le cercueil, on s’est aperçu qu’il ne pourrait pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le hisser du dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre ensuite... Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec une véhémence terrible. – Plutôt, dit-il d’une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt que de laisser faire une chose aussi affreuse, c’est moi qui la prendrai et la descendrai dans mes bras... Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de s’écrouler avec elle ! Mais alors je m’avance, je prends le seul parti possible avec l’aide du médecin et d’une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue, l’autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon cÅ“ur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide, tandis qu’en bas on apprête tout. J’ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. À chaque marche avec ce poids sur la poitrine, je suis un peu plus essoufflé. Agrippé au corps inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j’emporte, je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m’entrent dans la bouche – des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et de mort, ce poids sur le cÅ“ur, c’est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée – tant aimée... XIII Le cahier de devoirs mensuels Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour, berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais ne tarda pas à s’aliter. Aux premiers grands froids de l’hiver il s’éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension complète de tout ce qui s’était passé et, d’ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme il n’avait plus depuis longtemps ni parents ni amis dans cette région de la France, il m’institua par testament son légataire universel jusqu’au retour de Meaulnes, à qui je devais rendre compte de tout, s’il revenait jamais... Et c’est aux Sablonnières désormais que j’habitais. Je n’allais plus à Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d’un repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle et rentrant le soir aussitôt après l’étude. Ainsi je pus garder près de moi l’enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j’augmentais mes chances de rencontrer Augustin, s’il rentrait un jour aux Sablonnières. Je ne désespérais pas, d’ailleurs, de découvrir à la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice qui me permÃt de connaÃtre l’emploi de son temps, durant le long silence des années précédentes – et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J’avais déjà vainement inspecté je ne sais combien de placards et d’armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, une quantité d’anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles, de plumes, d’aigrettes et d’oiseaux démodés. Il s’échappait de ces boÃtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches... Un jour de congé, enfin, j’avisai au grenier une vieille petite malle longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je reconnus pour être la malle d’écolier d’Augustin. Je me reprochai de n’avoir point commencé par là mes recherches. J’en fis sauter facilement la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu’au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de problèmes, que sais-je ?... Avec attendrissement plutôt que par curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que je savais encore par cÅ“ur, tant de fois nous les avions recopiées !  L’Aqueduc » de Rousseau,  Une aventure en Calabre » de Courier,  Lettre de George Sand à son fils »... Il y avait aussi un  Cahier de Devoirs Mensuels ». J’en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais au dehors. C’était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de l’élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l’ouvris. À la date des devoirs, avril 189..., je reconnus que Meaulnes l’avait commencé peu de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux qui était de règle lorsqu’on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n’y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà pourquoi Meaulnes l’avait emporté. Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé. Et c’est ainsi que je découvris de l’écriture sur d’autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire. C’était encore l’écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine lisible ; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des lignes blanches. Parfois ce n’était qu’une phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la première ligne, je jugeai qu’il pouvait y avoir là des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, l’étrange document. Il faisait un jour d’hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c’est devant cette fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m’expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très exacte... XIV Le secret  Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne de Galais l’ouvrirait-elle que je n’aurais rien à lui dire puisqu’elle est mariée... Que faire, maintenant ? Comment vivre ?... Samedi 13 février. – J’ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui m’avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu’elle marchait, je regardais de côté les légers défauts de son visage une petite ride au coin des lèvres, un peu d’affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux ailes du nez. Elle s’est retournée tout d’un coup et me regardant bien en face, peut-être parce qu’elle est plus belle de face que de profil, elle m’a dit d’une voix brève – Vous m’amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé... Cependant, à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui reflète la lueur d’un bec de gaz, elle s’est approchée de moi tout d’un coup, pour me demander de l’emmener ce soir au théâtre avec sa sÅ“ur. Je remarque pour la première fois qu’elle est habillée de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme je suis tout près d’elle, quand je fais un geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des difficultés pour accorder ce qu’elle demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite. Et c’est moi, maintenant, qui la retiens et la prie. Alors un ouvrier qui passe dans l’obscurité plaisante à mi-voix – N’y va pas, ma petite, il te ferait mal ! Et nous sommes restés, tous les deux, interdits. Au théâtre. – Les deux jeunes filles, mon amie qui s’appelle Valentine Blondeau et sa sÅ“ur, sont arrivées avec de pauvres écharpes. Valentine est placée devant moi. À chaque instant elle se retourne, inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens, près d’elle, presque heureux ; je lui réponds chaque fois par un sourire. Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait d’abord, puis elle a dit  Il ne faut pas que je rie. Moi aussi je suis trop décolletée. » Et elle s’est enveloppée dans son écharpe. En effet, sous le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de sa simple chemise montante. Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril ; il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m’attire. Près d’elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J’ai voulu l’interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais, à son tour, elle m’a posé des questions si gênantes que je n’ai su rien répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. À quoi bon ? Et pourquoi ?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure manquée ?... À minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette nouvelle et bizarre histoire ? Je marche le long des maisons pareilles à des boÃtes en carton alignées dans lesquelles tout un peuple dort. Et je me souviens tout à coup d’une décision que j’avais prise l’autre mois j’avais résolu d’aller là -bas en pleine nuit, vers une heure du matin, de contourner l’hôtel, d’ouvrir la porte du jardin, d’entrer comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permÃt de retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais je suis fatigué. J’ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de costume, avant le théâtre, et je n’ai pas dÃné... Agité, inquiet, pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi ? Je note encore ceci elles n’ont pas voulu ni que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que j’ai pu. Je sais qu’elles habitent une petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro ?... J’ai deviné qu’elles étaient couturières ou modistes. En se cachant de sa sÅ“ur, Valentine m’a donné rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés. – Si je n’étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours. Jeudi 18 février. – Je suis parti pour l’attendre dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se disait à chaque instant il va finir par pleuvoir... Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le cÅ“ur. Il tombe une goutte d’eau. Je crains qu’il ne pleuve une averse peut l’empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne tombe pas cette fois encore. Là -haut, dans la grise après-midi du ciel – tantôt grise et tantôt éclatante – un grand nuage a dû céder au vent. Et je suis ici terré dans une attente misérable... Devant le théâtre. – Au bout d’un quart d’heure je suis certain qu’elle ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. J’accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m’ont fait espérer... Une heure d’attente. – Je suis las. À la tombée de la nuit, un gardien de la paix traÃne au poste voisin un voyou qui lui jette d’une voix étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu’il sait. L’agent est furieux, pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l’aise... Il me vient cette pensée affreuse que j’ai renoncé au paradis et que je suis en train de piétiner aux portes de l’enfer. De guerre lasse, je quitte l’endroit et je gagne cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses emplettes... Il n’y a rien, ici, pour moi, et je m’en vais... Je repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l’heure – une foule noire... Suppositions – Désespoir – Fatigue. Je me raccroche à cette pensée demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai l’attendre. Et j’ai grand-hâte que demain soit arrivé. Avec ennui j’imagine la soirée d’aujourd’hui, puis la matinée du lendemain, que je vais passer dans le désÅ“uvrement... Mais déjà cette journée n’est-elle pas presque finie ? Rentré chez moi, près du feu, j’entends crier les journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi. Elle... je veux dire Valentine. Cette soirée que j’avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que l’heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, d’autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d’autres pour qui demain pointera comme un remords. D’autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu’il faudrait. Et moi, moi qui ai perdu ma journée, de quel droit est-ce que j’ose appeler demain ? Vendredi soir. – J’avais pensé écrire à la suite  Je ne l’ai pas revue. » Et tout aurait été fini. Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre la voici. Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui donne l’air d’un pierrot coupable. Un air à la fois douloureux et malicieux. C’est pour me dire qu’elle veut me quitter tout de suite, qu’elle ne viendra plus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux, marchant lentement l’un près de l’autre, sur le gravier des Tuileries. Elle me raconte son histoire mais d’une façon si enveloppée que je comprends mal. Elle dit  mon amant » en parlant de ce fiancé qu’elle n’a pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que je ne m’attache point à elle. Il y a des phrases d’elle que je transcris de mauvaise grâce  N’ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n’ai jamais fait que des folies.  J’ai couru des chemins, toute seule.  J’ai désespéré mon fiancé. Je l’ai abandonné parce qu’il m’admirait trop ; il ne me voyait qu’en imagination et non telle que j’étais. Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux. » À chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise qu’elle n’est. Je pense qu’elle veut se prouver à elle-même qu’elle a eu raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu’elle n’a rien à regretter et n’était pas digne du bonheur qui s’offrait à elle. Une autre fois – Ce qui me plaÃt en vous, m’a-t-elle dit en me regardant longuement, ce qui me plaÃt en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs... Une autre fois – Je l’aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez. Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement – Enfin, qu’est-ce que vous voulez ? Est-ce que vous m’aimez, vous aussi ? Vous aussi, vous allez me demander ma main ?... J’ai balbutié. Je ne sais pas ce que j’ai répondu. Peut-être ai-je dit  oui ». Cette espèce de journal s’interrompait là . Commençaient alors des brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaires fiançailles !... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné son métier. Lui s’était occupé des préparatifs du mariage. Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois disparaÃtre ; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à se justifier devant Valentine. XV Le secret suite Puis le journal reprenait. Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu’ils avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, que j’ai dû reprendre moi-même et reconstituer toute cette partie de son histoire. 14 juin. – Lorsqu’il s’éveilla de grand matin dans la chambre de l’auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le café du matin ils s’indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n’y prit point garde d’abord. Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans l’impression unique d’un réveil à la campagne, au début de délicieuses grandes vacances. Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir de réponse, et l’entrouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine et comprit d’où lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait, absolument immobile et silencieuse, sans qu’on l’entendÃt respirer, comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d’enfant aux yeux fermés, ce visage si quiet qu’on eût souhaité ne l’éveiller et ne le troubler jamais. Elle ne fit pas d’autre mouvement pour montrer qu’elle ne dormait plus que d’ouvrir les yeux et de regarder. Dès qu’elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeune fille. – Nous sommes en retard, dit-elle. Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure. Elle mit de l’ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes avait portés la veille et quand elle en vint au pantalon se désola. Le bas des jambes était couvert d’une boue épaisse. Elle hésita, puis, soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle commença par râper la première épaisseur de terre avec un couteau. – C’est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe quand ils s’étaient flanqués dans la boue. – Moi, c’est ma mère qui m’a enseigné cela, dit Valentine. ... Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu’était le grand Meaulnes. 15 juin. – À ce dÃner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui les avaient présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui, elle se montra timide comme une nouvelle mariée. On avait allumé les bougies de deux candélabres, chaque bout de la table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce de campagne. Les visages, dès qu’ils se penchaient, sous cette faible clarté, baignaient dans l’ombre. Il y avait à la droite de Patrice le fils du fermier Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu’au bout, bien qu’on s’adressât presque toujours à lui. Depuis qu’il avait résolu, dans ce village perdu, afin d’éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa femme, un même regret, un même remords le désolaient. Et tandis que Patrice, à la façon d’un gentilhomme campagnard, dirigeait le dÃner  C’est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, présider le repas de mes noces. » Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu’on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne. À chaque tentative nouvelle, elle regardait son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis longtemps, Patrice insistait vainement pour qu’elle vidât son verre, lorsque enfin Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement – Il faut boire, ma petite Valentine. Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune homme d’avoir une femme aussi obéissante. Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués, d’abord ; leurs pieds trempés par la boue de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire – Ma femme, Valentine, ma femme... Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle obscure, il avait l’impression de commettre une faute. 17 juin. – L’après-midi de ce dernier jour commença mal. Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte de bruyère, les deux couples se trouvèrent séparés. Meaulnes et Valentine s’assirent entre les genévriers, dans un petit taillis. Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il, le goût d’un tel ennui que l’amour même ne le pouvait distraire. Longtemps ils restèrent là , dans leur cachette, abrités sous les branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, tout irait bien. Et ils commencèrent à parler d’amour, Valentine parlait, parlait... – Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant qu’il était tout de suite nous aurions eu une maison, comme une chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il. Nous y serions arrivés comme au retour d’un grand voyage, le soir de notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus nous auraient fait fête, criant  Vive la mariée ! »... Quelles folies, n’est-ce pas ? Meaulnes, interdit, soucieux, l’écoutait. Il retrouvait, dans tout cela, comme l’écho d’une voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton de la jeune fille, lorsqu’elle contait cette histoire, un vague regret. Mais elle eut peur de l’avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec élan, avec douceur. – À vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j’ai quelque chose qui ait été pour moi plus précieux que tout... et vous le brûlerez ! Alors, en le regardant fixement, d’un air anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de lettres qu’elle lui tendit, les lettres de son fiancé. Ah ! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n’y avait-il jamais pensé plus tôt ! C’était l’écriture de Frantz le bohémien, qu’il avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du Domaine... Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les pâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinq heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu’elle lui avait demandé de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, pathétiques... Celle-ci, dans la dernière lettre  ... Ah ! vous avez perdu le petit cÅ“ur, impardonnable petite Valentine. Que va-t-il nous arriver ? Enfin je ne suis pas superstitieux... » Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous les yeux. Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui le fâchait ainsi. – C’est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu’il m’avait donné en me faisant jurer de le garder toujours. C’étaient là de ses idées folles. Mais elle ne fit qu’exaspérer Meaulnes. – Folles ! dit-il en mettant les lettres dans sa poche. Pourquoi répéter ce mot ? Pourquoi n’avoir jamais voulu croire en lui ? Je l’ai connu, c’était le garçon le plus merveilleux du monde ! – Vous l’avez connu, dit-elle au comble de l’émoi, vous avez connu Frantz de Galais ? – C’était mon ami le meilleur, c’était mon frère d’aventures, et voilà que je lui ai pris sa fiancée ! » Ah ! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui n’avez voulu croire à rien. Vous êtes cause de tout. C’est vous qui avez tout perdu ! tout perdu ! Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa brutalement. – Allez-vous-en. Laissez-moi. – Eh bien, s’il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai à Bourges, chez nous, avec ma sÅ“ur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez, n’est-ce pas ? que mon père est trop pauvre pour me garder ; eh bien ! je repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l’ai déjà fait une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n’ai plus de métier... Et elle s’en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait à marcher au hasard. Le journal s’interrompait de nouveau. Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d’un homme indécis, égaré. Rentré à La Ferté-d’Angillon, Meaulnes écrivait à Valentine en apparence pour lui affirmer sa résolution de ne jamais la revoir et lui en donner des raisons précises, mais en réalité, peut-être, pour qu’elle lui répondÃt. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son désarroi, il n’avait pas même songé d’abord à lui demander savait-elle où se trouvait le Domaine tant cherché ? Dans une autre, il la suppliait de se réconcilier avec Frantz de Galais. Lui-même se chargeait de le retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons, n’avaient pas dû être envoyées. Mais il avait dû écrire deux ou trois fois, sans jamais obtenir de réponse. Ç’avait été pour lui une période de combats affreux et misérables, dans un isolement absolu. L’espoir de revoir jamais Yvonne de Galais s’étant complètement évanoui, il avait dû peu à peu sentir sa grande résolution faiblir. Et d’après les pages qui vont suivre – les dernières de son journal – j’imagine qu’il dut, un beau matin du début des vacances, louer une bicyclette pour aller à Bourges, visiter la cathédrale. Il était parti à la première heure, par la belle route droite entre les bois, inventant en chemin mille prétextes à se présenter dignement, sans demander une réconciliation, devant celle qu’il avait chassée. Les quatre dernières pages, que j’ai pu reconstituer, racontaient ce voyage et cette dernière faute... XVI Le secret fin 25 août. – De l’autre côté de Bourges, à l’extrémité des nouveaux faubourgs, il découvrit, après avoir longtemps cherché, la maison de Valentine Blondeau. Une femme – la mère de Valentine – sur le pas de la porte, semblait l’attendre. C’était une bonne figure de ménagère, lourde, fripée, mais belle encore. Elle le regardait venir avec curiosité, et lorsqu’il lui demanda  si Mlles Blondeau étaient ici », elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu’elles étaient rentrées à Paris depuis le 15 août.  Elles m’ont défendu de dire où elles allaient, ajouta-t-elle, mais en écrivant à leur ancienne adresse on fera suivre leurs lettres. » En revenant sur ses pas, sa bicyclette à la main, à travers le jardinet, il pensait – Elle est partie... Tout est fini comme je l’ai voulu... C’est moi qui l’ai forcée à cela.  Je deviendrai certainement une fille perdue », disait-elle. Et c’est moi qui l’ai jetée là ! C’est moi qui ai perdu la fiancée de Frantz ! Et tout bas il se répétait avec folie  Tant mieux ! Tant mieux ! » avec la certitude que c’était bien  tant pis » au contraire et que, sous les yeux de cette femme, avant d’arriver à la grille il allait buter des deux pieds et tomber sur les genoux. Il ne pensa pas à déjeuner et s’arrêta dans un café où il écrivit longuement à Valentine, rien que pour crier, pour se délivrer du cri désespéré qui l’étouffait. Sa lettre répétait indéfiniment  Vous avez pu ! Vous avez pu !... Vous avez pu vous résigner à cela ! Vous avez pu vous perdre ainsi ! » Près de lui des officiers buvaient. L’un d’eux racontait bruyamment une histoire de femme qu’on entendait par bribes  ... Je lui ai dit... vous devez bien me connaÃtre... Je fais la partie avec votre mari tous les soirs ! » Les autres riaient et, détournant la tête, crachaient derrière les banquettes. Hâve et poussiéreux, Meaulnes les regardait comme un mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux. Longtemps, à bicyclette, il erra autour de la cathédrale, se disant obscurément  En somme, c’est pour la cathédrale que j’étais venu. » Au bout de toutes les rues, sur la place déserte, on la voyait monter énorme et indifférente. Ces rues étaient étroites et souillées comme les ruelles qui entourent les églises de village. Il y avait çà et là l’enseigne d’une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, réfugié, comme aux anciens âges, sous les arcs-boutants de la cathédrale. Il lui venait une crainte de paysan, une répulsion pour cette église de la ville, où tous les vices sont sculptés dans des cachettes, qui est bâtie entre les mauvais lieux et qui n’a pas de remède pour les plus pures douleurs d’amour. Deux filles vinrent à passer, se tenant par la taille et le regardant effrontément. Par dégoût ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour l’abÃmer, Meaulnes les suivit lentement à bicyclette et l’une d’elles, une misérable fille dont les rares cheveux blonds étaient tirés en arrière par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au Jardin de l’Archevêché, le jardin où Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous à la pauvre Valentine. Il ne dit pas non, sachant qu’à cette heure il aurait depuis longtemps quitté la ville. Et de sa fenêtre basse, dans la rue en pente, elle resta longtemps à lui faire des signes vagues. Il avait hâte de reprendre son chemin. Avant de partir, il ne put résister au morne désir de passer une dernière fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put faire provision de tristesse. C’était une des dernières maisons du faubourg et la rue devenait une route à partir de cet endroit... En face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n’y avait personne aux fenêtres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long d’un mur, traÃnant deux gamins en guenilles, une sale fille poudrée passa. C’est là que l’enfance de Valentine s’était écoulée, là qu’elle avait commencé à regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait travaillé, cousu, derrière ces fenêtres. Et Frantz était passé pour la voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n’y avait plus rien, rien... La triste soirée durait et Meaulnes savait seulement que quelque part, perdue, durant ce même après-midi, Valentine regardait passer dans son souvenir cette place morne où jamais elle ne viendrait plus. Le long voyage qu’il lui restait à faire pour rentrer devait être son dernier recours contre sa peine, sa dernière distraction forcée avant de s’y enfoncer tout entier. Il partit. Aux environs de la route, dans la vallée, de délicieuses maisons fermières, entre les arbres, au bord de l’eau, montraient leurs pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, là -bas, sur les pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l’amour. On imaginait, là -bas, des âmes, de belles âmes... Mais, pour Meaulnes, à ce moment, il n’existait plus qu’un seul amour, cet amour mal satisfait qu’on venait de souffleter si cruellement, et la jeune fille entre toutes qu’il eût dû protéger, sauvegarder, était justement celle-là qu’il venait d’envoyer à sa perte. Quelques lignes hâtives du journal m’apprenaient encore qu’il avait formé le projet de retrouver Valentine coûte que coûte avant qu’il fût trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c’était là ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des préparatifs, lorsque j’étais venu à La Ferté-d’Angillon pour tout déranger. Dans la mairie abandonnée, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un beau matin de la fin du mois d’août – lorsque j’avais poussé la porte et lui avais apporté la grande nouvelle qu’il n’attendait plus. Il avait été repris, immobilisé, par son ancienne aventure, sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient commencé le remords, le regret et la peine, tantôt étouffés, tantôt triomphants, jusqu’au jour des noces où le cri du bohémien dans les sapins lui avait théâtralement rappelé son premier serment de jeune homme. Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné quelques mots en hâte, à l’aube, avant de quitter, avec sa permission, – mais pour toujours – Yvonne de Galais, son épouse depuis la veille  Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui sont venus hier dans la sapinière et qui sont partis vers l’Est à bicyclette. Je ne reviendrai près d’Yvonne que si je puis ramener avec moi et installer dans la  maison de Frantz » Frantz et Valentine mariés. » Ce manuscrit, que j’avais commencé comme un journal secret et qui est devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon ami François Seurel. » Il avait dû glisser le cahier en hâte sous les autres, refermer à clef son ancienne petite malle d’étudiant, et disparaÃtre. Épilogue Le temps passa. Je perdais l’espoir de revoir jamais mon compagnon, et de mornes jours s’écoulaient dans l’école paysanne, de tristes jours dans la maison déserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui avais fixé, et d’ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis longtemps où habitait Valentine. La seule joie des Sablonnières, ce fut bientôt la petite fille qu’on avait pu sauver. À la fin de septembre, elle s’annonçait même comme une solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnée aux barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s’essayant à marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui réveillait longuement les échos sourds de la demeure abandonnée. Lorsque je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un baiser. Elle avait une façon sauvage et charmante en même temps de frétiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en riant aux éclats. De toute sa gaieté, de toute sa violence enfantine, on eût dit qu’elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis sa naissance. Je me disais parfois  Sans doute, malgré cette sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant. » Mais une fois encore la Providence en décida autrement. Un dimanche matin de la fin de septembre, je m’étais levé de fort bonne heure, avant même la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je devais aller pêcher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent ainsi les villageois d’alentour s’entendaient avec moi pour de grandes parties de braconnage pêches à la main, la nuit, pêches aux éperviers prohibés... Tout le temps de l’été, nous partions les jours de congé, dès l’aube, et nous ne rentrions qu’à midi. C’était le gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant à moi, c’était mon seul passe-temps, les seules aventures qui me rappelassent les équipées de jadis. Et j’avais fini par prendre goût à ces randonnées, à ces longues pêches le long de la rivière ou dans les roseaux de l’étang. Ce matin-là , j’étais donc debout, à cinq heures et demie, devant la maison, sous un petit hangar adossé au mur qui séparait le jardin anglais des Sablonnières du jardin potager de la ferme. J’étais occupé à démêler mes filets que j’avais jetés en tas, le jeudi d’avant. Il ne faisait pas jour tout à fait ; c’était le crépuscule d’un beau matin de septembre ; et le hangar où je démêlais à la hâte mes engins se trouvait à demi plongé dans la nuit. J’étais là silencieux et affairé lorsque soudain j’entendis la grille s’ouvrir, un pas crier sur le gravier. – Oh ! oh ! me dis-je, voici mes gens plus tôt que je n’aurais cru. Et moi qui ne suis pas prêt !... Mais l’homme qui entrait dans la cour m’était inconnu. C’était, autant que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habillé comme un chasseur ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où les autres savaient que j’étais toujours, à l’heure de nos rendez-vous, il gagna directement la porte d’entrée. – Bon ! pensai-je ; c’est quelqu’un de leurs amis qu’ils auront convié sans me le dire et ils l’auront envoyé en éclaireur. L’homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je l’avais refermée, aussitôt sorti. Il fit de même à l’entrée de la cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, éclairée par le demi-jour, sa figure inquiète. Et c’est alors seulement que je reconnus le grand Meaulnes. Un long moment je restai là , effrayé, désespéré, repris soudain par toute la douleur qu’avait réveillée son retour. Il avait disparu derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hésitant. Alors je m’avançai vers lui et, sans rien dire, je l’embrassai en sanglotant. Tout de suite, il comprit. – Ah ! dit-il d’une voix brève, elle est morte, n’est-ce pas ? Et il resta là , debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le bras et doucement je l’entraÃnai vers la maison. Il faisait jour maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, je lui fis monter l’escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré, il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête enfouie dans ses deux bras. Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était. Et, toujours le guidant par le bras, j’ouvris la porte qui faisait communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s’était éveillée tout seule – pendant que sa nourrice était en bas – et, délibérément, s’était assise dans son berceau. On voyait tout juste sa tête étonnée, tournée vers nous. – Voici ta fille, dis-je. Il eut un sursaut et me regarda. Puis il la saisit et l’enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir d’abord, parce qu’il pleurait. Alors, pour détourner un peu ce grand attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête baissée et me dit – Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur maison. Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m’en allai, tout pensif et presque heureux vers la maison de Frantz qu’Yvonne de Galais m’avait jadis montrée déserte, j’aperçus de loin une manière de jeune ménagère en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et d’enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanchés qui s’en allaient à la messe... Cependant la petite fille commençait à s’ennuyer d’être serrée ainsi, et comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses larmes, continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée. Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses bras et la regarda avec une espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains... Je m’étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais que la petite fille avait enfin trouvé là le compagnon qu’elle attendait obscurément... La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. Cet ouvrage est le 22e publié dans la collection Classiques du 20e siècle par la Bibliothèque électronique du Québec. La Bibliothèque électronique du Québec est la propriété exclusive de Jean-Yves Dupuis.
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